Vous n'avez certainement jamais croisé Edouard Montagne. Il faut dire qu'il est mort en 1899. Il faut surtout dire que même de son vivant, Edouard Montagne, s'il devait croiser du monde, n'a pas laissé une immense trace dans l'histoire des lettres françaises. Et même une petite trace, il faut la chercher longtemps avant de la trouver. C'est ainsi. Certains hommes aiment et cultivent l'anonymat. Certains volontairement, d'autres en dépit de leurs désirs. C'est sans doute pour compenser avec ceux qui laissent une bien trop grande trace en comparaison de leur mérite (au singulier c'est presque déjà trop leur faire d'honneur). Heureusement ces faux-héros de leurs vivant sont, comme d'autres, vite oubliés après pour ne pas dire pendant, et c'est tant mieux. Ce n'est que justice. Divine ou pas me direz-vous, il en faut bien une pour justifier l'existence de ces humains. Bref. Tout ceci pour dire qu'Edouard Montagne fut de cette sorte d'hommes oubliés, sans doute à juste titre, probablement injustement aussi, en tous cas de ceux dont on ne sait plus rien ou presque.
Qui était Edouard Montagne ?
On lit sur l'encyclopédie libre : romancier, librettiste, auteur dramatique et vaudevilliste français. On lit ensuite : D'abord économe de l'hôpital des Enfants, il devient journaliste et collabore au Mémorial diplomatique, au Figaro et à Gringoire. Ses pièces ont été représentées sur les plus grandes scènes parisiennes du xixe siècle : théâtre des Délassements-Comiques, théâtre Beaumarchais, théâtre des Folies-Dramatiques, théâtre de l'Ambigu-Comique, etc. Montagne est aussi connu comme le délégué du comité de la Société des gens de lettres, auquel Octave Mirbeau s'affrontera lors de l'affaire Zola-Jean Grave, en août 1891à. C'est tout ! Suit la liste de ses œuvres de théâtre, romans, nouvelles et autres. Nous comptons une vingtaine de pièces de théâtre écrites entre 1854 et 1880, 10 romans publiés entre 1866 et 1893, un recueil de nouvelles publié en 1885, et 5 ouvrages dit d'érudition sur divers sujets.
Nous avons sous les yeux 5 ouvrages de cet auteur. 5 volumes de différents format (de l'in-12 à in-4) se caractérisant tous les 5 par la même reliure de luxe en maroquin rouge. Ces 5 volumes sont les exemplaires de l'auteur. C'est émouvant même si Montagne génère aujourd'hui un buzz comparable à celui d'une moule morte découverte dans le lit d'une rivière de l'Ardèche un soir de juillet (eh oui mesdames et messieurs, n'en déplaise à nos hommes politiques toujours si bien avisés, il y a des moules dans les rivières. La moule ou Anodonte ou encore Anodonta Anatina est bien présente dans les cours d'eau douce français. Sa présence marque même une très bonne qualité du milieu aquatique. Fin de la parenthèse moulesque). Donc, nous disions avec une ferveur non feinte : 5 volumes reliés avec grand luxe provenant de la bibliothèque même de notre auteur : Edouard Montagne himself.
Aaouh ! Aaouh ! Aahou ! comme diraient les gilets jaunes teintés de noir les plus exaltés ! C'est du lourd. Certes, on aurait préféré découvrir 5 volumes reliés de la sorte en provenance des rayonnages d'un Zola ou d'un Maupassant, mais que voulez-vous, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a. Dans la vie il faut savoir ce contenter (certains l'écrirait en deux mots mais ils seraient bien mal avisés de se con tenter, le danger est évident). Donc. Voici les 5 ouvrages que vous avons :
- Le manteau d'Arlequin par Edouard Montagne. Paris, Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1866. In-12
- Le roman d'un épicier. Par Edouard Montagne. Paris, E. Dentu, 1882. In-12
- La feuille à l'envers par Edouard Montagne. Paris, Ed. Monnier, 1885. In-8
- Histoire de la Société des Gens de Lettres. Par Edouard Montagne. Préface de Jules Clarétie. Paris, Librairie Mondaine A. Boeswillwald, s.d. (1889). In-4
- La main du mort par Edouard Montagne. Paris, Calmann Lévy, 1891. In-12
Ces 5 volumes ont été reliés par L. GRETZINGER. 4 reliures sont signées et une seule n'est pas signée mais évidemment est de la même main puisque de la même provenance. Seul le volume de l'Histoire de la Société des Gens de Lettres est signé L. GRETZINGER, les 3 autres sont signés seulement GRETZINGER. Le volume La main du mort n'est pas signé.
