vendredi 10 septembre 2010

Un arrêt de la courd d'appel de la Seine en 1874 : La bibliophilie, c'est du sérieux !



Page de titre de l'Horace imprimé par Alde en 1509.


La bibliophilie, c'est du sérieux ! Voilà ce qu'on pourrait dire à la lecture de ce qui va suivre.

Le 8 mars 1876, la deuxième chambre de la Cour d'appel de Paris rendait un arrêt qui intéresse les bibliophiles. Cet arrêt (1) a été reproduit dans le Conseiller du Bibliophile, publication destinée aux amateurs de livres rares et curieux et de belles éditions, dirigée par M. Camille Grellet, bibliophile (première année, 1876, pp. 45-46). Le voici :

"La Cour : Statuant sur l'appel interjeté par Bachelin-Deflorenne du jugement rendu par le tribunal de commerce de la Seine, le 5 août 1874 ; Considérant qu'en septembre 1873, Bachelin-Deflorenne s'est mis en rapport par correspondance avec le comte de Jonage pour l'achat d'un Horace d'Alde ayant appartenu à Grolier, et qu'il a reçu en réponse une fiche descriptive du livre coté par le vendeur au prix de 2.200 francs ; Que cette fiche énonçait notamment que le livre édité par Alde en 1509 était revêtu d'une reliure en maroquin rouge à compartiments dont le dos avait été habilement refait ; Qu'un lavage ancien avait fait légèrement couler l'impression de quelques pages et qu'une description détaillée résumait dans la qualification donnée au livre de véritable bijou typographique ; Considérant que sur la foi desdites énonciations, Bachelin-Deflorenne, acceptant le haut prix qui lui était proposé, a demandé que l'Horace lui fût immédiatement envoyé, mais qu'il a refusé d'en prendre livraison ; Considérant qu'une vente de cette nature était virtuellement soumise à la condition essentielle d'une parfaite conformité du livre vendu à la désignation qui de la part de l'acheteur avait déterminé l'acceptation du prix ; Que ce dernier n'avait contracté que sous la réserve tacite de vérifier l'exactitude des données fournies par le cédant ; Considérant que les premiers juges faisant résulter cette conformité de cette double circonstance que l'Horace avait été réellement édité par Alde en 1509, et que sa reliure portait les mentions indiquées à la fiche, ont méconnu de sérieux éléments de dépréciation qu'un examen attentif, contrôlé par les renseignements fournis à la Cour, fait apparaître dans le livre dont s'agit ; Qu'il importe d'abord de constater contrairement aux énonciations de la fiche descriptive que la réfection du dos accuse le travail imparfait d'une main peu expérimentée, et que le lavage ancien, opéré sur le livre, a eu pour conséquence une grave altération de l'impression sur un grand nombre de pages ; Qu'en second lieu cette opération de lavage a nécessité le déboîtage préalable de la reliure, réappliquée au livre après lavage ; Considérant qu'il est constant qu'une reliure ayant appartenu à un personnage célèbre ou exécutée par un relieur renommé, perd la plus grande partie de sa valeur par l'effet de l'opération dite remboîtage, alors même que le livre soumis au lavage aurait été replacé dans sa reliure d'originaire ; qu'il suit de là que Bachelin-Deflorenne, versé par état dans la connaissance des livres anciens et rares, n'a entendu acheter qu'un Horace non-seulement possédé autrefois par Grolier et relié par Grolier, mais surtout n'ayant jamais quitté sa reliure ; Que les termes de la correspondance échangée entre les parties ne laissent aucun doute à cet égard ; Qu'en cet état il y a lieu de décider que faute d'un consentement réciproque et certain sur la chose et sur le prix, la vente dont s'agit ne saurait produire effet entre les parties ; Par ces motifs, Met l'appellation et ce dont est appel au néant, émendant décharge, l'appelant des dispositions et condamnations contre lui prononcées, et statuant à nouveau : déclare de Jonage mal fondé dans ses demandes, fins et conclusions, l'en déboute, ordonne le restitution de l'amende, condamne de Jonage aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction est fait au profit de Houdard, avoué, qui l'a reprise, liquide les dépens, etc., etc."

Le Conseiller du Bibliophile conclut en disant que la jurisprudence est ainsi fixée pour tous les différends qui peuvent se produire dans les achats conclus par correspondance.

