samedi 28 décembre 2013

L’édition de luxe : un art qui ne connaît pas la crise. Par Lauren Malka (Source www.myboox.fr)

Qu’est-ce qu’un livre de luxe ? A voir les nombreuses maisons d’édition et collections littéraires qui affirment leur appartenance à ce champ éditorial depuis quelques années, il nous a semblé important de mieux connaître cette tendance qui, d’après notre enquête, ne connaît pas – du moins pour l’instant - la crise. 

Qu’entendons-nous par luxe ? Faut-il s’en tenir à la définition du dictionnaire qui range dans la catégorie "luxe" ce qui a un prix au-dessus des autres produits appartenant à la même famille ? Au cours de cette enquête, la question a été soulevée plusieurs fois et a même irrité certains universitaires qui ont préféré protéger tant que possible la littérature de tout raccourci commercial ou journalistique en évitant de répondre à nos questions. Pour Olivier Bessard-Banquy, universitaire français spécialiste de l’histoire de l’édition qui a accepté de nous éclairer en retraçant l’histoire et l’évolution du livre de luxe, ce type de dénomination avait du sens à l’époque des tirages de tête du XIXe siècle mais ne risque plus de faire beaucoup d’adeptes ni aujourd’hui, ni dans les années à venir. Une estimation par l'expert qui pose bien le problème.

[Image : Cartier, L’Odyssée d’un style / Editions Flammarion © Cartier]
 

Le livre de luxe, bientôt réduit à peau de chagrin ? 


Pourquoi un tel verdict ? Au moment de la démocratisation du livre, à partir du XIXe siècle, nous explique-t-il, "est apparue une édition de luxe pensée comme telle par ses promoteurs, destinée à des bibliophiles que la production courante fait grimacer. De grands bourgeois qui veulent se donner des airs, des hommes de lettres raffinés qui peuvent vivre de leurs rentes, des amateurs au goût sûr comme le père de Gaston Gallimard, des excentriques comme Octave Uzanne à la fin du siècle se disputent les très beaux volumes de chez Pelletan, Lemerre, Jouaust, Liseux ou Quantin et vouent un culte aux livres les plus rares ou les plus luxueux". De nos jours, les générations qui s’intéressent aux livres présentés comme "éditions de luxe" disparaîtront selon lui bientôt "et les générations qui suivent attacheront probablement plus de valeur à la ligne pure d’un iPhone qu’à la douceur des vergés de Hollande. Il est probable qu’il n’y aura plus grand-monde pour accepter de payer plus de quelques euros des fichiers informatiques téléchargés par Amazon de sous-productions culturelles mal éditées mais portées par des buzz lancés par de petits génies du web". 
Comment expliquer alors que tant de maisons d’édition affirment se lancer dans cette chasse à l'or ? Et que ces démarches, ponctuelles – à l’occasion des fêtes de Noël ou des commémorations – ou permanentes, soient le plus couronnées de succès ?
 

Editions anniversaire de luxe 


Pour Jean-Yves Tadié, grand éditeur de la Pléiade chez Gallimard, la situation est claire comme du cristal : "On nous dit souvent que le luxe est l’un des secteurs qui marche le mieux en France. Nous avions envie de voir si cela se confirmait lorsqu’il s’agissait de livres". Une intuition que Jean-Yves Tadié a immédiatement pu mettre en pratique à l’occasion du centième anniversaire de Du côté de chez Swann de Marcel Proust en rééditant certaines parties de ce monument littéraire dans des versions dites "de luxe". "Nous avons eu trois idées principales, nous explique Jean-Yves Tadié : la première était de publier un fac-similé des premières épreuves corrigées de Combray". Tiré à 1200 exemplaires et vendu 186 euros les trois premiers mois, cet ouvrage singulier permettant de lire Proust dans sa version manuscrite et raturée a connu un tel succès qu’il a été épuisé avant même de paraître en librairie : "une situation [que Jean-Yves Tadié et les éditions Gallimard n’avaient] absolument pas prévu". "La deuxième idée, poursuit-il, était de renouer avec la tradition du beau livre illustré en présentant un tirage de luxe d’Un amour de Swann orné par Pierre Alechinsky, l’un des plus grands peintres vivants". Un ouvrage de haute facture qui s’est vendu lui aussi comme des petits pains en librairie pour la modeste somme de 39 euros et qui a fait l’objet d’un tirage de "99 exemplaires de grand luxe qui comportent trois épreuves d’artiste signées et numérotées par lui et qui représentent trois orchidées, le symbole de Madame Swann. Cet exemplaire de luxe vaut 1800 euros, ce qui correspond à la cote de l’artiste".
 

