Amis bibliophiles, je vous demande de méditer cette pensée abyssale : « L’imprimeur, plus que tout autre artisan de son époque, laisse une empreinte… ». Il n’est pas anonyme comme la plupart des bâtisseurs de cathédrales, des lissiers ou des orfèvres. Il est possible de suivre ses déplacements professionnels plus facilement que ceux des peintres ou des ébénistes. On connait l’évolution de son matériel, ses changements de fonte, et même ses goûts liés à sa production éditoriale.
Mais voilà, pour autant, certains d’entre eux laissent une image assez floue de leur activité. C’est le cas d’Alexandre Aliatte, imprimeur épiphytes, qui exerça pendant une période incertaine entre 1497 et 1505, peut-être 1509; Qui était ce mystérieux personnage ? Était-il au moins imprimeur ? Pas sur. Libraire, alors ? Et relieur, aussi ?
J’avais sur mes rayonnages depuis quelques années deux opuscules à son adresse. Mes recherches n’avaient pas donné grand-chose jusqu’à ce que Bertrand me donne un coup de pouce grâce à ses ipods, ipads et autres connexions internet (+ son savoir encyclopédique) Voilà le résultat de cette enquête que vous allez certainement pouvoir compléter de quelques petits renseignements dont vous avez le secret.
Sa marque, d’abord. Une banderole enroulée autour d’un arbre sans feuille, ou porteur de fruits, surmonte un globe à demi immergé sur lequel figure son chiffre. La banderole porte le nom de l’imprimeur en toutes lettres : Alexandro de Me(dio)l(an)o.
Dans l’encadrement du bois, sa devise : A fructibus eorum cognoscetis eos " c’est à dire " Vous les reconnaîtrez à leurs fruits " (Math. VII, 16).
Cette marque nous apprend donc qu’il était originaire de Milan. Renouard nous dit qu’il a utilisé 6 marques, dont la 4 et la 6 au XVIème siècle. Il s’agit ici de la marque n°4.
Le bonhomme cherche à brouiller les pistes internet visiblement et se fait appeler au hasard des ouvrages, Alexandre (juste tout court) ou Alexandre de Milan, mais encore Aliat, Aliatte, Altate, Haliate. Et enfin, ici Haliatte !!
Cinq fontes de caractères peuvent être distinguées sur les rares ouvrages où il a laissé son nom. Une gothique de forme et une gothique de somme, une bâtarde et deux romaines. A l’exception de la bâtarde (très voisine de celle employée par Pierre Le Caron), toutes ses fontes sont identiques à celles utilisées par Josse Bade à la même époque !
Le type gothique de somme a été utilisé en Août 1500 dans l’Aureae Epistolae de Pic de la Mirandole et dans un « Carmen Lugubre de Dominica Passionis die » (Chant funèbre pour le jour de Pâques), sans date, que Renouard date d’environ 1505 par comparaison avec un Lactance imprimé par Josse Bade le 21 Janvier 1505 (1504 n.s.) à l’adresse de la Montée St Hilaire, près le collège des Italiens.
Cette datation est vraisemblable car le Carmen Lugubre, composé par Philippe Béroalde, dont il se trouve que j’ai la première édition, contient un commentaire de son élève, Josse Bade,, imprimé par Bade lui-même, à sa première adresse parisienne, les Lionceaux d’or ; elle est datée du mois de Juillet 1503, ce qui signifie que l’édition d’Aliatte, contenant également ce commentaire, est nécessairement postérieure. Il est amusant de constater que Josse Bade a utilisé une lettre romaine pour cette édition destinée aux intellos, alors qu’Aliatte choisira le gothique plus facile à lire pour le public de l’époque.
Les lettres romaines du Carmen Lugubre imprimées par Josse Bade sont à comparer avec les romaines d’Aliatte, comme, par exemple, sur cette page du poème « Peanes divi Virgini » de Pétrarque (qui suit le Carmen Lugubre) avec cette lettre de Rodolphe Agricola, le traducteur de l’Axiochus, à Rodolphe Langio.
Alexandre Aliatte brouille les pistes avec l’orthographe de son nom, mais aussi avec ses différentes adresses, qui sont bien nombreuses pour si peu d’années, à croire qu’il était poursuivi par la police.
