"Ce nom est synonyme du travail le plus opiniâtre et le plus persévérant, du dévouement le plus absolu à la science des livres. Nous n'avons pas besoin de retracer ici une vie qui n'offre, d'ailleurs, aucun incident fort remarquable.
Quérard naquit à Rennes en 1796 ; ses parents n'avaient aucune fortune. Dès sa première enfance, un goût irrésistible le poussait vers le papier imprimé ; il se fit commis libraire, et après avoir exercé quelque temps cette profession en province d'abord, à Paris ensuite, il se rendit à Vienne, comme employé dans une des plus importantes maisons de cette capitale. Il eut maintes fois l'occasion de se convaincre à quel point étaient imparfaits et défectueux les ouvrages de bibliographie qu'il était sans cesse dans l'obligation de consulter ; ce fut alors qu'il conçut l'idée de dresser le catalogue complet et raisonné de tous les ouvrages écrits en langue française. La confiance, qui est le plus bel apanage de la jeunesse, et sa tenacité bretonne, lui firent regarder comme possible cette gigantesque entreprise. Il revint à Paris, et seul, inconnu, sans ressources, logeant dans quelque mansarde du pays latin, vivant avec une sobriété qui eût effrayé le plus mortifié des brahmines, enseveli dans les livres et dans les journaux littéraires, il se mit à l’œuvre.
Il avait compris, d'ailleurs, qu'il fallait partager en divers tronçons l'œuvre colossale dont il se chargeait. Il se borna d'abord aux ouvrages français publiés de 1700 à 1820 ; la fortune qui assiste parfois les audacieux lui procura un éditeur. Une des plus anciennes, des plus honorables maisons de Paris, un de ces noms qui rappellent toutes les brillantes traditions de savoir et de dévouement des Manuce et des Estienne, la maison Didot se chargea de cette publication. La France littéraire mit huit années environ à paraître, et forma dix volumes d'une impression compacte. Tous les travailleurs ont apprécié l'utilité de ce vaste répertoire qu'ils consultent sans cesse. Sans doute on pourrait y relever des lacunes et des erreurs, qu'une seconde édition aurait fait disparaître (1), mais ces tâches légères ne diminuent point le mérite de cette œuvre, qui en son genre n'avait point de modèle, et qui ne trouvera peut-être jamais d'imitateurs. Le quinzième siècle, le seizième, le dix-septième devaient venir apporter leur contingent à la France littéraire ; des notes innombrables avaient été réunies dans ce but, mais Quérard se laissa entraîner ailleurs ; il formait sans cesse des projets nouveaux, donnant toujours la préférence à ceux qui exigeaient le plus de temps et de résolution ; se livrant à de généreuses illusions, il se taillait une besogne qui eût exigé quatre siècles de persévérance et qui eût lassé une congrégation de bénédictins.
Le terrain était brûlant; ajoutons que Quérard n'était pas d'humeur à éviter les difficultés que présente une semblable discussion. Les révélations indiscrètes peut-être, les petits méfaits dont certaines existences littéraires ne sont pas toujours exemptes, les palinodies devenues assez fréquentes de nos jours, les honneurs, les distinctions qui sont parfois le prix de l'intrigue et de la souplesse, tandis que le mérite est dédaigneusement laissé à l'écart : tout cela excitait sa bile d'honnête homme et d'écrivain indépendant. Il révéla, il rappela des faits qu'on aurait voulu laisser dans l'oubli le plus complet; il se permit des médisances sans jamais, sciemment du aldins, tomber dans la calomnie ; il s'attira des ennemis nombreux et acharnés. Il eut des procès, il se trouva engagé dans de tristes contestations judiciaires avec les nouveaux éditeurs de la France littéraire contemporaine (ce n'étaient plus MM. Didot) ; nous croyons même nous souvenir qu'il fut incarcéré, mais ces tribulations ne lassaient nullement le caractère de fer du bibliographe breton; il se consolait des soucis, des persécutions que lui attirait un de ses ouvrages, en mettant aussitôt sous presse deux ou trois œuvres plus considérables. C'est ainsi qu'il entreprit et qu'il acheva (ce qui ne lui arrivait pas toujours) les Supercheries littéraires dévoilées, cinq gros volumes qui dévoilent tant de plagiats, tant d'auteurs n'ayant pas toujours lu les livres qu'ils ont signés, et qui nomment les véritables pères d'une multitude d'œuvres écrites par des individus ayant pour se