vendredi 1 juin 2012

Lisons la presse : Le Nouvel Economiste parle des livres anciens (article en ligne daté du 31 mai 2012) : Les livres rares et anciens et les maisons de vente. Une page se tourne, les prix s’envolent.


Art de vivre & patrimoine

Les livres rares et anciens et les maisons de vente



Une page se tourne, les prix s’envolent

Passion autant que placement, les livres rares et anciens ont connu une lente mais sûre augmentation de leur valeur au cours des siècles. Le mouvement s’est accéléré ces dernières décennies, notamment sur le marché des manuscrits, laissant même craindre par certains professionnels la formation d’une bulle. Les maisons de vente aux enchères y prêtent un intérêt croissant, multipliant les marques d’attention à l’égard des vendeurs. De leur côté, les libraires spécialisés, dont les sources d’approvisionnement s’assèchent, confirment leur expertise de conseillers auprès des acheteurs. Une question néanmoins à terme: avec les progrès du livre numérique, l’objet papier aura-t-il toujours autant d’adeptes lorsque les “digital natives” atteindront l’âge d’être bibliophiles ? Ou n’intéressera-t-il plus que les musées ?
Acquérir le livre le plus cher du monde vous en coûterait la bagatelle de 8,6 millions d’euros. Birds of America, vendu par Sotheby’s Londres en décembre 2010, est l’œuvre de l’ornithologue et naturaliste John James Audubon, né français sous le nom de Jean-Jacques Audubon en 1785. Ses proportions peu communes (99 cm sur 65 cm) permettent pour la première fois de représenter des oiseaux en grandeur nature et dans leur élément naturel, et il ne compte plus qu’une centaine d’exemplaires sur les 175 produits au début du XIXe siècle.
Cet exemple, aussi exceptionnel soit-il, est le symbole de l’engouement des passionnés, des collectionneurs et des investisseurs pour les livres rares et anciens. A l’ère de l’écran et de l’immatériel, il semble anachronique que des bibliophiles enthousiastes continuent à user leurs semelles à parcourir les allées de bibliothèques spécialisées à la recherche de premières éditions, et les salles de vente aux enchères, en quête de manuscrits et d’incunables, pour acquérir une précieuse part de l’histoire de la littérature. A rebours du marché du livre neuf, qui donne bien des soucis aux éditeurs et à leurs auteurs, celui du livre ancien ne cesse de battre les records. Nostalgie passagère ou mouvement durable ? Patrick Sourget, libraire spécialisé dans les livres rares et anciens, est catégorique : “Le développement de la bibliophilie n’est pas une mode passagère, car les modes ne durent pas des siècles. C’est un fait profondément ancré dans notre civilisation et par là même appelé à durer encore très longtemps”.
Les prix s’envolent
Le libraire s’est d’ailleurs livré, en 2008, à une étude originale. Celle de “l’évolution du prix des livres anciens, comparée à différents placements”. Le bibliothécaire a ainsi mesuré, avec l’aide de la banque Lazard, qu’une édition originale du Discours de la méthode de Descartes relié en vélin de 1637, qui s’échangeait moins d’un napoléon en 1851, en valait 5 000 en 2004. Et le prix d’une édition originale reliée en maroquin du XIXe siècle du Bourgeois gentilhomme de Molière, “était multiplié par plus de 18 entre 1976 et juin 2001, tandis que l’indice Dow Jones était multiplié par moins de 10”.
La démonstration vaut aussi pour Les Contes de Charles Perrault ou Les Fables de La Fontaine, mesurés à l’aune d’un hectare de terre labourable ou de l’évolution des prix de l’immobilier. Les livres français littéraires ne sont pas les seules cibles des collectionneurs : “sciences, voyages, incunables illustrés, livres d’heures, érotiques, éditions étrangères, en particulier anglaises, américaines, russes et demain asiatiques, ont davantage progressé encore” assure Patrick Sourget. Ce potentiel n’a pas échappé aux investisseurs amateurs de beaux livres, si bien qu’en 2008, le marché de l’art représentait, en Europe, 19,2 milliards d’euros. Et “le marché du livre rare, du manuscrit et de l’autographe représente un peu moins d’un milliard d’euros annuels” ajoute le libraire spécialisé.
