J’ai passé
une partie de ce bel été à faire des recherches autour d’un livre d’heures
entré dans ma bibliothèque un peu par hasard. J’avais toujours imaginé que ce
genre d’ouvrage était inaccessible à mes finances et puis finalement, à
l’occasion d’un trou d’air dans une vente (tous les participants pensaient sans
doute comme moi !), et alors que je me grattais machinalement la tête, le
manuscrit m’a été attribué.
Dès lors j’ai
connu des problèmes que ne se posent pas les collectionneurs de livres imprimés
où la question de la date et du lieu d’impression est vite résolue, c’est
marqué dessus, comme sur ces fromages à pâte molle vendus dans les années
60. Avec les manuscrits, la tâche est
moins aisée, croyez-moi.
Présentation
de l’objet : Il s’agit d’un livre d’heures manuscrit sur parchemin
recouvert d’un vélin souple de réemploi (Reliure de l'époque ?) de 133 feuillets
non chiffrés, portant de 16 à 18 lignes par page, réglure à la mine de plomb
(La piqûre subsiste parfois). Dimension de 110 x 160 mm. Justification: 60 x 95
mm. Pas de signature, mais les réclames apparaissent sur 13 des 17 cahiers. Il
est soigneusement calligraphié en majuscule et minuscule gothique. Des
corrections au calendrier et sur certaines pages ont été apportées dans les
marges d’une écriture gothique contemporaine, alors que sur les pages de garde,
la couverture et dans les marges apparaissent quelques annotations un peu plus
tardives, en écriture cursive gothique (fin XVe siècle).
Fig 1 Le
début des heures de la Vierge (Incipit Matutine Beate Marie)
Fig 2 Le plat
supérieur de la reliure
Fig 3 Le
tranchefile supérieur
Un livre d'heures est un ouvrage de dévotion destiné aux laïcs. Il comprend usuellement un
calendrier, le petit office de la Vierge divisée selon les temps de la journée (Laudes, prime, tierce, sexte, nones, vêpres,
complies), les psaumes
pénitentiaux, les litanies, les suffrages
et l’office des morts. Ce recueil n’a pas été admis au rang des livres
liturgiques. Il est dérivé du bréviaire que les particuliers ne pouvaient adopter en raison de sa longueur et de
sa complexité. Dès le XIIe siècle certaines parties du bréviaire, courtes et
faciles, furent ajoutés au psautier,
lequel, dès l’époque carolingienne était un recueil de prières habituelles.
Vers le milieu du XIIIe siècle ce qui sera le livre d’heures commença à se
détacher du psautier. Au XVe siècle la séparation est consommée.
Ce manuscrit ne
possède pas de peinture ni de décoration marginales. Seuls éléments du décor,
des initiales en rouge ou bleu sur fond alternativement bleu, gris ou rouge et
un jeu alternatif d'écritures majuscules et minuscules, permettant un
commentaire à la fin des psaumes par une écriture plus fine que le texte
principal. Le copiste a fait usage également de l'encre rouge pour
l'introduction des psaumes, hymnes, oraisons et capitules. Un livre destiné
probablement à un commanditaire peu fortuné qui a réduit les frais de décoration
au minimum.
Bien que n’ayant
appartenu ni au duc de Berry ni à la duchesse Anne de Bretagne, il est toujours
intriguant de savoir pour qui un tel livre a pu être fabriqué, à quelle époque
et dans quelle région. En France, assurément, puisque une partie des prières et
le calendrier est en français.
Quand on cherche à déterminer une date, il parait naturel
de regarder dans le calendrier ! Les jours et les quantièmes du mois étant
marqués, il devrait permettre de déterminer l’année de rédaction du manuscrit.
