mercredi 13 janvier 2016

Maladies littéraires : La bibliomanie, par Gustave Geffroy (Figaro, 21 avril 1888). "l'esprit habituellement grincheux, sectaire et despotique de la plupart des bibliomanes et bibliophiles".

 

      On pourrait y reconnaître la vache et son veau dans ce texte un peu fourre-tout du critique Gustave Geffroy ... ou bien même son âne ! D'ailleurs si la maladie est annoncée au bibliomane, il semble bien, au début tout au moins, que le bibliophile ne soit guère en meilleure posture sanitaire. Néanmoins ce texte d'un autre siècle n'est pas inintéressant. Chacun d'entre nous, je pense, y trouvera son travers, son vice, décrit et même bien disséqué. Je n'avais jamais lu ce texte avant ce soir et je trouve qu'il vient agréablement compléter la Physiologie du Bibliomane-Bibliophile. Après ce terrible diagnostic vital cependant, il est légitime, après un peu plus d'un siècle, de s'interroger sur l'intérêt que l'on peut trouver à continuer de conserver ces feuilles de papier noircies et reliées quand il existe désormais des stockages de masse portatif pouvant renfermer plusieurs Encyclopédie Diderot et d'Alembert ? Une clé USB 128 Go devrait nous contenter ! Mais non ...

Bonne lecture !
Bertrand Bibliomane moderne



MALADIES LITTÉRAIRES

LA BIBLIOMANIE



      Les dessinateurs et les peintres qui ont eu à représenter l'amateur de livres chez lui, dans l'intimité de son occupation favorite, ont à peu près tous imaginé la même mise en scène et la même attitude. La feuille de papier et le tableautin de dimension restreinte sont meublés par une bibliothèque, une table, un fauteuil en bois sculpté, ce qui se fait de mieux dans le faubourg Saint-Antoine. Une lumière de clair obscur blanchit un relief, un angle, fait étinceler une dorure. La fenêtre est petite, presque une lucarne, avec un vitrail très cloisonné de plomb. Le bibliomane est là, dans la discrète tombée de jour. Il est debout, accoudé au rebord de la fenêtre, le corps infléchi, les pieds croisés, et il lit un livre, un petit livre qu'il tient du bout des doigts, très solennellement.
      La fantaisie de l'artiste, on le voit, a été loin. L'anecdotier ne s'est pas contenté de costumer son homme de la défroque qui lui semble indiquée par le bois sculpté et les petits vitraux, en dentelles Louis XIII, en habit carré du XVIIIe siècle, en douillette de la Restauration. Ce carnaval d'intérieur est, après tout, vraisemblable. Où le mensonge de la peinture prend des proportions excessives, c'est lorsque la lecture du livre par le bibliomane est représentée comme un fait ordinaire, journalier, tout naturellement accompli. De son propre aveu, le bibliomane est un être spécial possédant des livres, QU'IL NE LIRA JAMAIS.

