Croyez-vous à l’esprit du Malin, comme nous-autres en Bretagne ?
Le professeur Textor va encore déranger les souris (Non, Bertrand, je veux parler des rongeurs) pour exhumer du rayon « Réforme et Contre-réforme », ce grimoire maléfique qui fait la fierté de sa bibliothèque.
Vous connaissez sans aucun doute le jurisconsulte allemand Conrad Bruni (Rien à voir avec Carla Bruni) qui fit paraître en 1549 un traité sur les hérétiques (1) qui mérite d’être lu encore aujourd’hui pour ses réflexions caustiques sur le religieusement correct et le foncièrement satanique.
Je vous sens dubitatif sur l’intérêt de poursuivre la lecture… Si, si, malgré son sujet austère, ce livre ne manque pas d’intérêt. Enfin, je vais tenter de vous le prouver !
1/ En premier lieu, cet ouvrage est sorti des presses particulières de l'abbaye de St. Victor, près de Mayence, la ville-berceau de l’imprimerie, où furent imprimés, au cœur de la Réforme, des livres de propagande catholique. "Les moines de St Victor étaient ardemment dévoués au Saint-Siège; vers 1540, ils organisèrent une imprimerie particulière et appelèrent pour la diriger un bon typographe de Mayence, nommé François Behem" (Deschamps). François Béhem ou Bohème est le huitième typographe de la ville de Mayence après Gutenberg.
François Behem, originaire de Meissen, avait établi sa presse en 1539 dans des maisons du monastère. Cette imprimerie continua à Saint-Victor jusqu'en 1552, année où l'abbaye, avec toutes ses dépendances, fut ravagée et détruite par le margrave Albert de Brandebourg, de pillarde mémoire. François Behem dut transférer son atelier typographique à l'intérieur de la ville, dans la maison au Mûrier. Il ne put reprendre son activité qu'en 1554. De nombreux exemplaires des livres en stock chez Behem brulèrent au moment de l’incendie, d’où la difficulté d’en trouver aujourd’hui.
Behem employa un grand nombre de marques typographiques, dont celles au Pélican sont les plus connues. Il avait obtenu, après le décès d'Yves Schoeffer, le privilège impérial exclusif, que ce dernier et ses prédécesseurs avant lui avaient eu, d'imprimer les ordonnances impériales et les procès-verbaux des diètes de l'Empire.
2/ En second lieu, la reliure de cet ouvrage est un bel exemple des productions monastiques du Saint Empire : Une demie peau de truie estampée à froid avec réutilisation d’un livre du XIVe ou XVème siècle. Un manuscrit, sans doute encore plus assommant que le traité sur les hérétiques, a été consciencieusement arraché page par page par le relieur pour faire une sorte de plat lamellé, dont on aperçoit bien toutes les strates sur une vue en coupe. Le feuillet supérieur a pris toutes les vicissitudes du temps et laisse voir les feuillets intérieurs, bien plus frais. Un décollage de la reliure permettrait de reconstituer une bonne partie du manuscrit puisque j’ai compté pas moins de trente-deux feuillets pour les deux plats !
Les motifs de la partie porcine de la reliure présentent des bustes de romains et des saints prélats, accompagnés de mentions que je ne suis pas parvenu à déchiffrer. (DEFRUCTUVEN ? APPARVITRI ?). L’ouvrage a peut-être été relié directement sur place, à l’abbaye St Victor, pour la raison qui va suivre.
