Les premiers imprimeurs étaient des artistes qui rivalisèrent d’astuces et d’inventivité pour se démarquer de leurs cncurrents, ils nous ont laissé quelques unes des plus belles pages qui aient été jamais imprimés et on ne se lasse jamais de les admirer. Parmi toute la production incunable, Venise pourrait recevoir le Lion d’Or pour l’ensemble de son œuvre. Le génie artistique italien, me direz-vous. Pourtant les premiers imprimeurs de Venise n’étaient pas nés dans la péninsule, ils venaient d’Allemagne, évidemment, mais aussi de France, et même des Pays Bas.
C’est en 1469, un 18 septembre très exactement, sur le coup de seize heures trente, que les frères de Spire, Jean et Wendelin, tudesques de leur état, commencèrent l’impression d’une édition de l’Histoire Naturelle de Pline l’ancien (1). Jean de Spire venait d’obtenir le privilège exclusif du Doge Christofo Moro pour toute la République de Venise. Mais il ne le conserva pas longtemps car il mourut la même année, laissant une veuve éplorée, la belle Donna Paula, fille du peintre Antonello da Messina, dont nous reparlerons plus loin.
La Sérénissime était alors au sommet de sa gloire et de son expansion territoriale, il importait au Doge qu’elle brille aussi sur le plan intellectuel. Avec la perte du privilège obtenu par Jean de Spire, la voie était libre pour d’autres entreprises : Nicolas Jenson, originaire de Champagne, espion en rupture de ban, lança alors sa société de typographie, appelée à une belle expansion grâce à ses lettres rondes, un romain d’une belle élégance. Nicolas Jenson s’était associé pour cela avec Jean de Cologne qui épousa la belle Donna Paula, la veuve éplorée [Ndlr : c'est ce qu'on dit...] de Jean de Spire .
Mais c’est un imprimeur néerlandais, moins connu, qui va retenir notre attention ce soir, car son travail n’a rien à envier à celui de ses illustres prédécesseurs : Il s’agit de Renaud de Nimègue, autrement appelé, au fil des éditions, Rinaldo de Novimagio, Rainald von Nemwegeu, Raynaldus de Novimagio, etc … (Le catalogue intégré recense une bonne quinzaine de transcriptions différentes de son nom). Il était originaire de la capitale de l’ancien duché de Gueldre.
Son activité à Venise commence en 1477 quand il s’associe avec l’allemand Theodore von Reynsberg. Ils impriment alors ensemble, en lettres gothiques, des classiques de la théologie scolastique, tel Paul Venetus, qui faisait fureur en ce dernier quart du XVème siècle. Les deux associés choisirent parmi ses nombreux écrits un de ceux qui n’avait pas encore été reproduit par la presse, son commentaire sur les deux derniers livres d’Aristote. Le succès fut immédiat. Ils enchaînèrent la même année avec les Commentaires de Saint Bonaventure sur les Sentences de Pierre Lombard. A partir de 1479 le nom de Renaud apparait seul sur les colophons bien qu’il continue à utiliser les mêmes caractères gothiques, laissant supposer un décès prématuré de son associé.
On ignore quelle fut sa formation d’origine et sa date d’arrivée à Venise mais son statut d’imprimeur est attesté par son contrat de mariage avec la belle Donna Paula, veuve éplorée [Ndlr : je n'en crois pas un mot] des imprimeurs Jean de Spire et Jean de Cologne cités précédemment. Donna Paula est un peu la Charlotte Guillard de la Lagune, à ceci près qu’elle se remariait trop rapidement pour avoir le temps d’imprimer sous son nom ; elle mourut en 1480 en laissant à Renaud et à ses trois enfants une fortune considérable évaluée à cinq cents Ducats sous forme d’argent, de matériel et de livres (tous incunables !) (2).
