Vous, je ne sais pas, mais quand j’ouvre un livre ancien je me demande toujours qui l’a ouvert avant moi. Les ex libris et les ex dono nous mettent parfois sur une piste mais il est rare d’identifier le propriétaire et de retracer son histoire, s’il ne s’appelle pas Octave Uzanne ou Firmin Didot.
Parfois, pourtant, avec un peu de chance, il est possible de suivre un ouvrage pendant quelques siècles. Je vais vous conter les mésaventures d’un livre qui fut lié à une communauté religieuse : les Bogards. Et qui revient de loin !
J’ai déjà présenté sur ce site, en Mai 2009, le Reductiorum Morale Supra Totam Bibliam de Pierre Bersuire, imprimé à Cologne par Bartolomeo de Unckel en 1477; Beau papier, type régulier (le seul utilisé par cet imprimeur qui a peu produit), Lettrines élégantes.
Quatre lignes sous le colophon, écrites dans une cursive plutôt serrée, par une main du 15ème siècle, semblait correspondre à une marque de possession, mais impossible à déchiffrer pour moi ! Un extrait d’un vieux catalogue contrecollé sur une garde indiquait juste : « A la fin une inscription mentionne le don qui a été fait du volume à un couvent des Flandres en 1484 ».
C’est Raphael, grand érudit muscapatulophile et latiniste émérite, qui m’a aidé à déchiffrer le texte et à découvrir la communauté des Bogards de Zepperen.
Raphael a lu : « Dns (Dominus) Adamus de Walonis pbr (presbyter) contulit campo gloriosi Jheromini - ?? - conventui 3ij (tertii) ord (inis) almi - Pres?? - francisce??- in zeppere hunc librum a° (anno) xiiij c lxxxiiij°, amore ihu (Ihesu) Xri (Christi) pro eo orate »
Ainsi, le vieux prêtre Adam de Wallonie, sentant sa fin prochaine (priez pour lui et l’amour de Jésus Christ, est-il dit à la fin du texte), choisit de donner son précieux recueil au couvent du Champ St Jérôme, du Tiers Ordre de Saint François, l’an 1484. Pour quelle raison ? Il ne le dit pas, sans doute connaissait-il un parent dans cette communauté, ou bien était-il le curé de la Paroisse dont la Communauté des Bogards dépendait. L’ouvrage avait été acheté à peine quelques années auparavant, à Cologne ou dans quelques foires du Brabant ou du Limbourg. Peut-être même l’avait-il acquis spécialement pour faire ce don. Une sorte de donation expiatoire en quelque sorte !
En 1484, la Communauté de Zepperen fêtait ses 66 ans d’existence. Un acte du 6 Mai 1418, conservé à Maastricht, nous apprend que les Bogards présents dans ce village n’avaient pas encore de couvent. C’est un certain Jean de Gorre qui assigna un champ d’une contenance de 3 bonniers et demi en l’honneur de St Jérôme, « jacens in parochia villae de Septemburgis, alias dictae Seppris, propre sanctum Trudonem (A côté de St Tron) », afin d’y installer des frères du Tiers ordre de Saint François qui le cultiveraient de leur propres mains jusqu’à ce que la Divine Providence les aient pourvus de plus amples moyens de subsister.
Le Prince- évêque Jean de Heinsbergh confirma le droits de ces Franciscains en 1425. La communauté du Champ de Saint Jérôme avait encore des droits limités : ni la possibilité de construire un oratoire ou d’avoir un confesseur, ni celle d’avoir un cimetière propre ! Bref, ils dépendaient encore de l’église paroissiale voisine. Ce n’est qu’en 1435 que ces droits leur furent concédés avec celui de porter l’habit de bure de couleur grisâtre.
Mais n’imaginez pas une abbaye comme à Cluny ou à Fontenay, les Bogards vivaient chichement, leur oratoire était de bois et de chaume, construit dans un lieu humide, si humide même qu’il finit par tomber en ruine au cours des guerres du XVIème siècle. L’édifice qui le remplaça vers 1595 n’était guère plus solide et ce n’est qu’en 1614 qu’une église « en dur » fut édifiée sur le Campo. (J’en frémis encore en pensant aux conditions dans lesquelles l’ouvrage de Pierre Bersuire a du être conservé pendant tout ce temps, mais pas de recours possible !!).
Rapidement, la communauté prit de l’importance au point de devenir une Province à part ayant ministre et chapitre général, appelé le chapitre de Zepperen dont la juridiction s’étendait aux Maisons de Bruxelles, Malines, Louvain, Maastricht, Aix la Chapelle et même …
Hoegaarden (Oui-da!) ;
Le livre entra donc dans la Communauté en 1484, et 2 ans plus tard, il fut l’objet d’une mutation juridique. Afin de garantir le maintien des biens dans cette Province et qu’ils ne soient pas dilapidés au profit d’un autre Ordre ou à une autre fin, il fut arrêté au cours d’un chapitre tenus à Hoegaarden en 1485, (où les Frères n’avaient pas bu que de l’eau !) que chaque couvent de l’Ordre faisant partie de la Province, ferait cession au chapitre général de Zepperen de tous leurs biens, meubles et immeubles, et qu’ils ne s’en réserveraient que l’usage. (Voilà mon livre démembré entre usus et abusus !). Dès l’année suivante, le frère-ministre Henri de Merica (Van der Heyden) et les autres Frères de la Maison de Zepperen (en tout 22 Frères dont 6 prêtres et 16 Frères lais) s’empressèrent de mettre ce statut à exécution et firent la cession demandée devant notaire le 16 octobre 1486.
Par la suite, on peut imaginer que ce livre fort précieux pour qui veut étudier la théologie (1) pu entrer dans la bibliothèque du collège des Beggards (Beggardorum collegium seu Seminarium) qui fut fondé par les soins des Pères du chapitre général de Zepperen près de l’université de Louvain dans l’intention de faciliter aux étudiants de leur Ordre les études approfondies de la théologie. Le collège entra dans l’Université en 1641, mais rien dans le livre ne permet de suivre son cheminement après 1604, date à laquelle il était toujours dans la Communauté des Bogards, jusqu’au jour où il entra dans la Bibliotheca Major Textoris.
Tout ceci pour vous dire qu’une petite mention anodine sur un livre peut conduire à réécrire l’histoire d’un ouvrage !!
Bonne Journée
Textor
(1) Je rappelle que le Reductiorum morale (vers 1340) de Pierre Bersuire, est une présentation moralisée de l’œuvre de Barthélemy l’Anglais. Un genre d’encyclopédie théologique. Si le terme «encyclopédie» n’existe pas encore au Moyen Age ; la première occurrence, dérivée de l’expression grecque egkuklios paideia («enseignement en cercle») date du début du XVIe siècle ; le concept n’en est pas moins présent. C’est la 3ème impression incunable après celles d’Ulm et Strasbourg de 1474. c.c In fol - (1 f (425) ff. (1) f. bl.