3/ En dernier lieu, vient une singulière particularité de ce livre qui n’a pas son équivalent dans toutes les bibliothèques du Monde. Il faut que je vous dise d’abord que le Traité des Hérétiques doit contenir à la suite, quand il est complet, l’édition princeps du traité de St Optat de Milève contre les Donatistes, comme mentionné sur la page de titre du premier ouvrage. Ce traité de St Optat possède toutefois une page de titre distincte et une pagination particulière. Les catalogues anciens notent que cette pièce se trouve très rarement à la suite du Traité des Hérétiques et Clément, dans sa Bibliothèque Curieuse Historique, fait le commentaire suivant : "Monsieur Meermann qui a acquis les ouvrages de Conradi Brunus m’écrit avec raison qu’ils sont fort rares et très estimés des Curieux et qu’on les joint ordinairement aux Ecrits de Jean Colchée. Il remarque en particulier sur ce traité que l’ouvrage d’Optatus Milevitanus ne se trouve pas dans son exemplaire, ni dans les autres qu’il a eu entre les mains, et il conclut que le contenu ne répond pas au titre. J’ai trouvé le même défaut dans notre Bibliothèque Royale ; et je crois que le Traité d’Optatus Milevitanus s’est vendu séparément, parce qu’il a son titre particulier et qu’il a la forme d’un livre singulier, ou que quelques personnes l’auront joint aux ouvrages de Colchée parce que c’est à ce dernier que nous en sommes redevables, comme on le verra dans un moment. Quoiqu’il en soit, il existe à la suite de l’exemplaire de M. Brunemann et porte le titre OptatiMilevitani …. ".
Maintenant observez bien ces deux photos prises de l’exemplaire Textor :
Ne voyez-vous rien de curieux ?
Non, je n’ai pas photographié deux fois la même page, mais bien deux pages différentes de ce livre. (On voit la différence aux taches sur la page). Vous avez deviné ? Le relieur a réuni, à l’époque, dans cette reliure monastique, deux exemplaires complets du même ouvrage !!
Que dire d’un livre qualifié de très rare dès le XVIIIème siècle lorsque deux exemplaires sont reliés à la suite : est-il deux fois plus rare, ou deux fois moins rare ?
Et surtout, pour quelle mystérieuse raison le relieur a-t-il jugé utile de doubler l’ouvrage de Saint Optat dont les deux exemplaires sont rigoureusement identiques, même année, même tirage, etc ? Une erreur de reliure ? Le cas peut se produire pour un cahier, lorsque le relieur confond le chiffrage, et double par exemple le cahier f au lieu du cahier s. Mais doubler un ouvrage entier ! Le relieur aurait-il abusé de la Mandragore ? Ou bien est-ce délibéré et alors, pourquoi ?
Mais ce n’est pas tout. L’imprimeur, pour ne pas être en reste sur le relieur, a laissé vierge, sans raison apparente, deux pages du texte (pp 326 & 335) au sein du sixième et dernier livre du Traité des Hérésies de Conrad Bruni !!
A mon avis, cette suite d’anomalies étranges ne doit rien au hasard…. Je penche pour une intervention du Malin. Sur cette conclusion hérétique, je vous laisse admirer d’autres photos de l’ouvrage, mais ne lisez pas à haute voix les formules figurant sur les plats, vous pourriez vous transformer en griffon, et je n’ai pas l’antidote !
Bonne Journée,
Textor
(1) Libri sex, de haereticis in genere. D. OptatiAfriepiscopiquondamMilevitani, librisex de donatistis in specie, nominatim in parmenianum . Ex bibliotheca Cusana. Mayence (S. VictonempropeMoguntia). FrancisciBehem. Collation unique au monde : In-folio en trois parties de (28) 358 (2) pp. (16) 69 (3) pp. (16) 69 (1) pp.
Le professeur Textor va encore déranger les souris (Non, Bertrand, je veux parler des rongeurs) pour exhumer du rayon « Réforme et Contre-réforme », ce grimoire maléfique qui fait la fierté de sa bibliothèque.
Fig 1 Le traité sur les Hérétiques. Un livre photogénique qui a tourné dans plusieurs films : le Nom de la Rose, Harry Potter et la coupe de feu, etc…
Vous connaissez sans aucun doute le jurisconsulte allemand Conrad Bruni (Rien à voir avec Carla Bruni) qui fit paraître en 1549 un traité sur les hérétiques (1) qui mérite d’être lu encore aujourd’hui pour ses réflexions caustiques sur le religieusement correct et le foncièrement satanique.
