dimanche 17 novembre 2013

Casse-tête posé par un livre d’heures à l’usage de Rome (1369 ?)


J’ai passé une partie de ce bel été à faire des recherches autour d’un livre d’heures entré dans ma bibliothèque un peu par hasard. J’avais toujours imaginé que ce genre d’ouvrage était inaccessible à mes finances et puis finalement, à l’occasion d’un trou d’air dans une vente (tous les participants pensaient sans doute comme moi !), et alors que je me grattais machinalement la tête, le manuscrit m’a été attribué.

Dès lors j’ai connu des problèmes que ne se posent pas les collectionneurs de livres imprimés où la question de la date et du lieu d’impression est vite résolue, c’est marqué dessus, comme sur ces fromages à pâte molle vendus dans les années 60.  Avec les manuscrits, la tâche est moins aisée, croyez-moi.

Présentation de l’objet : Il s’agit d’un livre d’heures manuscrit sur parchemin recouvert d’un vélin souple de réemploi (Reliure de l'époque ?) de 133 feuillets non chiffrés, portant de 16 à 18 lignes par page, réglure à la mine de plomb (La piqûre subsiste parfois). Dimension de 110 x 160 mm. Justification: 60 x 95 mm. Pas de signature, mais les réclames apparaissent sur 13 des 17 cahiers. Il est soigneusement calligraphié en majuscule et minuscule gothique. Des corrections au calendrier et sur certaines pages ont été apportées dans les marges d’une écriture gothique contemporaine, alors que sur les pages de garde, la couverture et dans les marges apparaissent quelques annotations un peu plus tardives, en écriture cursive gothique (fin XVe siècle).


Fig 1 Le début des heures de la Vierge (Incipit Matutine Beate Marie)



Fig 2 Le plat supérieur de la reliure



Fig 3 Le tranchefile supérieur


Un livre d'heures est un ouvrage de dévotion destiné aux laïcs. Il comprend usuellement un calendrier, le petit office de la Vierge divisée selon les temps de la journée (Laudes, prime, tierce, sexte, nones, vêpres, complies),  les psaumes pénitentiaux, les litanies, les suffrages  et l’office des morts. Ce recueil n’a pas été admis au rang des livres liturgiques. Il est dérivé du bréviaire que les particuliers ne pouvaient adopter en raison de sa longueur et de sa complexité. Dès le XIIe siècle certaines parties du bréviaire, courtes et faciles, furent ajoutés au psautier, lequel, dès l’époque carolingienne était un recueil de prières habituelles. Vers le milieu du XIIIe siècle ce qui sera le livre d’heures commença à se détacher du psautier. Au XVe siècle la séparation est consommée.

Ce manuscrit ne possède pas de peinture ni de décoration marginales. Seuls éléments du décor, des initiales en rouge ou bleu sur fond alternativement bleu, gris ou rouge et un jeu alternatif d'écritures majuscules et minuscules, permettant un commentaire à la fin des psaumes par une écriture plus fine que le texte principal. Le copiste a fait usage également de l'encre rouge pour l'introduction des psaumes, hymnes, oraisons et capitules. Un livre destiné probablement à un commanditaire peu fortuné qui a réduit les frais de décoration au minimum. 
Bien que n’ayant appartenu ni au duc de Berry ni à la duchesse Anne de Bretagne, il est toujours intriguant de savoir pour qui un tel livre a pu être fabriqué, à quelle époque et dans quelle région. En France, assurément, puisque une partie des prières et le calendrier est en français. 

Quand on cherche à déterminer une date, il parait naturel de regarder dans le calendrier ! Les jours et les quantièmes du mois étant marqués, il devrait permettre de déterminer l’année de rédaction du manuscrit.


Fig 4 Calendrier : le mois de Novembre



Fig 5 Calendrier : Septembre


Le calendrier liturgique, construit sur le calendrier romain, commence toujours le 1 janvier, quel que soit le style chronologique en usage (style de l’Annonciation, de la Nativité, de Pâques…) alors que le début de l’année civile débutait avec Avril. Dès le milieu du IXe siècle, on trouve la lettre dominicale (ici dans la 2e colonne). Cette lettre, de A à G, correspondait  au premier dimanche de l’année, le 1 janvier étant toujours désigné par la lettre A (généralement rubriquée), et ainsi de suite. Une année A commencera donc un dimanche, une année B un samedi, C un vendredi, D un jeudi, E un mercredi, F un mardi, G un lundi. Les années bissextiles portent une lettre double, par exemple FE, F servant jusqu’au 24 février (locus bisextii), et E à partir du dimanche suivant. Mais, par la suite, ces lettres ne furent utilisées que pour désigner les quantièmes, et certains calendriers, surtout à partir du XIVe siècle, les utilisent comme seul mode d’énoncé des jours. C’est le cas pour le nôtre. On voit par exemple que la Toussaint est un jour D, mais ce ne sera pas un Jeudi pour autant.