En 1497, il est établi rue St Jacques, à l’enseigne de Sainte Barbe, la même année on le trouve devant le collège de Navarre, rue de la Montagne Sainte Geneviève. En 1499 et 1500, il est installé à la Montagne Sainte Geneviève, à l’image Saint Louis, près du collège de la Marche. En 1503, il est aux Lionceaux d’or à la Montée Saint Hilaire, près du collège des italiens. Enfin, en 1505, on le retrouve rue Saint Jacques, dans le quartier Saint Benoît (Pour ceux qui connaisse la faculté de droit du Panthéon, l’église St Benoit le Bétourné se trouvait exactement à l’emplacement actuel de la cafétéria de la fac !)
Pourquoi Aliatte squattait-il chez Josse Bade en 1503 ? On sait que c’est la mort de Trechsel, en 1498, et le remariage de sa veuve qui mirent Josse Bade dans l'obligation de quitter Lyon. Il s'installa alors chez Jean Petit, maison spécialisée dans l'édition des classiques, dès les premiers mois de 1499. C'est en 1503, donc à peine trois ans après son arrivée à Paris, que Josse Bade fondera sa propre imprimerie, le " Praelum Ascensianum " qui fonctionnera jusqu'à sa mort, en 1535. Il sera enterré dans l’église Saint Benoit précitée. Sa première adresse est à la Montée Saint Hilaire, à l’enseigne des Lionceaux d’or. Est-ce Josse Bade qui occupe les locaux d’Aliatte ou l’inverse : Chicken & egg’s problem !!
Autre hypothèse : Et si Alexandre Alliate n’avait jamais rien imprimé mais était « simplement » (si vous m’autorisez l’expression !) un libraire diffusant les productions de son entourage ? La mention portée sur l’Axiochus de Platon le suggère : « Venundatur ab alexandro Haliatte mediolanensi sub leunculis aureis e regione collegii italo », c'est-à-dire « en vente chez A Haliatte, aux lionceaux d’or, dans le quartier du collège des Italiens ». Ce qui en ferait le premier libraire nomade d’avant l’invention de l’internet ! (en mettant à part les colporteurs, évidemment)
Un autre ouvrage, sans date, du brescian Elie Cavriolo, le De Confirmatione Christianae fidei contient également l’adresse des Lionceaux d’or à la montée Saint Hilaire. (2)
Cet opuscule débute par une épitre de l’auteur à Bernadino Fabio, évèque de Lésina en Dalmatie datée du 5 avril 1497, (Vous noterez la manière d’écrire la date, MXDvii, plutôt que MccccDxxxxvii), toutefois, les caractères, là encore identiques à ceux de Bade, suggèrent une impression postérieure, autour de 1503, compte tenu de l’adresse.
Il se termine par un petit texte d’une page, après le De Confirmatione, intitulé « Helias Caprolei Brixiani ad impetrandam propriorum reatuum veniam oratio ».
Pour compliquer encore un peu plus le statut de notre libraire-imprimeur, Alexandre Aliatte aurait eu une activité de relieur. Une belle reliure à plaques représentant le Christ de pitié porte son nom (Aliat). Elle recouvre les sentences de St Grégoire sorties des presses d’Octaviano Scotto en 1503. Elle est conservée à la bibliothèque Sainte Geneviève et provient du couvent des Célestins (3). Trois autres ouvrages portant cette plaque sont signalés par Renouard.
On imagine bien comme la petite maison à l’enseigne des lionceaux d’or devait être une ruche en 1503, Josse Bade ahannant sur sa presse, pendant qu’Alexandro, avec sa faconde de méridional, faisait l’article aux badauds estudiantins pour tenter de placer quelques exemplaires du De Contemnenda Morte. « Je vous l’emballe ? » disait-il avant de se précipiter à l’étage pour terminer la reliure. ..
Avec le temps, la devise d’Alexandre Aliatte ressemble à un pied de nez aux chercheurs en pays de bibliophilie : Vous me reconnaitrez à mes fruits !
Bonne journée
Textor
(1) Coll : In 4, (4) ff n.ch. sign.A2 car.rom., titres courants, lettres d’attente, marque.
(2) Coll : In 4, (4) ff n.ch. sign.A2 car.rom., titres courants, manchettes, lettres d’attente, marque.
(3) Pour voir la reliure d’Aliatte, ici : http://bsg-reliures.univ-paris1.fr/recherche/image.php?src=images/FOLDSUP21RESPHOT-1.jpg&width=500