      Il a bien autre chose à faire que de lire ses livres. D'abord il passe la plus grande partie de son temps chez les libraires et dans les ventes, car pour se rendre toute lecture véritablement impossible, il lui faut des quantités de livres, brochures, paperasses, à ne savoir où les mettre, des rangées les unes sur les autres, des piles qui montent du sol, qui cachent les rayons, qui envahissent un cabinet d'une végétation odorante et poussiéreuse de vieux papier. Après les achats, c'est le dérangement et le rangement, le classement jamais définitif, la rédaction des fiches, des catalogues supplémentaires. Si le collectionneur reste une journée chez lui, ce ne sont pas les travaux qui lui manquent. Il y a, là bibliatrique comme il y a l'hippiatrique, et le traitement des livres est autrement absorbant et compliqué que le traitement des chevaux. Certains soins ne peuvent être confiés à des mains étrangères, et la bibliothèque se change aisément en atelier. Des traités existent qui prêchent le lavage des livres. Les taches d'huile et de graisse sont combattues par la dissolution de potasse caustique. Malheureusement, le lavage comporte la détérioration. La potasse amincit le papier, change sa couleur, le rend mou et pelucheux. L'eau de javel entre alors en scène, puis le sulfite de soude, pour enlever le chlore introduit par l'eau de javel. Il faut user de précautions sans nombre, l'encre d'imprimerie pâlit rapidement et disparaît sous l'influence de ces actifs agents. Quand ces divers ingrédients ont été employés et que l'amateur a réussi à peu près à éreinter le bouquin rare, il lui reste peu de temps pour se livrer à la chasse aux mites. Le lendemain, le surlendemain, et tous les jours qui suivent, il recommence. Véritablement, où trouverait-il une minute pour lire autre chose que des titres de livres, des affiches et des catalogues? ll ne prend l'attitude méditative., accoudé, l'index sur la tempe, que devant le peintre habile à composer l'immuable tableautin e genre qui est comme l'enseigne officielle de la bibliomanie.
      Les preuves existent en trop grande quantité pour qu'il soit possible de les mentionner toutes. On pourrait écrire quelques in-folios sur une telle manie, – est-ce littéraire ou antilittéraire qu'il faut dire ? - avant d'avoir épuisé le sujet. Peut-être suffirait-il de citer cette phrase de M. Le Roux de Lincy, secrétaire de la Société des bibliophiles, dans sa notice sur la vie et la bibliothèque de M. A. Cigongne (1861) :
      « M.Cigongne avait la passion des livres, mais cette passion chez lui était aussi éclairée qu'intelligente. lisant, CE QUI EST RARE, la MAJEURE partie des ouvrages qu'il achetait ... »

      Ainsi, en voici un, et des plus marquants, qui a laissé une fort belle collection, et son thuriféraire autorisé avoue qu'il ne lisait pas tout ce qu'il achetait. Et ce lecteur insuffisant est encore vanté comme un rare phénomène dans le monde où il évolue. D'ailleurs, elle est fort concluante, cette notice sur M. Cigongne, elle caractérise fort bien l'état l'esprit habituellement grincheux, sectaire et despotique de la plupart des bibliomanes et bibliophiles : « S'il s'était formé, dit M. Le Roux de Lincy, une instruction suffisante pour comprendre et apprécier à leur valeur les romans de chevalerie, les mystères, les poésies anciennes ... s'il aimait aussi les arts, la musique principalement, il était sévère dans ses jugements, souvent très vif dans ses opinions, il exprimait ses préférences d'une manière très absolue. Il était resté admirateur exclusif des grands maîtres et des vieux auteurs, les seuls guides, suivant lui, qu'il fût permis de suivre. Aussi n'entendait-il jamais sans impatience faire l'éloge des novateurs que l'entraînement de la mode mettait successivement en vogue. »

      C'est là surtout le signe évident de la maladie. Le bibliomane ne recherche que le « vieux », qu'il ne lit pas, et il a horreur du moderne, qu'il n'a pas lu davantage. Du temps de Cigongne, les novateurs dont on ne pouvait supporter l'éloge, c'étaient par exemple Balzac, Hugo, Michelet. En ce moment, c'est à peine si ces trois écrivains et quelques-uns de leurs contemporains sont admis dans les collections qui se respectent. Pour les vivants, bien entendu, l’excommunication est majeure. Un bibliophile pourrait être nommé ici qui est l'objet des railleries de ses confrères parce qu'il acquiert, sur grand papier, les œuvres littéraires des nouveaux venus. Il y a à peine huit jours,dans une gazette spéciale, un bibliomane-critique disait vertement son fait à Flaubert. Dans cent ans, dans deux cents ans, on s'occupera de rechercher les exemplaires introuvables des livres du XIXe siècle. Les bibliophiles de notre temps laisseront comme monuments de leur goût des catalogues de collections commencées en 1830 et dispersées en 1870 où ne se trouve pas le nom de Hugo. Dans le Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés de la bibliothèque de M. le baron J. Pichon, le nom de Balzac se trouve inscrit à la table des noms d'auteurs. N'ayez pas la curiosité de regarder, il s'agit, bien entendu, de Guez de Balzac, de l'autre, de celui du XVIIe siècle.