Fig 4 Calendrier : le mois de Novembre
Fig 5 Calendrier : Septembre
Le
calendrier liturgique, construit sur le calendrier romain, commence toujours le
1 janvier, quel que soit le style chronologique en usage (style de
l’Annonciation, de la Nativité, de Pâques…) alors que le début de l’année
civile débutait avec Avril. Dès le milieu du IXe siècle, on trouve la lettre
dominicale (ici dans la 2e colonne). Cette lettre, de A à G,
correspondait au premier dimanche de
l’année, le 1 janvier étant toujours désigné par la lettre A (généralement
rubriquée), et ainsi de suite. Une année A commencera donc un dimanche, une
année B un samedi, C un vendredi, D un jeudi, E un mercredi, F un mardi, G un
lundi. Les années bissextiles portent une lettre double, par exemple FE, F
servant jusqu’au 24 février (locus bisextii), et E à partir du dimanche
suivant. Mais, par
la suite, ces lettres ne furent utilisées que pour désigner les quantièmes, et
certains calendriers, surtout à partir du XIVe siècle, les utilisent comme
seul mode d’énoncé des jours. C’est le cas pour le nôtre. On voit par exemple
que la Toussaint est un jour D, mais ce ne sera pas un Jeudi pour autant.
Par
ailleurs, ce calendrier comporte en tête de chaque mois le nombre de jours
solaires et lunaires du mois : Novembre a 30 jours et la lune 30. Ce comput lunaire est détaillé
dans la première colonne du calendrier qui donne le nombre d’or (numerus aureus). Un chiffre, de 1 à 19, correspond
aux 19 jours où l’on pensait que la nouvelle lune pouvait arriver, mais il faut d’abord connaître le nombre d’or
de l’année considérée qui s’obtient de la manière suivante : on ajoute 1 au
millésime ; on divise ensuite par 19, le reste étant le nombre cherché. Si le
reste est nul, le nombre d’or est 19. Facile !
Ensuite,
on cherche le jour de chaque mois auquel ce nombre correspond, et l’on obtient
ainsi le jour où tombe la nouvelle lune.
Le
problème est que le nombre d’or ne peut être d’aucune utilité pour dater un ouvrage
puisqu’il s’agit d’un système perpétuel et les mêmes séries de chiffres se
retrouvent, sauf erreur du copiste, dans tous les calendriers qui les
indiquent. (Voir par exemple, entre autres,
l’exemplaire de Jeanne de France numérisé sur Gallica dont les nombres
d’or sont identiques à notre calendrier).
Enfin,
nous trouvons encore dans ce calendrier une indication des jours néfastes. Les
jours néfastes, dies eger,
sont deux jours chaque mois, pendant lesquels il était périlleux d’entreprendre
une action. Ils passaient pour avoir été déterminés par les Égyptiens. Les
jours égyptiaques ont joué un rôle important dans la médecine du haut Moyen
Âge, et il existe un certain nombre de traités sur ce thème, De diebus
aegyptiacis. Sur la
photo retenue pour cet article, où figure le mois de Novembre, le dies eger tombe le 5 et le
28. Les spécialistes d’ésotérisme vont peut-être pouvoir me dire en quelle
année il valait mieux ne pas sortir le 5 Novembre…
Bref, pour
nous résumer, aussi détaillé soit le décompte des jours, des quantièmes, des
nombres d’or et des jours néfastes, il faut admettre qu’ils ne nous sont d’aucune
utilité pour trouver la date de fabrication du manuscrit ! (1)
Fig 6 Prières
à Sexte (Ad sextam)
Fig 7
Début des heures de la Croix. (Incipiunt matutine sancte crucis)
Ce constat n’a pas découragé pour autant le chanoine
Leroquais. Cet amoureux des bréviaires et des livres d’heures entreprit de décrire tous les exemplaires des
bibliothèques auxquelles il a eu accès et il a rédigé quelques sommes inégalées
jusqu’ici, dont celle consacrée aux livres d’heures de la Bibliothèque
Nationale, complétée par ses élèves de l’Ecole des Hautes Etudes. Les tableaux
dressés par Victor Leroquais sont très utiles pour procéder à des vérifications
sur la provenance et la date des manuscrits. La méthode la plus sure est la
localisation à l’aide du Sanctoral (La liste des Saints à honorer qui sont
mentionnés au calendrier). Il va de soi que les fêtes du Christ ou des pères de
l’Église universelle, ou ceux qui figurent dans les sacramentaires gélasien et
grégorien, se retrouvent partout et n’aident pas à la localisation. En
revanche, les saints locaux inscrits de première main sont susceptibles de
fournir un terminus post quem,
et ceux inscrits en addition fournissent un terminus ante quem.
