EUGÈNE DEMOLDER, LA ROUTE D'ÉMERAUDE, PARIS, MERCURE DE FRANCE, 1899. EX. N°1/3 SUR JAPON IMPÉRIAL AVEC ENVOI DE L'AUTEUR À SON ÉPOUSE CLAIRE DEMOLDER (FILLE DE FÉLICIEN ROPS) (*)
16 FÉVRIER 2017
En 2009, le librairie Bertrand Hugonnard-Roche interrogeait les lecteurs de son blog "Le Bibliomane moderne" sur leur graal bibliophilique dans un article intitulé : "Pour vous, une bombe bibliophilique, c'est quoi?". Si l'occasion m'avait été donné de connaître le propriétaire de la librairie "L'Amour qui bouquine", à l'époque, j'aurais spontanément répondu à son enquête : "ma bombe bibliophilique ? un livre d'Eugène Demolder sur grand papier avec un envoi à sa muse, illustratrice et compagne Claire Duluc, fille de Félicien Rops".
12 ans après ma rencontre avec l'oeuvre d'Eugène Demolder, ressuscitée par l'universitaire Laurence Brogniez dans ses articles sur les rapports littérature-peinture dans la Belgique fin-de-siècle, et des milliers de patientes heures à courir les bibliothèques, archives et collections privées pour consulter, — parfois acheter —, les livres de l'auteur (jamais réédités), ses manuscrits, envois et correspondances afin de préparer l'édition de ses oeuvres complètes, j'ai enfin mis la main sur mon graal bibliophilique.
J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer le grand roman pictural d'Eugène Demolder, La Route d'émeraude, sur ce blog, dans un article consacré à un exemplaire sur papier courant avec envoi à Octave Mirbeau acquis auprès de la librairie Le Feu Follet (ICI), mais je ne résiste pas à la tentation de vous présenter le plus exceptionnel de tous, puisqu'il s'agit d'un tirage extrêmement limité sur grand papier offert par l'auteur à son épouse, enrichi d'une dédicace manuscrite des plus touchantes.
Outre le fait que mon exemplaire est le premier du tirage de tête sur papier Japon impérial, il est enrichi, sous la dédicace imprimée "A Madame Claire Demolder" commune à tous les exemplaires, d'un poignant hommage de l'auteur à celle qui fut sa compagne, sa collaboratrice et l'illustratrice de sept de ses ouvrages sous divers pseudonymes :
- Étienne Morannes pour La Légende d'Yperdamme (Paris, Mercure de France, 1896), Le Royaume authentique du grand saint Nicolas (Paris, Mercure de France, 1896), Quatuor (Paris, Mercure de France, 1897), Sous la robe (Paris, Mercure de France, 1897), La Mort aux berceaux (Paris, Mercure de France, 1899)
- Haringus pour L'Agonie d'Albion (Paris, Mercure de France, 1901)
- anonyme pour les ornementations des Trois Contemporains (Bruxelles, Edmond Deman,1901)
L'envoi, à l'encre noire, est des plus émouvants :
à ma petite compagne chérie
dont l'affection protège et réveille
ma vie et mon art,
au Toto délicieux qui joue "au
ménage" avec moi, sans qu'on
se dispute jamais
de tout mon coeur
Eugène Demolder
J'avais déjà relevé ce surnom affectueux de "Toto" dans la correspondance entre Eugène et Claire (conservée dans une collection privée), mais aussi dans son exemplaire personnel du pamphlet L'Agonie d'Albion passé en vente publique chez Simonson, en Belgique, le 16 janvier 1988, avec un envoi de l'auteur qui ne laisse d'ailleurs planer aucun doute sur l'identité du caricaturiste de l'ouvrage, un certain Haringus :
au Petit Toto
qui a travaillé avec tant de courage à la confection de ce livre
au caricaturiste !
à la belle petite fille chérie ! avec mille baisers E.D.
Une lettre de Claire Demolder au grand ami de la famille, Nadar, conservée à la BNF sous la cote NAF 24995 332, va aussi dans ce sens : "Permettez-moi de vous présenter mon mari en photographie et de vous envoyer un petit livre que nous venons de faire tous les deux, car oserais-je vous le dire ? Je suis « Monsieur Haringus lui-même »".
Je profite de cette petite digression pour reproduire ci-dessous l’envoi manuscrit d'Eugène Demolder à Nadar sur son exemplaire de L'Agonie d'Albion, puisqu’il nous a été permis de le consulter dans une collection privée. Nul doute que le photographe-caricaturiste français a dû apprécier les charges anglophobes de Claire Demolder, digne héritière de son père Félicien Rops.
Eugène Demolder, "L'Agonie d'Albion", Paris, Mercure de France, 1901. Envoi manuscrit de l'auteur à Nadar (collection privée)
Avant de rejoindre ma bibliothèque, cet exemplaire unique de La Route d'émeraude dédié à Claire Demolder a appartenu au grand collectionneur belge Carlo de Poortere dont je vous avais déjà parlé à propos du Quatuor d'Eugène Demolder avec un envoi à Lucien Guitry (ICI).
