vendredi 18 janvier 2013

Les dessous d’un billet autographe de Léon Curmer (1867).


En décembre 2011, j’ai évoqué la vie de Léon Curmer, éditeur célèbre, homme méconnu. Bertrand avait alors bien voulu s’en faire l’écho.

Le hasard des ventes aux enchères vient de me permettre d’acquérir un court billet autographe de Léon Curmer, dont je vous offre une copie numérisée.

Ses pattes de mouche, qui présentent quelques difficultés de déchiffrement, m’ont incité à le transcrire :

Paris, le 23 juin 1867

Cher Monsieur

voulez vous avoir la
bonté de voir & réparer ou faire
reparer ce qui est arrivé à
l’exposition

Le groupe n°2 du jury se
réunit encore demain lundi matin
à l’exposition je voudrais
savoir si vous le pouvez s’il a
décidé quelquechose pour
cette medaille d’or

vous trouverez là Mr de la
Gueronnière, Mr de Reurmont & a(utres ?)
c’est à 9 h. qu’il se réunit

Mille complimens
L Curmer

Une petite quinzaine de lignes manuscrites : c’est à la fois peu… et beaucoup !

Le féroce baron de Laubardemont (celui-là même qui envoya au bûcher, en août 1634, le malheureux Urbain Grandier, curé de Loudun) affirmait cyniquement : donnez-moi deux lignes de l’écriture d’un homme et je le ferai pendre.

Pareille envie ne m’habite pas - heureusement pour moi ! Mais cette missive m’a donné le désir d’en savoir plus sur les circonstances qui présidèrent à sa rédaction.

L’Exposition de 1867 bat son plein.

Faisons dans le passé un saut d’un siècle et demi. Nous sommes à Paris, au début de l’été 1867. Le Second Empire a apporté aux Français paix et prospérité. Les gigantesques travaux d’Haussmann touchent à leur fin. Ils ont durablement bouleversé le visage de la capitale. Percé de larges avenues rectilignes, Paris peut enfin respirer - et ne risque plus d’être en proie aux insurrections de 1830 ou 1848 ! La distribution d’eau potable et la mise en place d’un remarquable réseau d’assainissement ont écarté le spectre du choléra. Depuis le 1er avril, l’Exposition universelle d’Art et d’industrie - septième du genre - bat son plein. Jusqu’au lendemain de la Toussaint, le monde entier est convié à faire connaître ses dernières productions. Le progrès technique semble ne plus devoir cesser. Il a déjà bouleversé les modes de vie - en Europe occidentale, tout du moins. En quelques décennies, le chemin de fer, la machine à vapeur et le développement accéléré des échanges commerciaux ont ouvert toutes grandes les portes de l’avenir. Euphorique, la foule qui se presse aux pavillons ne peut imaginer que, dans moins de quatre ans, les Prussiens coiffés de casques à pointe feront claquer leurs bottes impeccablement cirées sur le pavé parisien…

Léon Curmer a 65 ans. C’est un homme installé, qui s’est remarié après un douloureux veuvage et a établi les deux enfants de sa première épouse. Certes sa carrière est derrière lui. Mais il n’a pu s’empêcher de participer à cette nouvelle exposition. Pourtant il se sent inquiet. : quelque chose l’a contrarié… Que s’est-il passé ? Cela le concerne-il en propre ou vise-t-il l’Exposition en général ? Son étalage de livres s’est-il effondré ? Son billet ne le précise pas. Mais il charge son correspondant - hélas anonyme - de réparer un accident.

La course à la médaille d’or.

Léon espère-t-il remporter une médaille ? En tout cas il s’interroge sur les intentions du jury… et cherche à le faire sonder. Il évoque cette médaille d’or, ce qui laisse supposer que le destinataire est déjà au fait de ses interrogations à ce sujet. Homme de contacts rompu à ce qu’on n’appelait pas encore les relations publiques, il n’hésite pas à solliciter ses accointances - dont Arthur de la Guéronnière. Cet ancien journaliste, issu d’une famille légitimiste, s’est rallié à Napoléon III. Il lui écrit même des discours de propagande. Ces services lui ont permis de devenir directeur général de la Librairie et de la Presse auprès du ministère de l’Intérieur… Une connaissance bien utile pour l’éditeur qu’est Léon Curmer !

