SURENCHÈRES !
Lorsque Saint-Louis en 1254 créa à Paris
le corps des sergents à verge et à cheval
destiné à conduire les ventes forcées
(la terminologie illustre tout un contexte...) laissant aux fripiers la
mainmise sur les ventes volontaires, nul n’imaginait l’extension que la
fonction prendrait... Il s’agissait alors de régler principalement le droit des
faillites. Trois siècles plus tard Henri II institua un code imposant aux
fripiers d’acquérir une charge, ce qui de facto fit d’eux des agents officiels.
Louis XIV porta le nombre des huissier-priseurs
parisiens à 120, chiffre surprenant pour une ville de 700.000 habitants…
Judiciaires
ou habilités aux ventes volontaires, ils sont aujourd’hui un millier à exercer
en France, beaucoup comme simples claqueurs
de marteau salariés d’études. Et si l’achat d’une charge (comme sous l’Ancien
Régime) demeure la règle prohibitive, la profession depuis la Réforme de juillet
2000, sous couvert d’harmonisation européenne, a vu croitre ses prérogatives,
les SVV devenant des maisons de commerce comme les autres.
Huit-cents
mille morts chaque année dans l’hexagone !... Ça peut paraitre cru et évoquer
la tranchée de Verdun... Mais à l’image des Pompes funèbres le marché captif de
la succession est un business colossal.
Seul, le commissaire priseur (CP) ne serait pas grand-chose dans cette affaire
mais au fil des ans il s’est entouré d’auxiliaires, apporteurs d’affaires de
tous poils qui drainent à lui une marchandise impossible à atteindre autrement,
rabatteurs rémunérés de la façon la plus légale qui soit. Je le sais bien, j’en
fus. Mais dans le paysage bocager que la France persiste à être, le CP entretient
des liens opportuns avec des partenaires occupés à creuser pour lui le sillon, je
veux parler du notaire et de l’huissier (encore
des charges de l’Ancien Régime…) ainsi que le liquidateur pour ce qui
concerne le judiciaire. C’est à eux que le CP doit ses plus belles (lucratives)
successions.
Question : à la mort du vieux collectionneur de Langres, pourquoi
sa superbe bibliothèque par l’intermédiaire du notaire de famille a pris la
direction de la salle des ventes, plutôt qu’échoir au libraire de Troyes ?... Quelle
influence, et dans l’intérêt de qui la
décision d’attribuer à l’un ou l’autre ; qui décide de la dispersion post mortem ou de la faillite d’une officine ?...
Les ententes
tacites entre coreligionnaires - surtout en province où l’on a fait son Droit
sur les mêmes bancs, sont naturelles et humaines. Qui n’agirait ainsi ?...
La guerre de Troyes n’aura pas lieu. Pour autant voyons les choses en face :
l’adjudicateur ne sert pas toujours au mieux l’intérêt de l’héritier pour qui l’argument
de la valorisation du patrimoine est l’essentiel. Cela en tous cas au détriment
du libraire local qui voit lui échapper un achalandage qui ne manquera pas de lui
faire défaut.
L’achalandage est crucial pour le libraire.
Comment drainer à soi la clientèle dès lors que l’offre, la fraîcheur du stock ne sont pas au
rendez-vous ? Il s’agit là d’un insoluble problème de quadrature du cercle.
Quand mon
grand-père bibliophile après un demi-siècle d’heureuse moisson tira sa
révérence, il ne serait venu à personne l’idée parmi les successeurs de convoquer
un CP... Le renouvèlement des générations, toutes collections confondues, jouait
à plein et il se trouvait plutôt trop d’amateurs que pas assez. Des
bibliophiles inconnus se manifestaient, faisaient des offres… Et si la
bibliothèque pour partie devait quitter le giron familial, la voie naturelle consistait
à s’adresser au libraire et de conclure de gré à gré, avec la suite heureuse d’approvisionner
le marché local. Et parfois comme le retour de l’enfant prodigue, la surprise de
retrouver en rayon l’exemplaire que le
libraire jadis avait vendu au défunt !…
Force est de constater que la mutation des
goûts et des meurs amoindrit la transmission
verticale. Des pans entiers du patrimoine ne concernent plus que les têtes
chenues. Nous connaissons tous pléthores de jeunots
qui à la féérie d’une bibliothèque préfèrent le mirage d’une croisière aux Seychelles. Par un implacable coup
de bilboquet, les successions familiales vont au plus offrant. Et sauf à
disposer d’un capital d’investissement très conséquent elles échappent largement
au libraire. Bon nombre d’entre eux faute de moyens et donc de marchandise se
morfondent. La librairie est un sacerdoce. On y entre comme dans les ordres par
amour et utopie… pour réaliser dès le premier assaut qu’il s’agit d’une
occupation de capitaliste qui nécessite d’être lourdement armé. CQFD.
Organisée en structure commerçante
élaborée, opportunément favorisée par l’évolution contemporaine du
commerce, la salle des ventes agit sur
les esprits comme les feux de la rampe, casino de tous les possibles jouant deux
coups d’avance contre la librairie, l’incomparable visibilité de l’Internet
pour complice. La quasi totalité des CP ont franchis le pas avec l’intention
avouée -et l’effet imparable- d’évincer la chaîne des intermédiaires, et se
substituer à eux en se posant comme l’interlocuteur exclusif du client final. Force
est de constater qu’ils sont en passe d’y parvenir. Adjugé-vendu… Petits ou
gros les courtiers le savent intimement, les maillons forgés depuis la nuit des
temps vont être brisés au seul bénéfice du moloch
au marteau qui concentre tout.
