Octobre 1915. La grande guerre est déjà en cours depuis plus d'un an. Octave Uzanne, homme de lettres qui hante régulièrement les colonnes du Bibliomane moderne, né en 1851, est âgé de 63 ans lors de la mobilisation d'août 1914. La grande guerre, il passera donc à côté, son âge déjà avancé lui permet de vivre cette guerre en spectateur attentif. En 1915, l'Octave, s'il continue d'aimer les beaux livres, n'est plus ce jeune bibliophile fringuant et novateur des années 1880-1890 (30 à 40 ans à cette époque). Ses livres ont presque tous été écrits. Sa carrière de revuiste (avec Le Livre, Le Livre moderne, L'art et l'Idée) a pris fin dès l'année 1892. Pour quelques années encore il tient dans sa main la société des Bibliophiles Contemporains, qui ne durera pas bien longtemps cependant. Uzanne vend une grande partie de sa bibliothèque par l'intermédiaire du libraire parisien A. Durel les 2 et 3 mars 1894. On y trouve pratiquement que des exemplaires de grand luxe, truffés pour le maître de gravures rares (états) et d'autographes célèbres. C'est un succès. Quelques rééditions beaucoup moins luxueuses que les premières de ses livres sur les femmes et la mode lui apportent certainement quelques subsides qui lui permettent de mener une vie confortable. On ne parle guère des trente dernières années de sa vie. N'y-a-t-il rien à en dire ? Qu'en connait-on ? Ses amitiés ? Ses ennemis ? On sait qu'il collabore régulièrement à plusieurs journaux dont le Figaro. Il continue à fournir des articles sur la mode, etc. La fin de carrière d'Octave semble un bis repetita des 40 premières, sans grand intérêt. Deux de ses derniers grands travaux sont, d'une part sa participation à l'édition des Œuvres complètes de Casanova de Seingalt (1925-1935), pour laquelle il fournit une intéressante introduction, d'autre part un petit livre qu'il livre juste avant de mourir intitulé : "Les parfums et les fards à travers les âges" (Charles Blanc, Genève, 1930). J'allais oublier un ouvrage qu'il ne faut pas négliger publié en février 1927 dans la collection L'alphabet des Lettres (Paris, A la cité des livres) : "Barbey d'Aurevilly". Octave Uzanne a mis beaucoup de lui-même dans cette biographie. Il s'éteint à St-Cloud le 31 octobre 1931, âgé de 80 ans passés.
Sans doute un défaut de généalogiste-bibliophile, j'ai horreur de ne conserver des hommes, petits ou grands, que ce qu'on à bien voulu me montrer, me faire lire. Un peu comme si une histoire était écrite sans qu'on ne puisse en rien y changer. La critique est faite. Droit de vie et de mort, le critique a parlé (j'ai détesté nombre de professeurs de français pour ça). L'homme était ainsi. L'homme ne l'était pas. Eh bien non ! Je considère toujours que tant qu'on a pas tout vu, tout lu, sur un homme, on ne peut, on ne doit le juger, sa biographie ne doit pas être écrite. Je vous vois d'ici venir, il ne peut donc y avoir de véritables biographies. Non. Toutes les biographies sont par définition même sujettes à caution, forcément caduques par manque de preuves, vices de procédures et autres absences d'intimes convictions. Pour autant ne sert-il à rien de les écrire. Non ! Mais ne soyons pas dupes. N'oublions jamais qu'une biographie doit être écrite dix fois, vingt fois, mille fois, sans qu'elle soit jamais totalement fiable. C'est un peu l'approche impossible de la cible par la flèche de Zénon. On approche mais on atteint jamais.
Trêve de balivernages uzanniens et zénonesques !
Tout juste rentrée dans mon carton "Autographes d'Octave Uzanne", voici une lettre autographe signée d'Octave Uzanne datée du 16 octobre 1915. Comme je le disais plus haut, c'est la guerre. Un contexte lourd. Uzanne de moins en moins bibliophile et de plus en plus journaliste répond ici à une enquête du Figaro sur la censure et les censeurs en temps de guerre. Vaste sujet. Nous sommes donc ici en présence d'un Octave politique. Je vous laisse découvrir ses opinions sur le sujet. Je trouve cette lettre fort intéressante dans le sens où elle nous montre un Uzanne des plus politiquement correct dans ce contexte. Voici la retranscription complète du texte de cette missive.
"Le censeur de 1915 est le flic nécessaire d’un ordre moral imposé par l’effroyable conflit qui a soumi, plus que jamais, les peuples au gaz délétère du mensonge et aux intoxications intellectuelles de toute sorte. Le censeur s’applique à la police des mœurs de la presse, il distingue souvent fort mal les études critiques justes et honnêtes de celles qui ne le sont pas – Son zèle le porte aux gaffes, aux bévues, aux brimades, souvent ridicules et niaises, mais l’hygiène de l’opinion n’en demeure pas moins sauvegardée. L’atmosphère publique reste saine, ce qui est essentiel – Nous avons crée une Religion de guerre indispensable à notre état de patiente résistance au cataclysme déchainé : La Religion de l’optimisme. Toute religion a ses dogmes et il ne convient point de les discuter – La foi n’admet guère les controverses. Il appartient au censeur de 1915 de nous en convaincre. L’heure n’est point favorable aux esprits libres, mais la guerre n’est-elle point hostile à toute indépendance ? Octave Uzanne 16 X 15 [16 octobre 1915] 62 Bd de Versailles, St-Cloud (S & O)"
Il est amusant de constater que la dernière phrase "L’heure n’est point favorable aux esprits libres, mais la guerre n’est-elle point hostile à toute indépendance ?" a été biffée mais reste néanmoins lisible. Octave Uzanne voulait le dire... mais a regretté de l'avoir écrit... trahison des sentiments par la plume... On y est tous plus ou moins confronté un jour ou l'autre...
De cette lettre je retiendrai la phrase suivante : "Nous avons crée une Religion de guerre indispensable à notre état de patiente résistance au cataclysme déchainé : La Religion de l’optimisme."
En attendant ma prochaine acquisition uzannienne... qui arrive bientôt...
Bonne soirée,
Bertrand