vendredi 26 novembre 2010

Cy est le Rommant de la Rose, où tout l’art d’amour est enclose.




Fig 1 Le titre de l’édition de Poncet Lepreux. « On le vend à Paris, à l’enseigne du loup ».Sous le titre, un bois, qui n’est pas la marque de Lepreux, montre l’Amant, entré dans le jardin clos pour cueillir le bouton de rose.


Au vingtième an de mon âge,
Au temps où l'amour prend le péage
Des jeunes gens, j'étais couché
Une nuit, selon ma coutume,
Et je dormais profondément ;
En mon sommeil, je vis un songe
Vraiment très beau et très plaisant.
Or de ce songe il n'y eu rien
Qui en tout ne soit advenu
Comme le songe le contait.
Je veux ce songe mettre en vers,
Pour vous réjouir le cœur,
Car amour m'en prie et le commande ;
Et si l'un ou l'une demande
Comment je veux que ce roman
Que je commence soit nommé,
Voici le Roman de la Rose
Où l'art d'Amour est tout enclose.

C’est ainsi que débute le roman, dans une transcription moderne plus facile à comprendre que l’ancienne, mais bien moins poétique ; je vous invite à la comparer avec l’original :

Sur le Vingtiesme an de mon eage
Au poinct qu’Amours prent le peage
Des jeunes gens, couchez m’allaye
D’une nuict comme je soulais
Et de fait dormir me convint…


Fig 2 L’exposition du projet désignant le titre de l’œuvre comme l’avait voulu Guillaume de Lorris.



Fig 3 l’exposition Morale de Clément Marot

L’ouvrage (nous dit Marot, auteur de la préface) « qui par longtemps devant cette moderne saison a été de tous gens d’esprit estimé, que bien là daigne chacun voir et tenir au plus haut anglet de sa librairie». Autrement dit, en termes d’aujourd’hui, ce bouquin est digne de figurer en tête de gondole dans vos bibliothèques !

Ce monument de la littérature médiévale, écrit par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, eut un succès populaire extraordinaire, nous en avons conservé plus de 300 manuscrits. Pas étonnant, il traite d’un sujet éternel : le désir et la quête de l’être aimé.


Fig 4 Jalousie moulte doucement tenta Bel Accueil comme amant.


Il est en réalité composé de deux parties bien distinctes : Dans les 4058 premiers vers écrits par Guillaume de Lorris en 1236, nous suivons le narrateur dans son rêve, au cours duquel il tombe amoureux d'une rose, protégée dans un jardin clos. Le bouton de la rose, qui ne doit pas être cueilli, est protégé et défendu en tant qu'objet le plus précieux qui soit dans la hiérarchie des vertus féminines. Guillaume de Lorris décrit les souffrances et les désirs de l'Amant et ses efforts constants mais vains pour conquérir le cœur et le corps de la jeune pucelle.

Roman des conventions courtoises par excellence, l’Amant doit affronter les forces sexuelles personnifiées par des allégories appelées Bel Accueil, Vénus, Largesse et Pitié d'une part, et leurs contreparties morales évoquées par la modestie virginale et la chasteté d'autre part, dont font partie Danger, Honte, Peur, Jalousie et Malebouche….


Fig 5 Description de l’avarice, « orde, sale, laide et pelée ». Moi, j’trouve que le graveur lui a donné une jolie frimousse !


Mais le texte de Lorris s'interrompt assez brusquement sur une scène où Jalousie tient enfermé la Rose dans une tour afin de la protéger des avances de l'Amant. Le poème reste inachevé pendant environ 40 ans jusqu'à ce qu'en 1275, Jean Chopinel, dit Jean de Meun, homme de lettres érudit, y ajoute 17 722 vers !


Fig 6 Passage où Jean de Meun reprend la main : « Si après trespassa Guillaume de Lorris Et n’en fit plus pseaume, mais après plus de quarante ans, porsit (poursuivit ?) Chopinel ce rommant. »


Avec Jean de Meun, le débat est moins terre à terre et l’intrigue de plus en plus difficile à suivre…Le ton passe du courtois au philosophique, reflétant ainsi les intérêts académiques de cette fin du treizième siècle. Bien que Jean de Meun continue la narration de la quête amoureuse du protagoniste, le récit est constamment interrompu par un flot de digressions, tantôt encore très scolastiques, tantôt humanistes, voire ésotériques, sur l’amour et l’amitié, le caractère arbitraire du destin, des questions d’ordre politique, etc. L'intrigue principale n'est rappelée que de temps à autre et le lecteur doit attendre la toute fin du texte pour retourner à la narration où la Rose embrasse son destin final et est déflorée : après avoir attaqué maintes fois la forteresse érigée par Jalousie, l'Amant cueille enfin le bouton de la Rose. Happy end !