Il est vrai qu'à bien considérer les choses, 2.200 francs or en 1873, ce n'est pas rien ! On peut estimer cette somme à un équivalent très approximatif d'au moins 50.000 euros de nos jours de 2010. Que penser de tout ceci ? Qu'on ne badine pas avec l'amour des livres... euh je veux dire avec l'argent des libraires... Si j'essaye de me mettre à la place de Bachelin-Deflorenne, je ne peux m'empêcher de comprendre sa démarche d'appel (il avait donc été condamné en première instance à payer une amende), avec toutefois quelques réserves que je vais essayer de justifier ici. En effet, je ne peux croire que M. Bachelin-Deflorenne, aussi au fait de la connaissance des livres rares et précieux comme il est dit dans l'arrêt, ne sache d'avance qu'un livre qu'on dit "lavé anciennement" n'ait été obligatoirement sorti de sa reliure ? Peut-on laver un livre sans le sortir de sa reliure ? (appel aux restaurateurs de livres rares). Il n'est pas dit que quelques feuillets seulement ont été lavé anciennement, il est dit qu'un "lavage ancien avait fait couler l'impression de quelques pages". Ce n'est pas pareil. M. Bachelin-Deflorenne visiblement tourne le descriptif à son avantage pour refuser l'achat d'un livre qui finalement ne lui convient pas. C'est de bonne guerre me direz-vous ! De nos jours on procède encore de même. Surtout si le libraire voit un client potentiel a qui il a promis ce livre, finalement se rétracter après lui avoir montré. Ce n'est pas le genre de livre qu'on achète sans client ! Déjà à la fin du XIXe siècle cela devait fonctionner de la sorte. M. Bachelin-Deflorenne n'a visiblement pas cru que ce volume ait appartenu à Grolier et que la reliure fût la reliure originale. Ce doute aurait pu être dissipé d'après le descriptif que je lis "revêtu d'une reliure en maroquin rouge à compartiments dont le dos avait été habilement refait". Ce ne sont pas des mors restaurés, mais un dos refait ! Bachelin-Deflorenne semble avoir été oublieux sur ces détails qui pourtant auraient pu lui permettre d'émettre à priori quelques doutes... qui auraient différer son acceptation du prix... et ainsi un long procès avec appel.

Je trouve cet exemple fort utile et intéressant pour le bibliophile moderne. Nous vivons aujourd'hui à nouveau plus que jamais la librairie ancienne "par correspondance" (internet aidant). Ce type de conflits (la plupart du temps il est vrai résolus à l'amiable) risque bien de se produire assez souvent dans les années à venir.

Votre avis ?

A suivre...

Bonne journée,
Bertrand

(1) Voici le début de l'histoire .... M. Bachelin-Deflorenne vient de perdre contre M. le comte de Jonage un curieux procès qui intéresse tous les bibliophiles. M. de Jonage avait vendu à M. Bachelin, libraire, sur les instances de celui-ci, un Horace, édition d'Aide, portant la date de 1509, dans une reliure en maroquin rouge portant la devise et le nom de Grolier. La cession, faite sur l’envoi d'une fiche contenant la désignation du livre, fut conclue au prix de 2200 francs. Mais quand M. Bachelin-Deflorenne fut en possession du volume il déclara que son commettant refusait de l'accepter, attendu que si ce livre était bien édité par Alde l’Ancien il n'était pas dans une reliure dite de Grolier faite exprès pour lui et par conséquent n'avait jamais appartenu au célèbre bibliophile, contrairement à l'inscription mise au verso de la reliure. M. le comte de Jonage persiste, lui, dans sa demande en payement des 2200 fr., soutenant qu'il n'avait rien dissimulé à son acheteur ; que la fiche qu'il avait envoyée à Bachelin-Deflorenne ne renfermait que des indications parfaitement exactes, que l'Horace édité par Alde en 1509 était dans une reliure avec la devise de Grolier, et qu'en somme, il n'avait entendu garantir que l'origine de l'édition et l'authenticité de la reliure. Vainement M. Bachelin-Deflorenne a fait plaider que le tribunal ne pouvait admettre qu'il eût acheté pour le prix de 2200 fr. un ouvrage remboîté et que M. le comte de Jonage avait payé 500 fr. au libraire Gromier, peut-être par erreur de sa part. Le tribunal a répondu par le jugement suivant : « Attendu que la vente du livre dont il s'agit a été faite sur une fiche, rédigée par de Jonage et remise à Bachelin-Deflorenne ; que cette fiche contient la désignation du livre vendu et a porté notamment une indication annonçant que c'est un Horace d'Alde, édité en 1509, qu'il est dans une reliure en maroquin rouge, etc. ; que cette fiche indique encore que sur la couverture, côté du verso, on lit au bas : Jo. Grolieri et amicorum ; Attendu qu'il est acquis aux débats que le livre présenté à ce Bachelin-Deflorenne est bien un Horace d'Alde de 1509 ; qu'il est bien placé dans une reliure portant les mentions indiquées sur la fiche ayant servi à conclure le marché ; que si aujourd'hui le défendeur prétend qu'il aurait acheté un livre non remboîté, ayant appartenu à Grolier et devant lui être livré dans le même état, c'est-à-dire avec le texte et reliure primitifs, il y a lieu de reconnaître que si une erreur a été faite, Bachelin-Deflorenne doit se l'imputer à lui-même ; qu'en sa qualité de libraire s'occupant spécialement de livres anciens, il aurait dû savoir que de l’avis des bibliographes les plus autorisés, la seule édition d'Horace d'Alde ayant appartenu à Grolier était datée de 1527 et non de 1509 ; qu'en l'état la chose offerte était bien celle promise par le comte de Jonage, et que étant d'accord sur le prix, il y a lieu de décider que la vente est parfaite et qu'en conséquence le défendeur doit être obligé au payement de la somme de 2200 fr. Par ces motifs, Le tribunal condamne le défendeur à payer au demandeur 2200 fr. avec les intérêts, suivant la loi, et aux dépens.» (publié dans le Bulletin du Bibliophile, 1875)

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