Renaud de Nimègue fut un imprimeur assez productif avec des périodes d’intense activité suivies par des interruptions plus ou moins longues. En tout, quarante et une éditions ont été recensées par le World Catalogue, dont vingt cinq pour la période 1477-1483, quatre en 1486, une reprise pendant les années 1489-91 avec cinq éditions, puis un arrêt complet de 1492 à 1495. Ses dernières productions datent de 1496 mais on ne connait pas la date de son décès. Il est possible que l’absence de publications corresponde à des périodes où il préférait fondre et vendre des types.
En effet il s’est intéressé assez tôt à la fabrication de nouvelle police de caractères. Douze en tout, dont sept polices gothiques, trois romaines, une grecque et une de caractères de musique. Il fut prompt à suivre les traces de Nicolas Jenson puisqu’il employa des caractères romains pour la première fois dans son édition de Virgile dès le 27 septembre 1482, puis dans une édition des Satyres de Perse, et pour la troisième fois dans le Pline de 1483 qui sert à illustrer cet article.
« Quand on voit surtout le degré de perfection qu’il est parvenu à donner à ses nombreuses productions, on ne peut méconnaitre qu’il n’ait été réellement un artiste de mérite… Ses impressions ne sont dépourvues ni de goût, ni d’une certaine élégance. Le papier qu’il employait est d’une qualité supérieur, il a cette épaisseur et cette solidité que savaient lui donner les fabriques déjà célèbres du Frioul, de Brescia ou de Bergame, où il s’approvisionnait sans doute; les caractères dénotent un graveur habile, et le tirage parait parfaitement égal » (3)
Et il est vrai que la tonalité générale du caractère est assez régulière, d’un aspect reposant pour l’œil et d’une facilité de lecture qui tranche avec les lettres gothiques. Il donne à ses minuscules une certaine ampleur, elles n’ont plus cette raideur uniforme des premières lettres latines, ou l’aspect grêle des lettres des frères de Spire ; il parvient à jouer des pleins et des déliés ; un style de police qui n’est pas sans rappeler celui de Nicolas Jenson.
Renaud de Nimègue laissait encore en blanc, au début des paragraphes, l’espace que les enlumineurs devaient agrémenter de lettrines colorées. C’est un autre imprimeur vénitien, Erhardt Ratdolt, qui imprima la première lettre ornée.
Notre imprimeur affectionnait particulièrement le format in-folio et grand-in-folio mais on trouve aussi quelques éditions au format in-quarto et même in-octavo. Toutes se distinguent par des « marges plantureuses » [Ndlr : plenitas plenitatis...], comme dit Van der Mersch, (il est vrai que dans le cas contraire, je ne me serais pas intéressé à cet imprimeur !).
Les thèmes abordés concernent essentiellement la théologie et les œuvres des auteurs classiques romains, mais on trouve aussi des ouvrages scientifiques, comme ce Pline, et des livres de médecine. Comme le feront un plus tard les Alde, les Bade et les Estienne, Renaud de Nimègue se faisait un point d’honneur à livrer au public des éditions exemptes de fautes. Plusieurs correcteurs étaient attachés à son atelier pour préparer les textes et revoir les épreuves.
Ne trouvez-vous pas que Renaud de Nimègue mériterait un peu plus de notoriété ? Personne n’avait écrit sur lui quand Polydore-Charles Van der Meersch lui consacra un chapitre entier de ses recherches sur les imprimeurs belges. Encore avait-il fallu faire des concessions au champ de l’étude puisque notre imprimeur n’était pas belge ! C’était en 1844… Depuis lors, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’autre étude de fond sur cet imprimeur.
Bonne soirée,
Textor
(1) « A di 18 septembrio fo scomenzà a Venisa a stampar libri: inventor un maistro zuane de Spira, todescho, et Stampo le epistole di Tulliu, et Plinio.» ( Sanudo, Diaro)
(2) On dit que L’annonciation par Antonello da Messina, du Musée de Palerme, serait un portrait de Paula.
(3) Sur Renaud de Nimègue voir la notice de Polydore-Charles Van der Meersch « Recherches sur la vie et les travaux de quelques imprimeurs belges établis à l'étranger pendant les XV et XVI siècles ». L. Hebbelynck 1844.