Je vous sens dubitatif sur l’intérêt de poursuivre la lecture… Si, si, malgré son sujet austère, ce livre ne manque pas d’intérêt. Enfin, je vais tenter de vous le prouver !
1/ En premier lieu, cet ouvrage est sorti des presses particulières de l'abbaye de St. Victor, près de Mayence, la ville-berceau de l’imprimerie, où furent imprimés, au cœur de la Réforme, des livres de propagande catholique. "Les moines de St Victor étaient ardemment dévoués au Saint-Siège; vers 1540, ils organisèrent une imprimerie particulière et appelèrent pour la diriger un bon typographe de Mayence, nommé François Behem" (Deschamps). François Béhem ou Bohème est le huitième typographe de la ville de Mayence après Gutenberg.
Fig 2 L’adresse de François Béhem, à Saint Victor Près Moguntia.
Fig 3 Les hérétiques et les Schismatiques ont cela de particulier qu’ils ne croient pas à la Sainte Trinité mais qu’ils portent pourtant des tricornes.
François Behem, originaire de Meissen, avait établi sa presse en 1539 dans des maisons du monastère. Cette imprimerie continua à Saint-Victor jusqu'en 1552, année où l'abbaye, avec toutes ses dépendances, fut ravagée et détruite par le margrave Albert de Brandebourg, de pillarde mémoire. François Behem dut transférer son atelier typographique à l'intérieur de la ville, dans la maison au Mûrier. Il ne put reprendre son activité qu'en 1554. De nombreux exemplaires des livres en stock chez Behem brulèrent au moment de l’incendie, d’où la difficulté d’en trouver aujourd’hui.
Fig 4 La marque au Pélican, symbole chrétien.
Behem employa un grand nombre de marques typographiques, dont celles au Pélican sont les plus connues. Il avait obtenu, après le décès d'Yves Schoeffer, le privilège impérial exclusif, que ce dernier et ses prédécesseurs avant lui avaient eu, d'imprimer les ordonnances impériales et les procès-verbaux des diètes de l'Empire.
2/ En second lieu, la reliure de cet ouvrage est un bel exemple des productions monastiques du Saint Empire : Une demie peau de truie estampée à froid avec réutilisation d’un livre du XIVe ou XVème siècle. Un manuscrit, sans doute encore plus assommant que le traité sur les hérétiques, a été consciencieusement arraché page par page par le relieur pour faire une sorte de plat lamellé, dont on aperçoit bien toutes les strates sur une vue en coupe. Le feuillet supérieur a pris toutes les vicissitudes du temps et laisse voir les feuillets intérieurs, bien plus frais. Un décollage de la reliure permettrait de reconstituer une bonne partie du manuscrit puisque j’ai compté pas moins de trente-deux feuillets pour les deux plats !
Fig 5 Vue de la coupe. Le premier bloc d’une quinzaine de feuillets est le plat de la reliure.
Fig 6 Sous la partie manquante apparait le deuxième feuillet de la reliure.
Les motifs de la partie porcine de la reliure présentent des bustes de romains et des saints prélats, accompagnés de mentions que je ne suis pas parvenu à déchiffrer. (DEFRUCTUVEN ? APPARVITRI ?). L’ouvrage a peut-être été relié directement sur place, à l’abbaye St Victor, pour la raison qui va suivre.
Fig 7 Détail de la reliure.
Fig 8 Un saint personnage bénissant le lecteur.
Fig 9 Autre détail du second plat.