Douze ans après la réforme, le CP devenu
commerçant décomplexé s’est rué dans la brèche : journées d’expertises
gratuites, séduisants catalogues en ligne, ventes thématiques, publication de résultats
fracassants, prestations personnalisées, avances sur recettes, publicités flatteuses,
vacations dématérialisées sur simple clic depuis les antipodes… Tout est mis en
œuvre par la salle des ventes pour incarner l’image du commerce moderne. Il
faut dire que parmi ses atouts elle dispose de grain à moudre : en 20 ans la taxe perçue
sur l’enchérisseur acheteur est passée
de 10 à 25 % ! Ajoutée aux 15 % prélevés sur le vendeur, 40% du montant adjugé
tombent dans la poche de l’organisateur de la vente ! Un rapport incomparable d’autant
qu’à l'inverse du libraire propriétaire de son stock, le CP se voit confier des
lots à vendre dans lesquels il n’a rien investi…
Hors
de France où les impératifs légaux pour l’organisation d’enchères en salle
n’existent pour ainsi dire pas, l’hémorragie dans les rangs de la librairie
ancienne est déjà sans retour. Bien des métropoles se sont vidées de leurs librairies
physiques au profit de ventes en salle et d’un commerce Internet polymorphe. Bruxelles
capitale de l’Europe est aujourd’hui le désert de Gobi, la presque totalité des
librairies n’en ayant plus que le nom, leurs locaux de simples entrepôts n’accueillant
plus la clientèle, les animateurs historiques ayant succombé au chant des
sirènes.
Au final presque résigné on serait tenté
de baisser les bras et de conclure que la salle des ventes, acteur économique
parmi d’autres, s’est s’imposée par K.O technique à la régulière, parce que mieux adaptée au marché et aux réalités
du monde ; que le commerce des hommes
éternellement est voué à périr et se recomposer, l’âge d’or de la Route de la
soie révolu, l’univers des enchères correspondant à l’air du temps… ce qui n’est
pas totalement faux. Mais les choses ne sont pas non plus si simples.
Certes, la SVV à la faveur d’une réforme
taillée sur mesure par des crypto-libéraux a su saisir l’opportunité et
conquérir des parts de marché. En face, l’icone nostalgique de José Corti blotti
derrière son poêle Godin son matou sur les genoux, peut sembler désuète…
Il existe pourtant une belle part d’ombre dans
l’irrésistible ascension car l’activité d’une salle de vente repose à plus d’un
titre… sur du bluff. Aucun de ses familiers n’ignore qu’une partie très substantielle
de ce qui y est dispersé provient de déstockages de professionnels en mal de
trésorerie, les libraires ne faisant nullement exception… Un CP spécialisé en bibliophilie
me confiait il y a peu que 8 ouvrages sur 10
adjugés dans sa dernière vacation provenaient des étagères de marchands,
pour repartir sur celles de confrères ! Consanguin le libraire, acteur de sa
propre disparition ?... Depuis des lustres c’est un secret de polichinelle :
de nombreux CP grimés en collectionneurs enfreignent la loi en achetant en
salle de quoi étoffer leur future vente trop maigrelette, pariant sur un prix
supérieur en leurs murs… Consanguin, juge et partie le CP ?…
Si à cela on ajoute le fait que beaucoup
d’ouvrages acquis en salle coûtent plus chers qu’en librairie, au nom de
l’émulation propre au combat de coq et aux savants effets de manches du marteau…
On finit par s’interroger sur le pourquoi d’un tel succès. La salle de ventes
c’est indéniable procède de l’usine à rêves, barnum clinquant où le beau coup parait
toujours possible mais où la règle du jeu en définitive est biaisée. A
l’enchérisseur flambeur du premier rang levant la main avec ostentation, répond
l’amateur discret qui pousse une porte à grelot... Les deux systèmes seraient
incompatibles, l’un immanquablement voué à juguler l’autre ?...
Trente
ans après la loi Lang qui en son temps souhaita sanctuariser le livre neuf
soumis à une dérèglementation sauvage au moyen du prix unique (le livre est-il un produit comme les
autres ?...), il est indéniable que la librairie ancienne en boutique
bat de l’aile à son tour. Tous les indicateurs sont au rouge. Adossée à la
terrible force de frappe d’Internet, la puissance fantasmatique exercée par la
salle des ventes, qui n’a d’égal que celle de la Française des Jeux, détourne pour
partie la clientèle des lieux de commerce traditionnels. Mais les mêmes causes
produisent les mêmes effets et le livre ancien n’est pas seul sur la
sellette : boutiques d’antiquités, galeries d’art… C’est l’ensemble des activités
relatives au commerce culturel qui se
voit comprimé entre le marteau et l’enclume.
S’il existe une réponse appropriée à
l’offensive, elle ne réside sans doute pas dans une réglementation quelconque,
mais dans une pédagogie auprès du collectionneur particulier quand à la
véritable nature de la salle de ventes et son mode de fonctionnement.
Arco Amirad