couvrir d'un masque des motifs plus ou moins fondés. Pour oser de pareilles révélations, il fallait l'énergie de Quérard et son inflexible amour de la vérité ; il fallait surtout cette connaissance intime et profonde des secrets de la littérature de nos jours, secrets que lui révélaient ses relations avec de nombreux écrivains et avec les libraires, sa vaste correspondance, son attention toujours éveillée, son instinct de fureteur, son habitude de prendre sans cesse des notes classées immédiatement avec un soin intelligent et minutieux. Des divers écrits de Quérard, les Supercheries dévoilées est celui qui a obtenu le plus de succès ; l'édition est épuisée ; ce livre ne se rencontre pas facilement, il se paye cher. L'auteur avait entrepris une édition nouvelle à laquelle il voulait donner des développements fort étendus ; un premier fascicule seul a paru : la mort a fait tomber la plume des mains de Quérard ; mais a les matériaux aussi nombreux qu'intéressants qu'il avait rassemblés ne seront point perdus ; nous avons tout lieu de croire que cette seconde édition est en ce moment l'objet de soins assidus et que sa publication sera prochainement entreprise.
Il n'a pas été donné à Quérard (et il n'y a point lieu d'en être surpris) de pouvoir mener à bonne fin quelques-uns des ouvrages qu'il avait commencés sans se demander s'il était humainement possible de les terminer. Un grand travail sur les anonymes et les polyonymes est demeuré au milieu de la première lettre de l'alphabet et n'a pas dépassé le mot almanach ; une publication gigantesque, l'Encyclopédie du bibliothécaire, est demeurée inédite et inachevée ; il n'en a paru que le prospectus ; dans la pensée de l'auteur, ce devait être un répertoire universel consacré à tous les hommes célèbres, à tous les pays ou villes du globe, à tous les objets dont s'occupe l'intelligence humaine. On comprend qu'un ouvrage de ce genre formerait à lui seul une bibliothèque considérable. En faisant l'acquisition des papiers de Quérard, nous avons trouvé de nombreuses et vastes caisses remplies de matériaux imprimés ou manuscrits qu'il avait rassemblés.
L'Encyclopédie ne saurait être publiée, mais on pourrait en détacher quelques chapitres spéciaux, quelques monographies que les amis des bonnes études accueilleraient sans doute avec plaisir. C'est d'ailleurs ce que l'infatigable bibliographe avait compris, et il a inséré quelques extraits de son travail (notamment ce qui est relatif à l'infortunée Marie-Antoinette) dans un journal qu'il avait voulu créer et auquel, se conformant à un usage anglais peu admis en France, il avait donné son nom.
Moins heureux que le Frazer et que le Blackwood, le Quérard n'eut qu'une existence éphémère ; mais les bibliophiles conservent avec soin et ne consultent jamais sans utilité les deux volumes dont il se compose.
Nous avons souvent (et bien d'autres aussi) visité Quérard dans les domiciles successifs qu'il occupa : passage Dauphine, quai Saint-Michel, rue des Grands-Augustins ; il ne s'éloignait jamais du quartier qui est le centre de la typographie et de la librairie parisienne. Son logement modeste, son cabinet de travail étaient encombrés de livres (2), remplis de brochures, inondés de journaux, tapissés de cartons renfermant les innombrables feuilles de papier sur lesquelles l'opiniâtre travailleur accumulait ses notes. Il accueillait volontiers tous ceux dont il connaissait le goût pour les études bibliographiques ; bientôt la conversation s'animait ; les anecdotes arrivaient en foule ; un nom prononcé en amenait un autre, et chaque nom provoquait des détails piquants, des révélations qui n'étaient pas toujours flatteuses pour les individus mis en cause. Quérard connaissait à fond l'histoire intime, l'histoire qui ne s'écrit pas, de quiconque depuis quarante ans a tenu une plume en France ; son humeur caustique s'épanchait librement, et la malice pétillait sur ses traits. Que de choses il disait sur les hommes en place, sur les membres de l'Institut, sur les journalistes, sur nos poètes, petits ou grands, sur les femmes auteurs ! Nous aimons à croire que dans toutes ces assertions il y avait bien des inexactitudes, et nous avons, dans l'intérêt de notre repos, chassé de notre mémoire ce que nous lui avons entendu raconter. Même en admettant que ce fût vrai, nous savons que le vrai blesse.