Dans notre manuscrit, le calendrier incorpore de nombreux saints
typiquement parisiens et la commémoration d'événements de l'histoire de Paris
comme la translation de saint Magloire le 24 Octobre, la célébration de saint
Maclou le 15 Novembre, saint Victor, saint Leu-saint Gilles, saint Thomas
d’Aquin, saint Fiacre le 30 août, la réception
de la sainte Couronne d'épines célébrée à partir du 11 août 1239, le miracle de
sainte Geneviève des Ardents, fêté le 26 Novembre 1130. Tous ces éléments
laisseraient penser à une origine parisienne de ce livre d'heures puisque le
calendrier donne aux bonnes dates tous les événements du tableau chronologique
des fêtes parisiennes établi en 1933 par Mlle Alice Drouin (élève du bon
chanoine Leroquais) jusqu'à la date du 25 novembre 1368 où il a été décidé à
Paris d'honorer sainte Catherine d'une double fête.
Par ailleurs
on ne voit pas apparaître la célébration de la fête de la Présentation arrêtée
le 21 novembre 1374, ni celle de la Visitation arrêtée le 2 juillet en 1389. Si nous considérons l'exactitude du tableau de
Leroquais, nous pouvons en conclure que ce manuscrit est postérieur à 1368,
mais antérieur à 1374.
Fig 8 Double
page
Fig 9 Début
de l’office des Morts (incipit vigilia mortuorum)
Oui, mais
voilà, un doute subsiste pour François Avril (3) qui a eu le manuscrit entre
les mains, car les dates de commémoration de la Présentation et de la
Visitation arrêtées après 1368 ont pu, comme dans certains psautiers et
bréviaires de la fin du XIVe siècle, être oubliées ou ignorées. En se fondant sur
l'écriture gothique utilisée, sur la décoration stylisée de certaines
initiales, et sur la technique des tranchefiles, François Avril pense, malgré
l'absence de ces fêtes, que ce manuscrit est de la première partie du XVe
siècle et non de la seconde moitié du XIVe siècle … Pis, il ne serait pas d’origine
parisienne mais plutôt du centre ou du sud de la France ! (Ah, les experts !)
Difficile de contester une telle autorité. Il
faudrait donc admettre que l’ouvrage a été copié sur un exemplaire parisien
sans considération pour les saints de la région du commanditaire et sans mise à
jour des fêtes locales, alors que, souvent, ce dernier demandait au contraire que
soit ajouté certaines prières dédiées à certains saints qui lui tenaient à
cœur. Se satisfaire d’un produit standard made in Paris est donc un peu curieux.
D’autant que des corrections ont été apportées au calendrier, apparemment par
le copiste d’origine, signe que l’on tenait à ce que le calendrier des saints
soit exact. Ce n’est pas toujours le cas, Victor Leroquais avait remarqué que
certains calendriers, en
particulier ceux du XVème siècle rédigés en langue vulgaire, étaient parfois « comblés » c'est-à-dire que
le copiste mentionnait des noms pour remplir les jours sans commémoration, pour
des raisons esthétiques sans doute. Victor Leroquais a noté que cet abus
apparaissait dès le XIVe siècle, et qu’il avait principalement sévi en région
parisienne, faisant souvent des calendriers ainsi traités des textes sans grand
intérêt. Tantôt, le copiste avait reproduit plusieurs fois et à la suite le nom d’un même saint, quand il
n’avait pas simplement inventé des saints farfelus, comme sainte Vigille,
saint Riflard , sainte Pantouffle, sainte Cotrouille !