Fig 1 La page au grand a bleu.
C’est en 1469, un 18 septembre très exactement, sur le coup de seize heures trente, que les frères de Spire, Jean et Wendelin, tudesques de leur état, commencèrent l’impression d’une édition de l’Histoire Naturelle de Pline l’ancien (1). Jean de Spire venait d’obtenir le privilège exclusif du Doge Christofo Moro pour toute la République de Venise. Mais il ne le conserva pas longtemps car il mourut la même année, laissant une veuve éplorée, la belle Donna Paula, fille du peintre Antonello da Messina, dont nous reparlerons plus loin.
La Sérénissime était alors au sommet de sa gloire et de son expansion territoriale, il importait au Doge qu’elle brille aussi sur le plan intellectuel. Avec la perte du privilège obtenu par Jean de Spire, la voie était libre pour d’autres entreprises : Nicolas Jenson, originaire de Champagne, espion en rupture de ban, lança alors sa société de typographie, appelée à une belle expansion grâce à ses lettres rondes, un romain d’une belle élégance. Nicolas Jenson s’était associé pour cela avec Jean de Cologne qui épousa la belle Donna Paula, la veuve éplorée [Ndlr : c'est ce qu'on dit...] de Jean de Spire .
Mais c’est un imprimeur néerlandais, moins connu, qui va retenir notre attention ce soir, car son travail n’a rien à envier à celui de ses illustres prédécesseurs : Il s’agit de Renaud de Nimègue, autrement appelé, au fil des éditions, Rinaldo de Novimagio, Rainald von Nemwegeu, Raynaldus de Novimagio, etc … (Le catalogue intégré recense une bonne quinzaine de transcriptions différentes de son nom). Il était originaire de la capitale de l’ancien duché de Gueldre.
Fig 2 Colophon de Renaud de Nimègue sur une édition de Pline.
Fig 2bis Le livre XII de l’Histoire Naturelle de Pline, 9ème édition incunable – 1483.
Son activité à Venise commence en 1477 quand il s’associe avec l’allemand Theodore von Reynsberg. Ils impriment alors ensemble, en lettres gothiques, des classiques de la théologie scolastique, tel Paul Venetus, qui faisait fureur en ce dernier quart du XVème siècle. Les deux associés choisirent parmi ses nombreux écrits un de ceux qui n’avait pas encore été reproduit par la presse, son commentaire sur les deux derniers livres d’Aristote. Le succès fut immédiat. Ils enchaînèrent la même année avec les Commentaires de Saint Bonaventure sur les Sentences de Pierre Lombard. A partir de 1479 le nom de Renaud apparait seul sur les colophons bien qu’il continue à utiliser les mêmes caractères gothiques, laissant supposer un décès prématuré de son associé.
On ignore quelle fut sa formation d’origine et sa date d’arrivée à Venise mais son statut d’imprimeur est attesté par son contrat de mariage avec la belle Donna Paula, veuve éplorée [Ndlr : je n'en crois pas un mot] des imprimeurs Jean de Spire et Jean de Cologne cités précédemment. Donna Paula est un peu la Charlotte Guillard de la Lagune, à ceci près qu’elle se remariait trop rapidement pour avoir le temps d’imprimer sous son nom ; elle mourut en 1480 en laissant à Renaud et à ses trois enfants une fortune considérable évaluée à cinq cents Ducats sous forme d’argent, de matériel et de livres (tous incunables !) (2).
Renaud de Nimègue fut un imprimeur assez productif avec des périodes d’intense activité suivies par des interruptions plus ou moins longues. En tout, quarante et une éditions ont été recensées par le World Catalogue, dont vingt cinq pour la période 1477-1483, quatre en 1486, une reprise pendant les années 1489-91 avec cinq éditions, puis un arrêt complet de 1492 à 1495. Ses dernières productions datent de 1496 mais on ne connait pas la date de son décès. Il est possible que l’absence de publications corresponde à des périodes où il préférait fondre et vendre des types.