Le livre ancien est-il une passion ou un placement ? “Les deux, tranche Patrick Sourget. C’est une passion qui se révèle être l’un des meilleurs investissements que l’on connaisse. Les grands collectionneurs sont aussi cultivés que fortunés. Plusieurs facteurs poussent la valeur vers le haut : l’offre se réduit mécaniquement, puisque sous l’effet des accidents de la vie, de beaux livres disparaissent régulièrement. Dans le même temps, la demande s’accroît, car elle s’internationalise et parce que de plus en plus de fondations, de musées, de grandes bibliothèques sont sur les rangs pour les acquérir.” Mais Anne Lamort, vice-présidente du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (Slam), nuance le propos : “Il n’y a pas un seul marché du livre, mais une multitude. Tous ne connaissent pas la même évolution au même moment. Comme l’or, il s’agit d’un placement sûr, qui connaît une montée faible, mais dont on ne peut pas déterminer s’il est ou non réellement rentable”.
Un marché d’autant plus sûr que les risques habituels du marché de l’art y sont moins prononcés. “Il est très difficile de copier un livre, car cela demanderait un travail considérable” note Olivier Dervers, expert auprès de la maison de vente Artcurial et libraire. Qui reconnaît néanmoins que “les tentatives sont plus fréquentes dans les manuscrits, où il suffit parfois d’imiter l’écriture de l’auteur. En outre, les vols sont plutôt rares, car le marché est si étroit que les ouvrages dérobés sont vite connus, et qu’il est difficile de les revendre”. Mais gare aux bulles qui peuvent toujours éclater, en particulier sur l’étroite niche des manuscrits. Les prix y connaissent en effet une envolée dont le secteur est peu coutumier, du fait de l’intérêt de fonds d’investissement spécialisés ou de sociétés de conseil en placement, comme Aristophil, qui propose à des particuliers d’acquérir, en indivision, une part de lettre de Victor Hugo par exemple, et stocker leurs acquisitions. Une démarche qui laisse sceptique les professionnels. Un libraire met en garde : “Il est dangereux de promettre une rentabilité de 5 % chaque année sur un marché dont il est impossible d’anticiper l’évolution”.
Mieux vaut donc être fin connaisseur pour différencier les bonnes des mauvaises affaires. D’autant plus qu’il n’existe pas d’argus des livres anciens. “La valeur dépend d’une batterie de critères, et chaque livre doit faire l’objet d’une étude au cas par cas” explique Anne Lamort, libraire spécialisée en littérature et histoire. Le premier critère est l’intérêt historique du livre. Marque-t-il par exemple l’éclosion d’un nouveau mouvement littéraire ? De plus, une troisième édition aura moins de valeur qu’une première. La beauté et l’esthétique de l’objet ont aussi une influence. De même que la dimension sentimentale : à qui cet exemplaire a-t-il appartenu ? Un proche de l’auteur, une personnalité célèbre… Curieusement, la rareté de l’ouvrage constitue un critère secondaire : “L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a été tirée en de très nombreux exemplaires et se trouve aisément. Mais elle constitue une valeur sûre, car elle marque un tournant dans l’histoire de la pensée”, illustre Anne Lamort. La libraire peint le profil des acheteurs, “presque exclusivement des hommes, en majorité issus de catégories socioprofessionnelles supérieures : hommes d’affaires, grands patrons, avocats, journalistes, hommes politiques…”.
Le regain d’intérêt des maisons de vente
Les bouleversements sur le marché ne concernent pas seulement les niveaux de prix. Ses acteurs doivent aussi s’adapter à de nouvelles règles. En particulier les libraires spécialisés dans les livres rares et anciens, figures historiques du marché, et les maisons de vente aux enchères, traditionnellement plus en retrait. Parfois partenaires, souvent clientes, elles n’en restent pas moins concurrentes. “Autrefois, le livre était le parent pauvre des ventes publiques” note Jacques Benelli, libraire et expert auprès de la maison de vente Aguttes. D’abord, parce que les sommes atteintes n’avaient rien de comparable avec celles des meubles ou des tableaux.
Ensuite parce que les estimations de livres sont plus difficiles et plus longues à mener. Du coup, les livres étaient vendus par mallettes et sans catalogue, lorsqu’il n’y avait pas de meilleures ventes prévues. Mais le regard des commissaires-priseurs sur les ouvrages rares et anciens a bien changé. Face à la raréfaction des vieux meubles, des vieux tableaux et de leurs amateurs, et compte tenu de la hausse lente mais certaine de la valeur des vieux bouquins, elles leur ont attribué une place toujours plus grande. Certaines, comme la maison parisienne Alde au début des années 2000, se sont même spécialisées dans ce domaine. Afin de percer, elles misent sur leur habileté à attirer les vendeurs, et font valoir leurs atouts auprès d’eux.
Pour Artcurial, Olivier Dervers fait valoir la capacité de la maison à “faire du bruit autour de la vente, à trouver le plus possible de pièces aptes à faire rêver d’éventuels acheteurs, avec des prix raisonnables”. Le but final étant d’attirer le plus d’acheteurs intéressés possible, pour faire grimper les enchères, et donc le prix de vente. “Les maisons de vente font beaucoup de publicité, diffusent leurs catalogues, et entretiennent d’importants fichiers d’acheteurs nationaux et internationaux” note Patrick Sourget.