A noter cette particularité : chaque volume est conservé dans une boîte à ouverture vers le haut (comme un paquet de cigarette), avec étiquette de titre dorée sur cuir au dos. L'intérieur des boîtes est doublé de papier rouge.
Le périple qu'à suivi ces 5 volumes est assez complexe à suivre mais nous pouvons dire que ces dernières années ils sont passés en 2 lots distincts en vente aux enchères publiques à Paris, puis passés sans doute chez un premier libraire (ensemble ?) puis chez un second (ensemble cette fois c'est certain), puis proposés à la vente très récemment par un autre libraire (chaque volume proposé séparément à la vente) puis enfin acquis par moi-même, ensemble (ce fut un petit miracle d'avoir pu les conserver ensemble). Belle histoire donc. Restait à écrire cette petite historiette pour en faire quelque chose pour les générations futures de bibliophiles maniaques du maroquin rouge ! (je sais qu'ils sont nombreux).
Attardons-nous quelques instants sur le maître d'oeuvre de ces reliures exécutées pour l'auteur (l'indication nous a été donné par la notice de vente aux enchères passée).
Qui était L. Gretzinger ?
Alors là c'est l'pompon ! La Bible des relieurs (alias Fléty) est quasi muette comme une carpe sur ce nom. Fléty écrit : GRETZINGER, L., relieur, 45, rue de Sèvres à Paris. Exerçait au début du XXe siècle. Autant dire qu'il ne sait rien sinon son adresse. Et encore, se trompe-t-il en indiquant "exerçait au début du XXe siècle", sans doute aurait-il été plus juste de dire : "Exerçait à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle". Car nos reliures ayant été faites pour l'auteur mort en 1899, n'ont pu être faites qu'avant cette date en toute logique (à moins que ce ne soit sa veuve qui, prise de remord matriarcal et femmesque, n'ait décidé de repeindre en rouge la bibliothèque de son défunt mari - encore eut-il fallut qu'il soit marié - nous n'en savons rien). Bref, ces reliures ont toute l'apparence de reliures exécutées vers 1891 (date la plus récente d'édition que nous avons dans cet ensemble), un peu avant pour certaines, un peu après peut-être, mais très probablement avant 1899. Donc de L. Gretzinger on ne sait rien. Enfin si, on sait, avec les reliures sous les yeux, que ce relieur était habile. Les reliures sont d'un beau maroquin rouge de qualité, les corps d'ouvrages sont bien établis, esthétiques et solides. La dorure (si c'est Gretzinger qui la faisait) et de belle qualité, nette et précise. Tous les volumes ont la tête dorée et les autres tranches non rognées. Les couvertures des brochages ont été systématiquement conservées. Rien à redire sur la façon. Quant au style. Disons que Gretzinger sent son classique à la Du Seuil ou à l'encadrement au triple-filet doré, mais qu'il le fait bien. J'ai toujours préféré les gens qui font bien les choses simples que ceux qui s'essayent à faire des choses qu'ils ne maîtrisent pas (Mondrac si tu nous lis .... sors de ce corps de relieur-infâme destructeur de livres). Donc. Belles reliures. Belles dorures. Style classique à la "Du Seuil" ou "au filet". Nous avons cherché la trace d'autres réalisations dues à L. Gretzinger. Nous en avons trouvé quelques unes et notamment plusieurs maroquins rouges, couleur qu'il devait apprécier plus qu'une autre sans aucun doute. Nous avons trouvé trace d'une Imitation de Jésus-Christ de 1876 (Glady frères éditeurs) reliée aussi en maroquin rouge, de belle facture. Nous venons d'acquérir cette reliure (complète de sa boîte) au moment même de la rédaction de ce billet (nous pouvons donc joindre des visuels de ce volume aux cinq que nous possédions déjà). cet exemplaire a été offert par M. Edouard Montagne en 1886 à l'épouse de l'ambassadeur de France en Italier, M. Charles de Mouÿ (reliure aux armes du comte Charles de Moûy, aussi membre de la Société des gens de lettres (il n'y a pas de hasard). Montagne a commandité la reliure pour offrir ce volume. A croire que L. Gretzinger ne travaillait que pour Edouard Montagne ! Sans doute Montagne et de Mouÿ étaient-ils amis (des lettres). Nous avons aussi trouvé signé de Gretzinger un plein maroquin bleu sur une impression de 1886 encore. Hormis ces quelques livres il faut bien avouer que l'on ne rencontre pas le nom de ce relieur tous les matins en Bibliopolis ! Était-il timide ? Son activité a-t-elle été restreinte à une courte période ? Est-il mort prématurément ? Il reste encore beaucoup (tout) à découvrir sur ce relieur au talent certain mais à la production limitée. Il nous faut donc creuser ...
