dimanche 24 novembre 2013

Gargantua sous le soleil de Brayer par Norbert Vannereau



Gargantua sous le soleil de Brayer

      
L’illustration pour bien des peintres est le gagne-pain essentiel à la poursuite de leur art, pour d’autres un passage obligé vers le grand public. Lorsqu’en 1946 Maurice Robert sollicite Brayer pour enrichir l’édition de luxe d’un intégral Rabelais (Compagnons du Livre) on se demande ce qui le pousse à s’adresser à lui. Rien sur le papier ne s’y prête. Yves Brayer à 40 ans ne s’est pas encore approprié le réalisme figuratif qui sera sa marque. Artiste de paysages et de natures mortes, ses premières années grâce à des bourses et à l’obtention du Grand Prix de Rome lui permettent de voyager, de se faire un nom d’artiste classique. Pendant la guerre il travaille pour l’Opéra de Paris. Fils d’officier de haut rang Brayer appartient à un monde plutôt normé.






    
On ne connaitra sans doute jamais la motivation profonde de Maurice Robert. En revanche du côté du peintre, le défi l’aida sans doute à tourner une page et à poser son style. L’année 46 est celle de sa découverte de la Provence qui l’a marqué au fer. Et puis l’histoire de l’illustration est parsemée d’artistes sérieux qui s’encanaillent et concrétisent sous le manteau ce que leur statut ne permet pas... Peut-être un Brayer officiel  envisagea-t-il ainsi cette expérience.

    
Les gouaches qu’il livra n’appartiennent pas au registre du Curiosa, loin s’en faut !… La géniale truculence de maître François aurait pu l’y pousser mais ce n’était pas son registre. Brayer s’empara d’un texte plus vraiment à la mode. Comment travailla-t il, dans l’ordre de la narration ou au hasard en piochant ?... L’ouverture sur Gargantua dans la fameuse ripaille champêtre du chapitre V (buvez toujours, vous ne mourrez jamais !) est l’occasion à un exercice de style. Les Flandres Espagnoles (Brayer n’oublia jamais ni l’Espagne ni les Artistes du Prado) ne sont jamais loin. Passée la protubérante grossesse de sa mère au chapitre suivant, puis l’opération de torche-cul comparée au moyen d’oiseaux vivants –encore génial! Brayer toujours dans un style espagnol stigmatise l’église par un trait bien senti. Le dessin est simple et ample. Arrivent Pantagruel et Panurge mariant les vieilles et Brayer se libère un peu avec une première nudité (de dos pour l’homme de face pour la femme… dans les canons malgré tout) jusqu’à la scène de troussage : c’est qu’il vient de rencontrer celle qui deviendra sa femme et son égérie, et les Baux de Provence en arrière-plan d’évoquer l’impérieuse érection. Fin du premier volume. Dans le suivant Brayer offrira un dessin plus pénétrant. Sans doute la nature du récit l’y incite : Pourquoi les nouveaux mariés étaient exempts d’aller à la guerre suivi de Comment Panurge avait la puce à l’oreille et comment il renonça à porter sa magnifique braguette ?... Ce Tiers Livre évoque très largement le mariage et la conquête.

Et soudain au détour du chapitre XXVIII dans La crainte du cocufiage, les couilles sous toutes leurs formes montent à l’assaut et prennent le pouvoir, l’occasion d’une belle inspiration : l’illustration la plus puissante de Brayer, une franche partouze où les corps se chevauchent, les gestes précis pour un plaisir plutôt débridé, et le diable à queue fourchue en personne, le sexe turgescent... Puis le volume trois curieusement retombe en eau de boudin sur de pâles dessins de médiévaleries sans inspiration, ce malgré une narration prodigieuse digne d’Homère.

    
Jamais l’idée d’une association Rabelais/ Brayer ne me serait venue à l’esprit. Sans doute en 46 dans une France en recomposition l’influence des galeristes parisiens influença ce choix. Grand admirateur du père fondateur qu’est Rabelais, j’imagine ce qu’un Rops inspiré (pléonasme) aurait apporté à cette œuvre majeure. Ou Lobel Riche, ou encore  Roland Topor.


Norbert Vannereau











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