Dépourvu de toute souplesse, étranger à toute idée d'intrigue, usant ou abusant du franc-parler qui était pour lui un impérieux besoin, une habitude invétérée, Quérard ne fit rien pour capter les bonnes grâces des divers gouvernements qui se sont succédé. La Restauration, la monarchie de Juillet, la République, le second Empire, s'accordèrent sur un point, celui de ne l'appeler à aucune place, de ne lui confier aucun emploi. Il eût été au comble de ses vœux s'il avait été admis dans l'administration de quelque grande bibliothèque ; et, certes, il eut été difficile de faire un choix plus rationnel ; mais ce choix ne tomba jamais sur lui. Il vécut pauvre et mécontent, tourmenté de l'idée que son mérite était méconnu. Irascible et passablement aigri, il attaqua parfois avec peu de ménagement ses confrères en bibliographie. Le gant fut relevé ; des polémiques s'engagèrent. Les querelles littéraires ne déplaisaient nullement au révélateur des Supercheries. Devenu septuagénaire, Quérard jouissait d'une santé des plus robustes et semblait pouvoir compter encore sur une longue existence qu'il était bien résolu de consacrer aux plus rudes travaux. Une attaque de choléra vint le foudroyer à la fin de 1865. Il mourut la plume à la main, s'affaissant sur son bureau encombré d'épreuves et de pages manuscrites. Peu de temps avant sa mort, une distinction, émanant du pouvoir, était venue lui prouver que son mérite n'était pas ignoré dans les régions supérieures.
Il reçut la décoration de la Légion d'honneur. Les souscriptions de quelques-uns de ses amis, les offrandes de divers bibliophiles, provoquées par l'initiative d'un libraire intelligent (M. Aubry), ont fourni les moyens de lui faire ériger un modeste tombeau. On sait du moins où reposent les cendres du plus laborieux !des bibliographes français, nous dirions volontiers de tous les bibliographes du monde.
La mémoire de Quérard ne périra point, et le temps fera de plus en plus apprécier l'utilité de ses travaux. Malheureusement on ne connaîtra jamais tout ce qu'il a commencé, tout ce qu'il a accompli, tout ce qu'il a laissé inachevé ; mais, indépendamment des volumes si nombreux et si forts de choses qu'il a mis au jour, nous espérons réussir à livrer à l'impression les résultats, sur certains points, de ses immenses recherches. Possesseur de ses papiers, nous avons voulu empêcher qu'ils ne fussent détruits peut-être, enfouis dans quelque asile obscur ou ignoré, transportés à l'étranger, en un mot perdus pour la science des livres, pour l'histoire littéraire. Les hommes de la trempe de Quérard sont bien rares ; cette abnégation, ce dévouement absolu à un travail de tous les instants, sans distraction, sans interruption, sans aucun souci de profit personnel, voilà un phénomène qu'on ne reverra pas de longtemps. (1) Nous possédons l'exemplaire de la France littéraire sur lequel l'auteur a introduit bien des additions, bien des rectifications; il méditait une seconde édition Mais paraîtra t-elle jamais? Nous avouons nos incertitudes à cet égard. (2) Quérard possédait beaucoup de livres, de journaux littéraires ; il avait réuni une masse d'opuscules intéressants au point de vue qu'ils traitaient ; mais c'était tous volumes de travail, consultés, ouverts, feuilletés, annotés sans cesse. Condition en général fort médiocre, reliures des plus modestes lorsque l'ouvrage était relié. Rien au monde ne ressemblait moins à la riche collection d'un autre bibliographe célèbre pour lequel la fortune avait eu des sourires qu'elle avait refusés à Quérard, et dont les livres viennent, il y a quelques jours, de s'élever, sous le feu des enchères, à des prix qui dépassent tout ce qu'ont présenté encore les fastes de la bibliomanie en France."
Bertrand (mise en ligne)