Connu dans le milieu des bibliophiles pour avoir entre autres possédé l’une des plus importantes collections d’œuvres du peintre-graveur belge Félicien Rops, ainsi que des manuscrits et éditions sur grands papiers de Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, Georges Rodenbach et Michel de Ghelderode, Carlo de Poortere avait aussi fait l'acquisition de nombreuses oeuvres d'Eugène Demolder (dont 3 en ma possession à l'heure actuelle) et d’une dizaine de manuscrits/épreuves corrigées de l'auteur, dont un roman inédit (collection privée).
L’ex-libris du collectionneur est collé sur la garde du premier contreplat : c’est un macaron octogonal, en cuir rouge, avec l’inscription dorée "EX LIBRIS CARLO DE POORTERE", surmontée d’un dessin doré d’un métier à tisser, motif qui rappelle l’activité de la célèbre manufacture familiale dont il est l'héritier.
Quant à la reliure et l'étui, probablement confiés par le collectionneur au soin d'Émile Fryns, il s'agit d'un demi-maroquin vert à coins, avec filets dorés sur les plats, tranche supérieure dorée, dos lisse avec nom de l'auteur, titre et date de publication dorés. 1ère couverture, 4e couverture et dos ont été conservés.
Avant de paraître en volume, La Route d'émeraude a fait l'objet d'une prépublication dans la revue du Mercure de France, en quatre livraisons correspondant aux quatre parties du roman, de juin à septembre 1899. Pour les consulter gratuitement sur Gallica, cliquez ICI et ICI.
Claire Demolder a également donné au Mercure de France, cette année-là, cinq vignettes nouvelles pour la livraison du mois d'avril et trois pour la livraison de mai qui seront régulièrement réutilisées dans la revue jusqu'en 1904, notamment pour enluminer la table des matières et des textes de Remy de Gourmont, Hugues Rebell (à qui elle était promise avant que Félicien Rops ne lui préfère Eugène Demolder), André-Ferdinand Hérold, Walter Pater, Jules de Gaultier, Marcel Collière, Fernand Caussy, Jean Le Tinan, H.G. Wells, Charles-Henry Hirsch, ou encore ... Eugène Demolder.
Les vignettes sont toutes signées "CDR" - Claire Demolder Rops - même si la piètre qualité de la reproduction peut parfois laisser penser que certaines sont anonymes. Quoi qu'il en soit, la table des matières de la revue ne laisse guère planer de doutes quant à leur auteur.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 112, avril 1899, p. 5, pour le texte de Remy de Gourmont « Du style ou de l’écriture » ; reprise notamment dans le n° 119, novembre 1899, p. 289 pour « La Bataille pour un mort » d'Hugues Rebell.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 112, avril 1899, p. 39, pour « Les Bacchantes » de A.-F. Hérold ; reprise notamment dans le n° 117, septembre 1899, p. 606, pour « Léonard de Vinci » de Walter Pater ; reprise également dans la table alphabétique, p. 864.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 112, avril 1899, p. 113, pour « D’un hiver tiède » de Fernand Caussy ; reprise notamment dans le n° 119, novembre 1899, p. 342 pour « La Bataille pour un mort » d'Hugues Rebell.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 113, mai 1899, p. 289, pour « L’Homme qui pouvait accomplir des miracles » de H.G. Wells.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 113, mai 1899, p. 315, pour « L’Homme qui pouvait accomplir des miracles » de H.G. Wells.
Deux de ces vignettes représentent Eugène Demolder.
La première figure l'écrivain dans un habit monastique, encapuchonné, absorbé par la lecture d'un lourd livre à fermoirs qu'il tient, les mains jointes, dans une posture qui rappelle celle de la prière.
La deuxième figure la tête de l'écrivain, coiffé du casque ailé de Mercure, les yeux clos. Cette image n'est d'ailleurs pas sans rappeler la devise du couple Demolder "Duo capita, una mens", probablement dessinée par Armand Rassenfosse. Cf. la reproduction ci-dessous.
Claire Demolder, vignette représentant Eugène Demolder lisant, pour la revue "Le Mercure de France", n° 112, avril 1899, p. 165, pour « Aimienne » de Jean le Tinan ; reprise notamment dans le n° 115, juillet 1899, p.169, pour « La Route d’émeraude » d'Eugène Demolder ; reprise également dans la « table des matières », p. 860.
Claire Demolder, vignette représentant Eugène Demolder lisant, pour la revue "Le Mercure de France", n° 113, mai 1899, p. 346, pour « Six petits poèmes » de Charles-Henry Hirsch.
Pour terminer, Claire a réalisé l'une des vignettes les plus reproduites dans la revue et qui va devenir la marque historique du Mercure de France.
Elle figure deux des principaux attributs principaux du dieu Mercure à savoir le pétase, ou casque rond ailé, et le caducée, baguette de bois de laurier ou d'olivier surmonté de deux ailes et entouré de deux serpents entrelacés.
Claire Demolder, vignette pour la revue "Le Mercure de France", n° 112, avril 1899, p. 105, pour « L’Instinct vital » de Jules de Gaultier ; reprise notamment dans le n° 119, novembre 1899, p. 386 pour « Le Poison rouge » de Marcel Collière ; reprise également dans la « table des matières », p. 859.
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(*) Adresse d'origine (publié sur le Bibliomane moderne avec l'autorisation de l'auteur : http://www.belgicana.com/eugene_demolder_claire_duluc_rops_route_emeraude_japon.html