Autre promesse pour le vendeur : la cession de son bien se fait dans une totale transparence. Il bénéficie aussi de l’estimation de l’expert. Parmi les inconvénients de ce canal de distribution, les spécialistes pointent les frais. Compter environ 20 % du prix d’adjudication pour l’acheteur, et 5 % pour le vendeur. Patrick Sourget ajoute que, “pour acheter lors d’une vente aux enchères, mieux vaut être professionnel, car les descriptions en catalogue sont souvent très courtes, et les enchères se font vite”.
La désintermédiation des petits libraires et des courtiers
Les efforts de séduction des maisons de vente auprès des vendeurs posent quelques problèmes aux libraires spécialisés, dont les sources d’approvisionnement tendent à s’assécher. Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, une hiérarchie stricte s’imposait dans le livre ancien : les libraires de province faisaient l’acquisition d’ouvrages à l’échelle de leur département, dont ils vendaient les meilleures pièces à un échelon régional, à d’autres libraires ou des courtiers professionnels, auprès desquels les grands libraires parisiens se fournissaient, avant de vendre à leurs grands clients collectionneurs, français ou étrangers.
Une chaîne qui permettait de faire vivre de nombreux intermédiaires et où les transactions avaient une fâcheuse tendance à l’opacité. Aujourd’hui, Olivier Dervers remarque “qu’Internet permet aux libraires de vendre directement aux collectionneurs, sans passer par le moindre intermédiaire. Ou de s’adresser à une maison de vente aux enchères. Du coup, la situation est devenue très difficile pour les petits libraires”. Certaines niches sont particulièrement menacées. Comme les libraires spécialisés dans la recherche de livres épuisés et introuvables. Avant l’avènement d’Internet, ils communiquaient aux librairies de province la liste de livres recherchés par leurs clients. Leur rôle, autrefois indispensable, est devenu désuet, puisque des sites tels qu’Amazon, AbeBooks ou chaPitre.com permettent à chaque professionnel de proposer les livres présents sur ses étagères, et de nouer un lien direct avec les acheteurs.
S’ils ont du mal à attirer les vendeurs, les librairies de livres anciens et rares conservent les faveurs des acheteurs. “Ils sont irremplaçables pour vendre aux particuliers” assure Patrick Sourget. Malgré un prix d’achat légèrement supérieur à ce qui peut être obtenu en maisons de vente, les professionnels font valoir la qualité de leurs conseils : “Alors qu’en maison de vente, l’acheteur est presque laissé à lui-même, en librairie, nous avons le temps de le connaître, de comprendre ses goûts, et de l’orienter vers l’exemplaire qui lui conviendra le mieux, explique Anne Lamort. Comprendre le profil de chaque collectionneur se fait dans la durée. Nous savons ce qu’ils recherchent, ce qui nous permet de mettre de côté des livres pour eux à l’occasion de nos acquisitions”.
Patrick Sourget acquiesce : “Nous vieillissons avec nos clients. La confiance est indispensable, car c’est l’un des seuls secteurs de l’art où le marchand s’engage sur la qualité du produit et son prix. Ce n’est pas un marché de coup, mais de long terme”. Alors que les libraires généralistes peinent à conserver leur rang, les librairies spécialisées dans des époques et des thématiques précises “s’en sortent très convenablement” note Olivier Dervers, lui-même spécialiste de la littérature et de la poésie du XXe siècle. La librairie Chamonal est ainsi spécialisée dans les vieux livres de voyage et de gastronomie, et Thomas-Scheler, dans les voyages et les sciences.
Là encore, Internet a bouleversé les usages : “Autrefois, les amateurs devaient avoir une confiance entière dans leur libraire, car il était le seul à avoir une connaissance complète du sujet. Aujourd’hui, ils peuvent consulter en ligne toutes les informations ayant trait à un livre ancien : le nombre d’exemplaires, l’année, les différentes éditions, le nombre de pages et d’illustrations…” explique Anne Lamort. En rendant l’information disponible à tous, Internet a sonné le glas des courtiers professionnels, dont le rôle était de faire circuler l’information d’un libraire à un autre, en se rémunérant sur les écarts de prix entre les acteurs.
Une page se tourne
Avènement d’Internet, irruption de fonds d’investissements et engagement croissant des maisons de vente, libraires en difficulté : une page se tourne dans l’histoire du marché du livre rare et ancien, dont l’avenir semble bien difficile à prédire. “Dès que la spéculation s’empare d’un marché, comme c’est le cas aujourd’hui pour les autographes, dont les prix ont fait un spectaculaire bond en avant, on prend le risque d’une chute brutale des cours” reconnaît Anne Lamort. Mais elle se veut optimiste : “la bibliophilie est à l’abri des mouvements spéculatifs, car les acteurs du marché sont animés d’une passion pleine de raison”.