      En revanche, que M. de Chevigné écrive les insipides Contes rémois, il se trouvera un critique, M. Jules Levallois, fonctionnant à l'Opinion Nationale en 1884, qui inscrira le nom de l'amateur auprès des noms de-Rabelais, Régnier, Marot, La Fontaine, Voltaire, et il se trouvera un public de collectionneurs suffisant pour épuiser douze éditions luxueuses de la petite chose en question. Que l'exemplaire original du journal Paris-Murcie passe en vente à l'hôtel Drouot, il se trouvera un monsieur qui se pasionnera, qui se ruera aux enchères, et qui finalement emportera l'objet en échange de 12.300 francs. – Qu'un Boccace de 1471 se vende, à Londres, en 1812, 2.260 livres sterling à la vente du duc de Roxburg, il se fondera le Roxburgh club, qui se réunira tous les ans, le 13 juillet, jour anniversaire de la vente. Les exemples pourraient être multipliés à l'infini. Pour les goûts particuliers, les désirs allant à tels exemplaires plutôt qu'à tels autres, ce sont inoffensives manies auxquelles les cinq vers connus peuvent servir d'épigraphe :

C'est elle ! Dieu, que je suis aise ;
Oui, c'est la bonne édition ;
Voilà bien, pages neuf et seize,
Les deux fautes d'impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise.

Les événements de la vie d'un bibliomane peuvent tourner au tragique. Brunet s'est évanoui pour une faute d'impression introduite dans le Manuel du libraire. Le marquis de Çhalabre est mort, dit le bibliophile Jacob, « du noir chagrin qu'il conçut à la recherche infructueuse d'une bible imaginaire ». Des amateurs d'une espèce particulière, de l'espèce dite bibliotaphe, qui cachent, qui ensevelissent les livres, souffrent mille transes, s'effarent et se dessèchent comme les avares qui veillent auprès de leurs trésors. Mais là encore l'affection maligne se présente avec des symptômes qui la rendent touchante, et il faut laisser en repos ces victimes dans les cabanons intellectuels qu'elles se sont choisis. Le bibliomane ne retient l'attention et n'excite au commentaire que lorsqu'il se manifeste par la prétention de son goût à tout régenter, par la publicité de ses jugements.

