Gargantua sous le
soleil de Brayer
L’illustration pour bien des peintres est le
gagne-pain essentiel à la poursuite de leur art, pour d’autres un passage obligé
vers le grand public. Lorsqu’en 1946 Maurice Robert sollicite Brayer pour enrichir
l’édition de luxe d’un intégral Rabelais (Compagnons
du Livre) on se demande ce qui le pousse à s’adresser à lui. Rien sur le
papier ne s’y prête. Yves Brayer à 40 ans ne s’est pas encore approprié le réalisme
figuratif qui sera sa marque. Artiste de paysages et de natures mortes, ses
premières années grâce à des bourses et à l’obtention du Grand Prix de Rome lui
permettent de voyager, de se faire un nom d’artiste classique. Pendant la
guerre il travaille pour l’Opéra de Paris. Fils d’officier de haut rang Brayer appartient
à un monde plutôt normé.
On ne connaitra sans doute
jamais la motivation profonde de Maurice Robert. En revanche du côté du
peintre, le défi l’aida sans doute à tourner une page et à poser son style.
L’année 46 est celle de sa découverte de la Provence qui l’a marqué au fer. Et
puis l’histoire de l’illustration est parsemée d’artistes sérieux qui s’encanaillent et concrétisent sous le manteau ce que
leur statut ne permet pas... Peut-être un Brayer officiel envisagea-t-il ainsi cette expérience.
Les gouaches qu’il livra n’appartiennent
pas au registre du Curiosa, loin s’en
faut !… La géniale truculence de maître François aurait pu l’y pousser
mais ce n’était pas son registre. Brayer s’empara d’un texte plus vraiment à la
mode. Comment travailla-t il, dans l’ordre de la narration ou au hasard en
piochant ?... L’ouverture sur Gargantua
dans la fameuse ripaille champêtre du chapitre V (buvez toujours, vous ne mourrez jamais !) est l’occasion à un
exercice de style. Les Flandres Espagnoles (Brayer n’oublia jamais ni l’Espagne
ni les Artistes du Prado) ne sont jamais loin. Passée la protubérante grossesse
de sa mère au chapitre suivant, puis l’opération de torche-cul comparée au
moyen d’oiseaux vivants –encore génial! Brayer toujours dans un style espagnol stigmatise
l’église par un trait bien senti. Le dessin est simple et ample. Arrivent Pantagruel
et Panurge mariant les vieilles et
Brayer se libère un peu avec une première nudité (de dos pour l’homme de face pour
la femme… dans les canons malgré tout) jusqu’à la scène de troussage : c’est
qu’il vient de rencontrer celle qui deviendra sa femme et son égérie, et les
Baux de Provence en arrière-plan d’évoquer l’impérieuse érection. Fin du
premier volume. Dans le suivant Brayer offrira un dessin plus pénétrant. Sans
doute la nature du récit l’y incite : Pourquoi
les nouveaux mariés étaient exempts d’aller à la guerre suivi de Comment Panurge avait la puce à l’oreille et
comment il renonça à porter sa magnifique braguette ?... Ce Tiers Livre
évoque très largement le mariage et la conquête.
Et soudain au détour du
chapitre XXVIII dans La crainte du cocufiage, les couilles sous
toutes leurs formes montent à l’assaut et prennent le pouvoir, l’occasion d’une
belle inspiration : l’illustration la plus puissante de Brayer, une
franche partouze où les corps se chevauchent, les gestes précis pour un plaisir
plutôt débridé, et le diable à queue fourchue en personne, le sexe turgescent...
Puis le volume trois curieusement retombe en eau de boudin sur de pâles dessins
de médiévaleries sans inspiration, ce malgré une narration prodigieuse digne d’Homère.
Jamais l’idée d’une association
Rabelais/ Brayer ne me serait venue à l’esprit. Sans doute en 46 dans une
France en recomposition l’influence des galeristes parisiens influença ce
choix. Grand admirateur du père fondateur qu’est Rabelais, j’imagine ce qu’un
Rops inspiré (pléonasme) aurait apporté à cette œuvre majeure. Ou Lobel Riche,
ou encore Roland Topor.