Par ailleurs, ce calendrier comporte en tête de chaque mois le nombre de jours solaires et lunaires du mois : Novembre a 30 jours et la lune 30.  Ce comput lunaire est détaillé dans la  première colonne  du calendrier qui donne le nombre d’or (numerus aureus). Un chiffre, de 1 à 19, correspond aux 19 jours où l’on pensait que la nouvelle lune pouvait arriver,  mais il faut d’abord connaître le nombre d’or de l’année considérée qui s’obtient de la manière suivante : on ajoute 1 au millésime ; on divise ensuite par 19, le reste étant le nombre cherché. Si le reste est nul, le nombre d’or est 19. Facile !

Ensuite, on cherche le jour de chaque mois auquel ce nombre correspond, et l’on obtient ainsi le jour où tombe la nouvelle lune.

Le problème est que le nombre d’or ne peut être d’aucune utilité pour dater un ouvrage puisqu’il s’agit d’un système perpétuel et les mêmes séries de chiffres se retrouvent, sauf erreur du copiste, dans tous les calendriers qui les indiquent. (Voir par exemple, entre autres,  l’exemplaire de Jeanne de France numérisé sur Gallica dont les nombres d’or sont identiques à notre calendrier).

Enfin, nous trouvons encore dans ce calendrier une indication des jours néfastes. Les jours néfastes, dies eger, sont deux jours chaque mois, pendant lesquels il était périlleux d’entreprendre une action. Ils passaient pour avoir été déterminés par les Égyptiens. Les jours égyptiaques ont joué un rôle important dans la médecine du haut Moyen Âge, et il existe un certain nombre de traités sur ce thème, De diebus aegyptiacis. Sur la photo retenue pour cet article, où figure  le mois de Novembre, le dies eger tombe  le 5 et le 28. Les spécialistes d’ésotérisme vont peut-être pouvoir me dire en quelle année il valait mieux ne pas sortir le 5 Novembre…

Bref, pour nous résumer, aussi détaillé soit le décompte des jours, des quantièmes, des nombres d’or et des jours néfastes, il faut admettre qu’ils ne nous sont d’aucune utilité pour trouver la date de fabrication du manuscrit ! (1) 


Fig 6 Prières à Sexte (Ad sextam)



Fig 7 Début des heures de la Croix. (Incipiunt matutine sancte crucis)


Ce constat n’a pas découragé pour autant le chanoine Leroquais. Cet amoureux des bréviaires et des livres d’heures  entreprit de décrire tous les exemplaires des bibliothèques auxquelles il a eu accès et il a rédigé quelques sommes inégalées jusqu’ici, dont celle consacrée aux livres d’heures de la Bibliothèque Nationale, complétée par ses élèves de l’Ecole des Hautes Etudes. Les tableaux dressés par Victor Leroquais sont très utiles pour procéder à des vérifications sur la provenance et la date des manuscrits. La méthode la plus sure est la localisation à l’aide du Sanctoral (La liste des Saints à honorer qui sont mentionnés au calendrier). Il va de soi que les fêtes du Christ ou des pères de l’Église universelle, ou ceux qui figurent dans les sacramentaires gélasien et grégorien, se retrouvent partout et n’aident pas à la localisation. En revanche, les saints locaux inscrits de première main sont susceptibles de fournir un terminus post quem, et ceux inscrits en addition fournissent un terminus ante quem.

Dans notre manuscrit, le calendrier incorpore de nombreux saints typiquement parisiens et la commémoration d'événements de l'histoire de Paris comme la translation de saint Magloire le 24 Octobre, la célébration de saint Maclou le 15 Novembre, saint Victor, saint Leu-saint Gilles, saint Thomas d’Aquin, saint Fiacre le 30 août, la réception de la sainte Couronne d'épines célébrée à partir du 11 août 1239, le miracle de sainte Geneviève des Ardents, fêté le 26 Novembre 1130. Tous ces éléments laisseraient penser à une origine parisienne de ce livre d'heures puisque le calendrier donne aux bonnes dates tous les événements du tableau chronologique des fêtes parisiennes établi en 1933 par Mlle Alice Drouin (élève du bon chanoine Leroquais) jusqu'à la date du 25 novembre 1368 où il a été décidé à Paris d'honorer sainte Catherine d'une double fête.

Par ailleurs on ne voit pas apparaître la célébration de la fête de la Présentation arrêtée le 21 novembre 1374, ni celle de la Visitation arrêtée le 2 juillet en 1389. Si nous considérons l'exactitude du tableau de Leroquais, nous pouvons en conclure que ce manuscrit est postérieur à 1368, mais antérieur à 1374.


Fig 8 Double page



Fig 9 Début de l’office des Morts (incipit vigilia mortuorum)


Oui, mais voilà, un doute subsiste pour François Avril (3) qui a eu le manuscrit entre les mains, car les dates de commémoration de la Présentation et de la Visitation arrêtées après 1368 ont pu, comme dans certains psautiers et bréviaires de la fin du XIVe siècle, être oubliées ou ignorées. En se fondant sur l'écriture gothique utilisée, sur la décoration stylisée de certaines initiales, et sur la technique des tranchefiles, François Avril pense, malgré l'absence de ces fêtes, que ce manuscrit est de la première partie du XVe siècle et non de la seconde moitié du XIVe siècle … Pis, il ne serait pas d’origine parisienne mais plutôt du centre ou du sud de la France ! (Ah, les experts !)