En effet il s’est intéressé assez tôt à la fabrication de nouvelle police de caractères. Douze en tout, dont sept polices gothiques, trois romaines, une grecque et une de caractères de musique. Il fut prompt à suivre les traces de Nicolas Jenson puisqu’il employa des caractères romains pour la première fois dans son édition de Virgile dès le 27 septembre 1482, puis dans une édition des Satyres de Perse, et pour la troisième fois dans le Pline de 1483 qui sert à illustrer cet article.
« Quand on voit surtout le degré de perfection qu’il est parvenu à donner à ses nombreuses productions, on ne peut méconnaitre qu’il n’ait été réellement un artiste de mérite… Ses impressions ne sont dépourvues ni de goût, ni d’une certaine élégance. Le papier qu’il employait est d’une qualité supérieur, il a cette épaisseur et cette solidité que savaient lui donner les fabriques déjà célèbres du Frioul, de Brescia ou de Bergame, où il s’approvisionnait sans doute; les caractères dénotent un graveur habile, et le tirage parait parfaitement égal » (3)
Et il est vrai que la tonalité générale du caractère est assez régulière, d’un aspect reposant pour l’œil et d’une facilité de lecture qui tranche avec les lettres gothiques. Il donne à ses minuscules une certaine ampleur, elles n’ont plus cette raideur uniforme des premières lettres latines, ou l’aspect grêle des lettres des frères de Spire ; il parvient à jouer des pleins et des déliés ; un style de police qui n’est pas sans rappeler celui de Nicolas Jenson.
Renaud de Nimègue laissait encore en blanc, au début des paragraphes, l’espace que les enlumineurs devaient agrémenter de lettrines colorées. C’est un autre imprimeur vénitien, Erhardt Ratdolt, qui imprima la première lettre ornée.
Fig 3 Le tirage parait parfaitement égal.
Fig 4 Gros plan sur les minuscules.
Notre imprimeur affectionnait particulièrement le format in-folio et grand-in-folio mais on trouve aussi quelques éditions au format in-quarto et même in-octavo. Toutes se distinguent par des « marges plantureuses » [Ndlr : plenitas plenitatis...], comme dit Van der Mersch, (il est vrai que dans le cas contraire, je ne me serais pas intéressé à cet imprimeur !).
Les thèmes abordés concernent essentiellement la théologie et les œuvres des auteurs classiques romains, mais on trouve aussi des ouvrages scientifiques, comme ce Pline, et des livres de médecine. Comme le feront un plus tard les Alde, les Bade et les Estienne, Renaud de Nimègue se faisait un point d’honneur à livrer au public des éditions exemptes de fautes. Plusieurs correcteurs étaient attachés à son atelier pour préparer les textes et revoir les épreuves.
Fig 5 Malgré le travail préalable des correcteurs, il a fallu ajouter dans cette édition de Pline une page d’errata.
Fig 6 Livre 37 du Pline de Rinaldo de Novimagio.
Ne trouvez-vous pas que Renaud de Nimègue mériterait un peu plus de notoriété ? Personne n’avait écrit sur lui quand Polydore-Charles Van der Meersch lui consacra un chapitre entier de ses recherches sur les imprimeurs belges. Encore avait-il fallu faire des concessions au champ de l’étude puisque notre imprimeur n’était pas belge ! C’était en 1844… Depuis lors, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’autre étude de fond sur cet imprimeur.
Bonne soirée,
Textor
(1) « A di 18 septembrio fo scomenzà a Venisa a stampar libri: inventor un maistro zuane de Spira, todescho, et Stampo le epistole di Tulliu, et Plinio.» ( Sanudo, Diaro)
(2) On dit que L’annonciation par Antonello da Messina, du Musée de Palerme, serait un portrait de Paula.
(3) Sur Renaud de Nimègue voir la notice de Polydore-Charles Van der Meersch « Recherches sur la vie et les travaux de quelques imprimeurs belges établis à l'étranger pendant les XV et XVI siècles ». L. Hebbelynck 1844.