      On les compte, ceux qui ont su extraire de leur bibliothèque, une savante et raisonnée bibliographie comme celle qui fut publiée en 1843 sous le titre Catalogue des Livres composant la bibliothèque poétique de M. Viollet-le-Duc. Ou plutôt, on ne les compte pas. Un tel travail de classement, d'histoire, de biographie, de citations justement choisies, reste isolé dans les fatras des listes et des commentaires élucubrés par les fortunés acheteurs de livres. Le dédain de ces derniers pour la littérature se trouve logiquement puni aussitôt qu'ils saisissent une plume pour célébrer les dos, les tranches et les vignettes de leurs exemplaires de luxe. Quelles locutions inattendues dans la platitude, quelles comparaisons amphigouriques dans la banalité ne trouvent-ils pas lorsqu'ils se consacrent, entre eux, des notices pour annoncer leurs ventes, car ils vendent, ils écoulent leur magasin, de temps à autre, quand ils sont dégoûtés d'un genre, ou d'un relieur. La. vente posthume est aussi motif à dissertation chez les survivants, et les oraisons funèbres ne manquent pas de prendre des proportions stupéfiantes. Dans la langue des bibliomanes, il y a toujours un livre qui devient la « pierre angulaire » d'une bibliothèque. - L'intelligence d'un amateur est célébrée en ces termes « M. le baron Grandjean ne tarda pas à assaisonner les délices de la science du condiment si vif et si pénétrant de l'amour des livres. » Dans la notice Le Roux de Lincy, pour Cigongne, qui est décidément inépuisable, le bibliophile garde-national que fut Cigongne en 1848 est exalté par un Bossuet bonnetier tout à fait stupéfiant : « ... Mais fallait-il en venir aux mains ce qui malheureusement lui était arrivé, convaincu de son inexpérience au maniement des armes, il distribuait ses cartouches à ceux qui l'entouraient et restait paisible au milieu du sifflement des balles. » - Le catalogue des livres rares et précieux de M. de La Roche La Carelle qui vont être dispersés à la fin de ce mois est accompagné d'une préface de M. Quentin-Bauchart où les ventes sont comparées, sur le mode héroïque, à des scènes de carnage « Devant le commissaire-priseur, il allait aux enchères comme les braves vont au feu, et tout le monde a pu le voir dans cette salle de l'hôtel Drouot, témoin de tant de mêlées furieuses, s'obstiner glorieusement et vaincre. » C'est d'une verve un peu excessive, et le portefeuille et le porte-monnaie bien garnis de M. de La Carelle ne croyaient pas mériter des acclamations aussi guerrières. C'est ce même M. de La Carelle, « professant un souverain dédain pour les livres à sensation du XIXe siècle », qui aimait à promener, sur les caractères des livres, des doigts habitués à ce contact, rendant ainsi possible une nouvelle variété du bibliophile, le bibliophile aveugle. Ce qui ne l'avait pas empêché, aux premiers sévices exercés par une maladie des yeux, de vendre une bibliothèque laborieusement composée. Il avait bien tort puisqu'il eût continué à goûter les mêmes jouissances. »

      Pour compléter le portrait du bonhomme qui fait semblant de lire auprès de sa fenêtre à vitraux, il aurait fallu noter son goût des éditions obscènes, avec figures. Le bibliomane, si pudique lorsqu'il s'agit d'un livre nouveau, triste et pitoyable, d'expressions violentes, se retrouve égrillard et fort allumé dans l'intimité de ses bouquins. Sa duplicité, son désir perpétuel de tromper le confrère qui vend, qui achète ou qui échange, pourraient fournir aussi un curieux chapitre où seraient relatées ses tactiques finaudes, ses habitudes sournoises il n'est pas de monde où la méfiance soit davantage le fond même de la nature et l'indice de l'état mental. C'est ce qu'a fort bien traduit, en phrases de pince-sans-rire, M. Edouard Rouveyre, dans les Connaissances nécessaires à un bibliophile : « Lorsque les notes du catalogue exaltent la rareté ou le mérite extraordinaire d'un livre, il faut parfois ne point y ajouter une foi entière. Il y a des exemples d'éditions indiquées comme inconnues, et qui étaient déjà signalées par des bibliographes ; il arrive aussi de temps en temps que les désignations de beaux exemplaires ne se trouvent pas rigoureusement exactes. » Qu'il suffise de faire remarquer, et ceci différencie le bibliomane du bibliophile, qu'on en est arrivé à relier, à dorer et à ornementer les livres de telle façon qu'il est interdit de les ouvrir. Le paragraphe écrit par l'admirable La Bruyère dans le chapitre De la mode revient en mémoire :
      « ... Mais quand il ajoute que les livres en apprennent plus que les voyages, et qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir je vais trouver cet homme qui me reçoit dans une maison où dès  l'escalier je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles pour me ranimer qu'ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d'or, et de la bonne édition, me nommer les meilleurs l'un après l'autre, dire que sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l’œil s'y trompe, ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie, qu'il y viendra pour me faire plaisir, je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, voir sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque. »
       On en arriverait à envier le scepticisme de Pococurante, seigneur vénitien passant en revue ses livres, au chapitre XXV de Candide, et résumant ainsi son opinion sur Cicéron, et sur les autres : « Je me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques ; mais quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant ».


Gustave Geffroy
Le Figaro, supplément littéraire
Samedi 21 avril 1888

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