3/ En dernier lieu, vient une singulière particularité de ce livre qui n’a pas son équivalent dans toutes les bibliothèques du Monde. Il faut que je vous dise d’abord que le Traité des Hérétiques doit contenir à la suite, quand il est complet, l’édition princeps du traité de St Optat de Milève contre les Donatistes, comme mentionné sur la page de titre du premier ouvrage. Ce traité de St Optat possède toutefois une page de titre distincte et une pagination particulière. Les catalogues anciens notent que cette pièce se trouve très rarement à la suite du Traité des Hérétiques et Clément, dans sa Bibliothèque Curieuse Historique, fait le commentaire suivant : "Monsieur Meermann qui a acquis les ouvrages de Conradi Brunus m’écrit avec raison qu’ils sont fort rares et très estimés des Curieux et qu’on les joint ordinairement aux Ecrits de Jean Colchée. Il remarque en particulier sur ce traité que l’ouvrage d’Optatus Milevitanus ne se trouve pas dans son exemplaire, ni dans les autres qu’il a eu entre les mains, et il conclut que le contenu ne répond pas au titre. J’ai trouvé le même défaut dans notre Bibliothèque Royale ; et je crois que le Traité d’Optatus Milevitanus s’est vendu séparément, parce qu’il a son titre particulier et qu’il a la forme d’un livre singulier, ou que quelques personnes l’auront joint aux ouvrages de Colchée parce que c’est à ce dernier que nous en sommes redevables, comme on le verra dans un moment. Quoiqu’il en soit, il existe à la suite de l’exemplaire de M. Brunemann et porte le titre OptatiMilevitani …. ".
Maintenant observez bien ces deux photos prises de l’exemplaire Textor :
Fig 10 Le Traité de Saint Optat.
Fig 11 Le Traité de Saint Optat
Ne voyez-vous rien de curieux ?
Non, je n’ai pas photographié deux fois la même page, mais bien deux pages différentes de ce livre. (On voit la différence aux taches sur la page). Vous avez deviné ? Le relieur a réuni, à l’époque, dans cette reliure monastique, deux exemplaires complets du même ouvrage !!
Que dire d’un livre qualifié de très rare dès le XVIIIème siècle lorsque deux exemplaires sont reliés à la suite : est-il deux fois plus rare, ou deux fois moins rare ?
Et surtout, pour quelle mystérieuse raison le relieur a-t-il jugé utile de doubler l’ouvrage de Saint Optat dont les deux exemplaires sont rigoureusement identiques, même année, même tirage, etc ? Une erreur de reliure ? Le cas peut se produire pour un cahier, lorsque le relieur confond le chiffrage, et double par exemple le cahier f au lieu du cahier s. Mais doubler un ouvrage entier ! Le relieur aurait-il abusé de la Mandragore ? Ou bien est-ce délibéré et alors, pourquoi ?
Mais ce n’est pas tout. L’imprimeur, pour ne pas être en reste sur le relieur, a laissé vierge, sans raison apparente, deux pages du texte (pp 326 & 335) au sein du sixième et dernier livre du Traité des Hérésies de Conrad Bruni !!
Fig 12 Exemple d’une page mystérieusement effacée, ou bien jamais imprimée au recto, mais dont le texte se poursuit au verso.
A mon avis, cette suite d’anomalies étranges ne doit rien au hasard…. Je penche pour une intervention du Malin. Sur cette conclusion hérétique, je vous laisse admirer d’autres photos de l’ouvrage, mais ne lisez pas à haute voix les formules figurant sur les plats, vous pourriez vous transformer en griffon, et je n’ai pas l’antidote !
Fig 13 Les plats seraient-ils recouverts de formules magiques ?
Fig 14 Le plat supérieur.
Fig 15 De Haereticis in genere !
Bonne Journée,
Textor
(1) Libri sex, de haereticis in genere. D. OptatiAfriepiscopiquondamMilevitani, librisex de donatistis in specie, nominatim in parmenianum . Ex bibliotheca Cusana. Mayence (S. VictonempropeMoguntia). FrancisciBehem. Collation unique au monde : In-folio en trois parties de (28) 358 (2) pp. (16) 69 (3) pp. (16) 69 (1) pp.