J’ai effectué quelques recherches sur Internet à propos de cette exposition (voir ICI). Son jury comprenait 10 groupes. Le groupe 2, auquel Léon Curmer fait allusion, s’intitulait Matériel et applications des arts libéraux. Il visait, entre autres, les produits d’imprimerie et de librairie. En page 48 de son rapport, on lit : L’exposition de M. Curmer est une de celles qu’on examine avec le plus d’intérêt depuis longtemps. Ce n’est plus guère que de la chromolithographie. L’imprimerie proprement dite est comme absente de ces livres. Sans doute les copies des manuscrits sont curieuses et décorent bien une table de salon ou un oratoire ; sans doute la lithographie réussit maintenant d’une manière étonnante à reproduire ces dessins et ces couleurs, mais enfin ce n’est pas là le manuscrit même, ce n’est pas non plus la limpidité, la transparence des images (on n’y arrivera jamais), et enfin ce n’est pas là de la librairie. M. Curmer est un infatigable chercheur. Il y a longtemps qu’il avait trouvé : la publication de son édition de Paul et Virginie de 1838 est une date dans les annales de la typographie. Léon dut moyennement apprécier ce jugement…

La médaille d’or fut décernée à la cristallerie Baccarat, au facteur de pianos Herz et à deux vignobles bordelais (Château de Rayne-Vigneau et Saint-Émilion). Mais pas à Léon Curmer…

Une écriture révélatrice.

Observons maintenant la façon d’écrire de Léon Curmer. Deux choses frappent de prime abord : l’utilisation répétée de & (que les typographes appellent esperluette) au lieu de et ; l’orthographe déroutante de complimens. Or il ne s’agit là ni d’une fantaisie, ni d’une déficience. Ancien clerc de notaire, lecteur infatigable et épistolier assidu, Léon Curmer maîtrise parfaitement le français. Mais il reste fidèle à l’usage qui avait cours lorsqu’il apprit à écrire, quelque 20 ans avant la réforme orthographique de 1835. Jusqu’à cette date, le & (qu’on nommait ète) était considéré comme la vingt-septième lettre de l’alphabet, classée après le Z. Quant au pluriel des mots en -nt, il s’orthographiait encore comme au dix-septième siècle, en élidant le T : par exemple enfans, parens. En pratiquant ces archaïsmes, Léon Curmer appartient au passé. La quasi-totalité de ses contemporains ont adopté depuis longtemps les prescriptions d’une réforme vieille de plus d’un quart de siècle…

Penchons-nous aussi sur sa graphie. Rapide et régulière, courant légèrement sur le papier, elle présente toutefois quelque chose de contraint, voire de las. La ponctuation est presque absente, l’accentuation parfois négligée… Certaines lettres arborent un tracé hâtif ou crispé. Les deux extrémités de la signature plongent vers le bas. On a l’impression que tenir la plume lui est devenu pénible. Léon Curmer n’a plus que 30 mois à vivre. Sent-il que bientôt ses forces vont décliner puis le trahir ?

* * *

D’apparence anodine, ce bref billet me touche. En fixant l’éphémère pour le livrer à la postérité (comme ces portraits photographiques qu’on se faisait alors tirer au Champ-de-Mars), il révèle un Léon Curmer en fin de vie, sans doute déjà atteint des prodromes de la maladie qui l’emportera. Mais ce corps déclinant abrite un esprit toujours en éveil, surtout lorsqu’il s’agit de son métier - disons même de son art. Car c’est précisément pour ce que lui reprochait le jury de 1867 - qui lui dénie même injustement la qualité de libraire - que nous l’aimons aujourd’hui : avoir mis la beauté au service de la pensée.

En 1857, rédigeant la préface de son Imitation de Jésus-Christ, Léon Curmer évoque sa carrière finissante où l’amour du beau et la recherche de la perfection (l’ont) constamment accompagné.

Nous ne trouvons rien à ajouter.

Thierry COUTURE

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