Creusons donc !
L'étude du patronyme Gretzinger (patronyme rare en France - porté par très peu de familles depuis le début du XXe siècle) semblerait indiqué une famille d'origine alsacienne (Bas-Rhin / Haut-Rhin). Nous avons déniché dans les bases de données généalogiques un certain Louis Gretzinger décédé le 17 octobre 1912. Son adresse était le n°45 de la rue de Sèvres. Ce qui l'adresse de notre homme ! Il est précisé qu'il avait 81 ans (ce qui nous donne une date de naissance entre 1830 et 1832). Nous trouvons son acte de décès (merci Magali la chercheuse la plus rapide de l'ouest) où il est écrit que Jean Louis Gretzinger était né le 11 octobre 1831 à Héricourt (Haute-Saône). Il était le fils de Jean Michel Gretzinger (né le 2 novembre 1809 à Héricourt / Haute-Saône) et de Marie Joséphine Chevillat (née le 26 décembre 1806 à Montmelon / Saint-Ursanne / Jura Suisse / Clos-du-Doubs). Louis Gretzinger était célibataire et relieur de son métier. Le père de notre relieur était serrurier à Héricourt. Si l'on en croit les relevés, notre relieur eut au moins 2 frères et 2 sœurs. Il fut l'aîné de la fratrie. Son père meurt à l'âge de 47 ans en 1857 à Mulhouse (Louis Gretzinger a 26 ans). Le grand-père paternel de notre relieur, Jean Conrad Gretzinger, était né à Montbéliard (Doubs) en 1777. Il s'était installé à Héricourt où il meurt en 1838. Il exerçait la profession de boucher (boyaudier). La génération d'avant (arrière-grand-père paternel de notre relieur) était aussi boucher à Héricourt (qui semble donc bien la ville d'origine de cette branche des Gretzinger depuis le milieur du XVIIIe siècle). Il semble, toujours d'après les relevés, que la génération d'avant encore, Mathaus Gretzinger, était laboureur originaire de Waltenhofen (Württemberg). C'est à quelques 350 km à l'est, à l'est du lac de Constance, en Allemagne. De tout ce meli-melo de dates et de noms il ressort que notre relieur n'a semble-t-il pas d'ascendance dans le même métier, à moins que ce ne soit du côté de sa mère (Chevillat). Du côté de ses frères et sœurs, l'un de ses frères est mort en bas âge (7 mois), l'autre fut coiffeur et ses deux sœurs couturières.
Il nous reste à retracer le parcours de relieur de notre homme discret. Chez quel relieur s'est-il formé pour avoir une main aussi sûre ? A-t-il concouru ? A-t-il obtenu des prix ? Pour le moment nous ne savons rien de son activité hormis les quelques reliures qu'il nous a légué pour mémoire. Nous n'avons trouvé nulle part son nom mentionné dans les différentes expositions de relieurs à la fin du XIXe siècle.
Edouard Montagne. Louis Gretzinger. Deux illustres inconnus des enfants du XXIe siècle. Retrouver un peu de l'histoire de ces deux humains, voilà bien un plaisir que je suis très heureux de vivre quotidiennement ou presque.
Cet ensemble est fort sympathique et il exprime, s'il le fallait encore, tout le charme des belles reliures bien exécutées de la fin du XIXe siècle. Evidemment, ici point d'Art Nouveau ou de Symbolisme comme on pourra le voir à la même époque ou quelques années plus tard seulement chez des relieurs tels que Noulhac, Marius Michel ou Charles Meunier. Du classique, mais du beau classique.
Merci d'avoir lu.
Bonne journée
Bertrand Bibliomane moderne