Fig 10 La litanie des Saints
Fig 11 Une prière
en français faisant allusion à Philippe le Bel.
Tout ceci pour dire que la datation et la localisation
proposées ne me satisfont pas !
Une étude plus approfondie de la liturgie des heures et
des prières spécialement ajoutées pour le commanditaire permettrait peut-être
d’en savoir plus. Je m’emploie donc à déchiffrer chaque passage pour identifier
les psaumes, les oraisons et les hymnes. Travail … de bénédictin ! Pour
l’heure (si vous m’autorisez cette blagounette) j’ai achevé les Heures de la
Vierge et toutes les séquences semblent conformes à mon modèle à l’usage de
Paris jusqu’au feuillet 63 (sur 133 !) puis il y a des variantes que je
n’ai pas encore pu rattacher à un autre usage. Il y a d’autres particularités,
comme les extraits des évangiles, placés en début d’ouvrage, avant le
calendrier, qui sont au nombre de trois, apparemment sans manque, alors qu’il
est d’usage d’en donner quatre.
Les
prières en français pourraient constituer aussi une autre piste
d’identification si elles sont dédiées à un saint particulier. Outre les sept
requêtes en français, nous trouvons en fin d’ouvrage une longue supplique de
deux feuillets que je n’ai pas encore identifié et le « pardon » que
vous m’avez aidé à déchiffrer dans un post précédent :
« Deux mille ans de pardon contient cette
oraison à qui dévotement la dira entre l’élévation du corps (de) Jésus-Christ
et (le) dernier Agnus (Dei). (Pardon) que donna et octroya le pape Boneface le
VI(II)ème à la pétition du roy Philippe (le Bel) »
On
retrouve la prière «Deux mil ans de pardon» dans d’autres livres d’heures (Voir
par exemple le f° 252v° des Heures Hachette, avec une variante : A tous ceulz qui
diront ceste oroison precedente iim ans de pardon). Mais ici, la référence au pardon
de Boniface VIII et à Philippe le Bel est pour le moins curieuse car, si ce
Pape a bien octroyé une indulgence plénière en 1300, il est douteux qu’elle se
soit étendue à Philippe le Bel avec lequel il était à couteau tiré et qui est indirectement
à l’origine de sa mort ! Mauvaise interprétation historique ou message
politique ?
J’ignore
encore si mes recherches permettront de percer les mystères de ce manuscrit.
Quoiqu’il en soit, il demeure un témoignage modeste mais émouvant de la piété
médiévale.
« Tout ce
qui est écrit continue de vivre dans l’absence » disait le poète. Le copiste qui,
dans le scriptorium humide, passait de longues heures, entre deux prières, à
transcrire avec soin les hymnes, les psaumes et les antiennes s’est autorisé
une fantaisie dans une lettrine (son portrait ?) et le commanditaire, qui
a choisi certains textes en français, a fait placer au dernier paragraphe du
dernier feuillet de ce recueil la supplique suivante : « Seigneur Dieu Jésus-Christ je proteste
devant votre saincte digne majesté quar per toustans je veux vivre et morir en
votre aucte saingte digne majesté »
Ils ont
bien mérité tous deux l’éternité.
Fig 12 Le
copiste
Bonne journée
Textor
(1) Dubois et JL
Lemaitre, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, 1993,
chap. v : «Le calendrier », p. 135-160.
(2) Victor Leroquais. Les livres d'Heures manuscrits de
la Bibliothèque nationale. Paris,
l’auteur, 26 rue de Lubeck, 1927 2vol. in 4.
(3) François Avril, spécialiste des manuscrit médiévaux,
auteur notamment de «Quand la peinture était dans
les livres : les manuscrits enluminés en France : 1440-1520, Flammarion, 1993 (en
collaboration avec Nicole Reynaud).