Je crois que c’est à force de voir les livres qui m’intéressent affichés au Grand Palais à 25.000 euros que j’ai décidé de réorienter mes collections vers les boites de Camembert vides. Qui dit Camembert, dit voyage en Normandie, loin des paillettes et du stress du Salon parisien. Je reviens de mon périple en terre normande avec quelques modestes ouvrages qui n’attirent pas les flashs des journalistes : des impressions gothiques dont le fil rouge serait d’avoir toutes été imprimées à Rouen au tournant du XVème siècle, l’occasion d’évoquer l’imprimerie dans cette ville.
Fig 2 Les livres normands sont discrets et fuient les salons. Ils aiment se réfugier tout en haut de la bibliothèque. Ici le Saint Bonaventure de 1502.
La ville de Rouen fut une des premières de France à entendre parler de l’invention nouvelle et à vouloir y installer une presse. On pense que la noble famille des Lallemant, d’origine germanique comme son nom l’indique, en chargea Martin Morin vers 1484, mais le dernier recensement d’Aquilon (1) donne plutôt cette paternité à Guillaume le Talleur en 1585. La ville, ancienne capitale des ducs de Normandie, est alors riche et prospère par son port et son commerce du drap, c’est en même temps un foyer de développement intellectuel, centre du pouvoir judiciaire, siège du Parlement (avant son transfert à Caen en 1494). Des ateliers d’imprimeurs s’installent près du portail nord de la cathédrale, qui prend le nom de Portail des Libraires.
Pourtant le marché du livre peine à progresser, on ne relève que 151 éditions imprimées à Rouen entre 1485 et 1500, en 15 ans. Bien peu comparé à Paris qui en aurait fait paraitre 2850 entre 1470 et 1500 ou Lyon 1150 entre 1473 et 1500, mais c’est tout de même la troisième ville de France en matière d’édition, loin devant Caen et Toulouse.
Aquilon avance comme cause possible de cette relative timidité des librairies-imprimeurs rouennais la structure de leur corporation, A la différence de Lyon où l’absence de métiers jurés permet à des grands libraires-négociants, véritables « investisseurs », de lever des fonds et de se lancer dans le commerce du livre sur une grande échelle, les imprimeurs n’étant que leur sous-traitants, les libraires rouennais évoluent dans une organisation plus sclérosées, aux débouchés plus modestes : la clientèle locale des clercs et des savants. Ceci explique peut-être les nombreuses associations ou regroupement d’imprimeurs qu’on voit, plus souvent qu’ailleurs, me semble-t-il, dans les colophons.
Fig 3 Une impression rouennaise de 1503 : le Postilla de Guillaume d’Auvergne par Laurent Hostingue et Jamet Louis pour Jacques le Forestier. On le vend à coté de l’église de Saint Herblain (ou Erblon).
La production rouennaise des premiers temps se cantonne dans le domaine laissé vacant par d’autres. Délaissant les livres scolaires, les in-folio à gravures, les livres humanistiques ou scientifiques, elle se concentre sur les livres de première nécessité, au succès confirmé : droit coutumier normand ou anglo-normand, manuel des curés, liturgie des évêchés régionaux. Les formats choisis sont modestes, la mise en page à l’économie et les papiers à l’avenant. Des livres chiches destinés à des normands, en somme !
Fig 4 Les reliures des livres normands sont modestes, simplement estampées d’une formule politiquement correcte (Notre Père qui êtes aux cieux, …)
Une formule de circonstance a été estampée sur ce Manipulus Curator (Manuel des Curés) vers 1509. Cette impression rouennaise du grand classique de Guy de Montrocher, que tout curé se devait d’avoir dans sa soutane, est pourtant devenue rare. Aquilon ne cite que le présent exemplaire, communiqué à Delisle par Édouard Pelay (Delisle, 303), et celui de la Bodleian, incomplet du titre. Il porte l’ex-libris du célèbre bibliophile normand.
Fig 5 Colophon du Manupulus Curator qui mentionne que le libraire Raulin Gautier était dans la Grand’rue Saint Martin, près du Fardelum ( ?)
Le texte, aux lignes serrées, est agrémenté de quelques lettrines ornées. Le titre est presque entièrement occupé par la belle marque typographique de Raulin Gaultier. (cf fig 1) L'imprimeur de l'ouvrage, Laurent Hostingue, fit ses premières armes à Rouen avant d’aller exercer à Caen jusqu’en 1526 ; il est considéré par Delisle comme le "véritable fondateur de l'imprimerie caennaise".
Une autre illustration de cette production locale est le Saint Bonaventure, intitulé Breviloquium Theologie. C’est un bon exemple de ce « style normand » : l’ouvrage regroupe tous les écrits de Giovanni da Fidanza (Bagnorea, 1221 - Lyon 1274), plus connu sous le nom de Bonaventure lorsqu'il entra chez les Franciscains. Saint Bonaventure ou le Docteur séraphique fut, avec son contemporain Thomas d'Aquin, l'un des piliers de la théologie chrétienne au Moyen-âge.
Aquilon a répertorié seulement quatre exemplaires de cette édition imprimée à Rouen par Jean Mauditier, Pierre Olivier et Guillaume Golumier (Gaullemier), auxquels il faut ajouter celui de la Bibliothèque de Rouen, incomplet du titre et des derniers feuillets. Les 3 imprimeurs ont travaillées pour Jean Alexandre de Caen, comme l’indique le colophon. On retrouve à la fin de chaque partie la belle marque de Jean Alexandre, avec la devise qui est celle de la ville : "une loy, ung dieu, ung roy, une foy". Une association de trois imprimeurs qui devait être plus financière que matérielle car un seul type est utilisé (le G26 ?) pour tout l’ouvrage.
Pourtant, curieusement, la page de titre n’est pas à l’adresse de Jean Alexandre, mais à celle du Lion d’argent, rue St Jacques à Paris, (C'est-à-dire Jehan Petit, la Fnac de l’époque !), signe qu’un best seller comme celui-ci ne trouvait pas à s’écouler suffisamment, ni sur le marché de Caen, ni sur celui de Rouen. La page de titre, sans doute bricolée à la hâte, n’a guère d’allure et jure un peu par rapport au reste de l’ouvrage dont la mise en page est nettement plus soignée.
Fig 9 Page de titre du Saint Bonaventure, à l’adresse de Jean Petit. Vous noterez que le titre annonce l’intervention de Jean Gerson.
L’imprimeur Jean Mauditier était réputé à Rouen, c’est lui qui s’était associé avec Laurent Hostingue au début de sa carrière. (l’imprimeur du Postilla et du Manipulus, présentés plus haut).
Ne trouvez-vous pas que les caractères gothiques de ces imprimeurs ont un style bien particulier ? Je dirais même, un air de famille qui permet d’identifier assez facilement une édition rouennaise d’un quelconque gothicus vulgus. Le Bibliophile Rhemus va me rétorquer : C’est normal, c’est normand !!
Bonne Journée
Textor
1) Aquilon, Bibliographie normande, I, p. 136 (avec titre à l'adresse de Jean Alexandre, à Angers).