Fig 7 Le folio a1, dont l’illustration donne d’emblée une idée de l’entreprise. Si vous n’aimez pas connaitre la fin d’un roman en entamant la lecture, c’est raté !




Fig 8 Le vaillant prêtre Genius prêche et leur fait entendre tout ce que Dame Nature veulx tendre … En d’autres temps ce roman aurait pu être censuré !


L’humaine condition apparait sous la plume de Jean de Meun avec des accents très villoniens.

« Les princes ne méritent pas
Qu'un astre annonce leur trépas
Plutôt que la mort d'un autre homme :
Leur corps ne vaut pas une pomme
De plus qu'un corps de charretier,
Qu'un corps de clerc ou d'écuyer.
Je les fais pareillement nus,
Forts ou faibles, gros ou menus,
Tous égaux sans exception
Par leur humaine condition »

L’exemplaire est ici imprimé par Pierre Vidoue, au nom de Poncet Lepreux (1481 – 1558 ?), libraire-juré, bourgeois de Paris (1522-1550), qui mutualisait les risques de l’édition en s’associant fréquemment avec d’autres libraires ou imprimeurs : Galliot du Pré ; Charlotte Guillard et Jean de Roigny pour une édition de Denys le Chartreux de 1539 ; ou encore Ambroise Girault, Jean Macé, Jean Petit, Pierre Regnault, etc. Ses commandes le menaient parfois à distribuer la production d’imprimeurs de province, comme pour la Thoison d’or réalisée à Troyes, en 1530, par Nicolas le Rouge.

Poncet Lepreux (ou Le Preux) eut une carrière plutôt longue puisqu’on trouve trace de son activité entre 1507 et 1558, avant que ses fils, Jean et François ne reprennent le flambeau, en faisant du colportage et ne s’installent à Lausanne. Il avait pour adresse la rue Saint Jacques, devant les Mathurins, à l’enseigne du loup, et sa marque, que l’on retrouve sur certaines reliures, associait le loup qui emporte l’agneau se désaltérant dans le courant d’une onde pure …(2)

Il échangea, en 1535, des terres au Vaux de Cernay contre deux sixième de la maison du loup, appartenant à Catherine Picart, femme de Martin Vignereux, boucher qui se réservent l’étal à boucher et l’arrière boutique. La maison est habitée par Nicolas du Chesne, savetier, et un ouvroir est occupé par Thomas, enlumineur. On a du mal à imaginer ce capharnaüm où les côtelettes de veau, l’enluminure et le Roman de la Rose se partageait l’espace !

L’édition de 1537-38 est la dernière des éditions qualifiées de « early editions » par Bourdillon et la dernière production du XVIe siècle. Elle contient la recension de Clément Marot (recension IV) et fut partagée entre pas moins de dix libraires différents ! (3). C’est en fait la reproduction presque à l’identique de l’édition in octavo Q (de Galliot du Pré, 1529), ligne par ligne, erreurs comprises, à ceci près que le format est un peu plus grand et que le type est gothique et non roman. (4)

Il faudra attendre l’année 1735 pour voir l’ouvrage réédité : la mode du roman courtois était passée….snif.

Bonne Journée
Textor

Notes :

(1) De nombreuses études ont été consacrées à ce roman. Voir par exemple, pour les questions iconographiques: « The early editions of the Roman de la Rose », par Francis William Bourdillon ; Chiswick press, 1906.
(2) Voir l’exposition de la BNF «Les Reliures à travers les âges » qui présentait une reliure très rare de Poncet le Preux avec son loup et l'agneau dans un décor doré à cuir de deux couleurs.
(3) Ces libraires sont : J. St Denys, J. Longis, J.Morin, Les Angeliers, J.André, J. Massé (Macé), Fr. Regnault, G. Le Bret, P.Vidoue, et Poncet Lepreux.
(4) Imprimée en lettres gothiques, trente lignes d’une seule colonne à pleine page, 412 feuillets dont 8 non chiffrés, contenant le titre, le prologue et la table, le dernier feuillet blanc, la marque de l’imprimeur au verso. 25 erreurs de pagination dont 13 figuraient déjà dans l’édition précédente In-8 de 1531. Signature : 23 minuscules dont Lz pour k et 23 capitales, puis aa,bb,cc. 49 bois en tête de chapitre dont 26 différents (env. 550 x 410 mm).
(5) Ces bois sont des copies plus simples de ceux de la jolie série de l’édition Q. Toutefois 6 d’entre eux, dont la Galère, utilisée sur la page de titre sont absent.

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