La raréfaction de l’offre est une autre menace, puisque rares sont les livres nouveaux qui font l’objet d’une édition précieuse, susceptibles de nourrir demain les rayons des libraires spécialisés. La menace guette aussi le marché des manuscrits, puisque les auteurs préfèrent désormais le numérique au stylo-plume, même pour leurs premiers jets. Du coup, les professionnels fondent leurs espoirs dans le tapuscrit, c’est-à-dire les feuillets imprimés et corrigés de la main de l’auteur. En outre, avec les progrès du livre numérique, l’objet papier aura-t-il toujours autant d’adeptes lorsque les “digital natives” atteindront l’âge d’être bibliophiles ? Ou n’intéressera-t-il plus que les musées ? Le dernier livre imprimé pourrait bien alors avoir autant de valeur que la Bible de Gutenberg.
Par Aymeric Marolleau
Parlez-vous le bibliophile ?
Incunable : désigne un ouvrage imprimé entre le début de l’imprimerie, vers 1450, et la fin du premier siècle de la typographie, soit avant 1501. Le premier incunable est la Bible à 42 lignes, dite B42, imprimée par Johannes Gutenberg vers 1455. Il se compose de deux volumes qui font ensemble 1 282 pages. La Bibliothèque nationale de France (BNF) possède l’une des trois copies dites en “vélin parfait”.
Colophon : Cette note finale d’un manuscrit ou d’un livre imprimé, principalement des incunables, est une précieuse indication pour les bibliophiles, puisqu’elle comporte le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, le nom de l’imprimeur ou de l’éditeur, et le lieu et la date d’impression. Il peut également prendre la forme d’un dessin, d’un symbole ou d’une devise. Le mot tire son origine du grec kolophôn, qui signifie l’achèvement, la note finale d’un ouvrage.
Frontispice : Il s’agit d’une illustration placée sur l’une des pages de titre du livre. Souvent réalisé en gravure, il représente généralement une scène clé du livre ou le portrait de l’auteur. Cette deuxième solution était souvent préférée dans l’édition ancienne, car le frontispice coûtait cher et le portrait était réutilisé d’un livre à l’autre.
Marque d’imprimeur : En bois gravé, elle est utilisée par les imprimeurs pour authentifier leur production aux balbutiements de l’imprimerie. Cette marque apparaît alors à la fin du volume, sur le colophon. Mais en 1547, un édit d’Henri II ordonne que le nom et l’enseigne de l’imprimeur soient apposés au début des livres. Dès lors, le titre de l’ouvrage, le nom de son auteur et celui de l’éditeur remplacent progressivement le frontispice. La page de colophon et la marque d’imprimeur tombent en désuétude.
Enfer : Entrée contrôlée, âmes sensibles s’abstenir : dans une bibliothèque, l’enfer est la section qui regroupe les ouvrages jugés licencieux. Inspirée par la pratique des monastères, on y cadenassait au XIXe siècle les œuvres, le plus souvent érotiques, interdites au grand public. Les quelques enfers qui subsistent, par exemple à la BNF, regroupent surtout des ouvrages ayant trait aux mœurs.
Manuscrit : Texte écrit à la main, ou manus scriptus en latin, sur un support souple, le manuscrit connaît un très fort engouement depuis quelques années, en particulier grâce à l’action de sociétés de conseil en placement telle qu’Aristophil. Mais gare à l’effet de bulle spéculative. Le 11 avril 2012, Christie’s Paris vendait, pour 1,8 million d’euros, un manuscrit enluminé du Mahzor, livre de prières hébraïques de la Renaissance italienne. Bien plus haut que l’estimation initiale : 400 000 à 600 000 euros.
Tapuscrit : Tapé à la machine ou à l’ordinateur, le tapuscrit est le pendant mécanique du manuscrit. Celui de Sur la route, de Jack Kerouac, est l’un des plus célèbres. Rédigé à la machine sur un unique rouleau de 36 mètres de long entre 1948 et 1957, il a été vendu 2,4 millions d’euros par Christie’s en 2001.
Autographe : Document rédigé ou griffonné par une personnalité, un autographe recouvre plusieurs types de documents : lettres, billets, annotations sur des livres ou des partitions… Comme les manuscrits, leurs prix s’envolent depuis quelques années : à l’ère du digital, on s’arrache la patte du génie. Ainsi, en mai 2006, 26 lettres de Voltaire à Catherine II de Russie ont été cédées pour 583 000 euros.
A.M. et Nassim Rahmani

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