Difficile de contester une telle autorité. Il faudrait donc admettre que l’ouvrage a été copié sur un exemplaire parisien sans considération pour les saints de la région du commanditaire et sans mise à jour des fêtes locales, alors que, souvent, ce dernier demandait au contraire que soit ajouté certaines prières dédiées à certains saints qui lui tenaient à cœur. Se satisfaire d’un produit standard made in Paris est donc un peu curieux. D’autant que des corrections ont été apportées au calendrier, apparemment par le copiste d’origine, signe que l’on tenait à ce que le calendrier des saints soit exact. Ce n’est pas toujours le cas, Victor Leroquais avait remarqué que certains calendriers, en particulier ceux du XVème siècle rédigés en langue vulgaire, étaient  parfois « comblés » c'est-à-dire que le copiste mentionnait des noms pour remplir les jours sans commémoration, pour des raisons esthétiques sans doute. Victor Leroquais a noté que cet abus apparaissait dès le XIVe siècle, et qu’il avait principalement sévi en région parisienne, faisant souvent des calendriers ainsi traités des textes sans grand intérêt. Tantôt, le copiste avait reproduit plusieurs fois et à la  suite le nom d’un même saint, quand il n’avait pas simplement inventé des saints farfelus, comme sainte Vigille, saint Riflard , sainte Pantouffle, sainte Cotrouille !


Fig 10 La litanie des Saints



Fig  11 Une prière en français faisant allusion à Philippe le Bel.


Tout ceci pour dire que la datation et la localisation proposées ne me satisfont pas !

Une étude plus approfondie de la liturgie des heures et des prières spécialement ajoutées pour le commanditaire permettrait peut-être d’en savoir plus. Je m’emploie donc à déchiffrer chaque passage pour identifier les psaumes, les oraisons et les hymnes. Travail … de bénédictin ! Pour l’heure (si vous m’autorisez cette blagounette) j’ai achevé les Heures de la Vierge et toutes les séquences semblent conformes à mon modèle à l’usage de Paris jusqu’au feuillet 63 (sur 133 !) puis il y a des variantes que je n’ai pas encore pu rattacher à un autre usage. Il y a d’autres particularités, comme les extraits des évangiles, placés en début d’ouvrage, avant le calendrier, qui sont au nombre de trois, apparemment sans manque, alors qu’il est d’usage d’en donner quatre.

Les prières en français pourraient constituer aussi une autre piste d’identification si elles sont dédiées à un saint particulier. Outre les sept requêtes en français, nous trouvons en fin d’ouvrage une longue supplique de deux feuillets que je n’ai pas encore identifié et le « pardon » que vous m’avez aidé à déchiffrer dans un post précédent :

« Deux mille ans de pardon contient cette oraison à qui dévotement la dira entre l’élévation du corps (de) Jésus-Christ et (le) dernier Agnus (Dei). (Pardon) que donna et octroya le pape Boneface le VI(II)ème à la pétition du roy Philippe (le Bel) »

On retrouve la prière «Deux mil ans de pardon» dans d’autres livres d’heures (Voir par exemple le f° 252v° des Heures Hachette, avec une variante : A tous ceulz qui diront ceste oroison precedente iim ans de pardon). Mais ici, la référence au pardon de Boniface VIII et à Philippe le Bel est pour le moins curieuse car, si ce Pape a bien octroyé une indulgence plénière en 1300, il est douteux qu’elle se soit étendue à Philippe le Bel avec lequel il était à couteau tiré et qui est indirectement à l’origine de sa mort ! Mauvaise interprétation historique ou message politique ?

J’ignore encore si mes recherches permettront de percer les mystères de ce manuscrit. Quoiqu’il en soit, il demeure un témoignage modeste mais émouvant de la piété médiévale.
« Tout ce qui est écrit continue de vivre dans l’absence » disait le poète. Le copiste qui, dans le scriptorium humide, passait de longues heures, entre deux prières, à transcrire avec soin les hymnes, les psaumes et les antiennes s’est autorisé une fantaisie dans une lettrine (son portrait ?) et le commanditaire, qui a choisi certains textes en français, a fait placer au dernier paragraphe du dernier feuillet de ce recueil la supplique suivante : « Seigneur Dieu Jésus-Christ je proteste devant votre saincte digne majesté quar per toustans je veux vivre et morir en votre aucte saingte digne majesté »

Ils ont bien mérité tous deux l’éternité.  


Fig 12 Le copiste


Bonne journée
Textor

(1)  Dubois et JL Lemaitre, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, 1993, chap. v : «Le calendrier », p. 135-160.
(2) Victor Leroquais. Les livres d'Heures manuscrits de la Bibliothèque nationale.  Paris, l’auteur, 26 rue de Lubeck, 1927 2vol. in 4.
(3) François Avril, spécialiste des manuscrit médiévaux, auteur notamment de  «Quand la peinture était dans les livres : les manuscrits enluminés en France : 1440-1520, Flammarion, 1993 (en collaboration avec Nicole Reynaud).


LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...