 

Editions des Saints pères : spécialisées dans le document rare 


Autre initiative qui répond à un vœu d’éditeur comparable, à savoir celui de publier des objets littéraires rares, de belle facture et reliés avec élégance : celle d’une toute jeune maison créée en 2012 à l’initiative de Jessica Nelson, les Editions des Saints Pères qu'elle nous a elle-même présentée lors d'une interview portrait

[Image : "Le Manuscrit du Mépris" de Jean-Luc Godard aux éditions des Saints Pères]

Dans cette maison, la rentrée littéraire et la productivité éditoriale importent peu. Les livres publiés sont des manuscrits d’auteurs ou de réalisateurs dont le tirage est limité à 1000 exemplaires tous numérotés. D’après la fondatrice, "Cela préserve le caractère exceptionnel du manuscrit original. Mais surtout, l'objet en lui-même est un objet de luxe, dans la mesure où chaque livre est fabriqué à la main, dans des matériaux nobles que nous sélectionnons avec attention. Nous les proposons dans des coffrets frappés au fer à dorer". Une initiative originale qui remporte un succès spectaculaire aussi bien du point de vue critique que public : "Quand nous avons publié le manuscrit de Boris Vian, par exemple, nous avons reçu de nombreux messages écrits par des lecteurs qui vénéraient Vian depuis l'adolescence et qui n'en revenaient pas de pouvoir, tranquillement dans leur salon, tourner les pages du manuscrit original".   
 

Les tirages de tête, un plaisir désuet ? 


Un plaisir de lecteur qui n’est pas si éloigné de celui qui consistait, jusqu’au siècle dernier, à posséder les tirages de tête d’un roman tout juste paru. D’après les explications d’Olivier Bessard-Banquy "Les tirages de tête, parfois appelés éditions originales ou grands papiers, sont des exemplaires spéciaux, numérotés, limités, tirés sur beau papier. Ce sont les premiers exemplaires réalisés, avant le tirage de l’édition courante. Pour ainsi dire, jusqu’aux années 1960, tous les livres ont fait d’abord l’objet d’une édition originale, pour complaire aux bibliophiles et aux collectionneurs, sans oublier les auteurs eux-mêmes. Le nombre de ces exemplaires de luxe a pu être très variable, mais généralement, selon la cote de l’auteur et le marché de ses amateurs potentiels, ces tirages ont pu être de l’ordre de 10 à 50 voire 100 exemplaires. Au-delà de 200 ou 300 exemplaires les bibliophiles considèrent volontiers qu’il s’agit d’une opération de mass-market et font la grimace"
 

Qui lit encore les tirages de tête ?


Ce n’est pas le cas du reste du public qui reste, aujourd’hui encore très attiré par ces pratiques éditoriales. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le succès des tirages de tête systématiquement mis en place par les éditions de Minuit, les seules avec Gallimard à avoir conservé cette tradition pour le genre littéraire. Les maisons comme Albin Michel, Grasset, Fayard, Robert Laffont font également quelques tirages originaux, mais rarement plus d’un par an, selon une enquête de Libération à ce sujet. Pour ce qui est des livres d’art, la pratique est plus fréquente et très appréciée par le public. D’après Raphaëlle Pinoncelly, directrice artistique des tirages de tête chez Actes sud, le lectorat de ce type d’ouvrage est fidèle et passionné : "Je ne sais pas tellement comment ils font mais les amateurs des tirages de tête sont généralement très bien renseignés. Ils nous appellent pour les commander avant même la parution des ouvrages". Il faut dire que le tirage de tête n’est pas une pratique systématique chez Actes Sud. "Il faut que l’ouvrage s’y prête, nous explique Raphaëlle Pinoncelly. En générale, je propose un titre et le directeur commercial du service beau-livre Jean-Paul Capitani décide". Depuis la première édition en édition de luxe de Prenez soin de vous de Sophie Calle en 107 exemplaires signés et numérotés à 3000 euros comprenant une photographie unique sous cadre et un coffret de l’ouvrage en 2007, à l’occasion de la Biennale de Venise, les éditions Actes sud n’ont publié que onze titres de ce type. Sur 107 exemplaires parus de ce premier ouvrage, ne restent plus aujourd’hui que dix disponibles. De même, sur 100 exemplaires parus en édition de luxe de Voir la mer de Sophie Calle (400 euros), en novembre dernier, ne restent plus que 37 exemplaires. D’autres artistes comme François Harlard ont fait l’objet de parutions en grand format avec des titres comme Visite Privée, tiré à 200 exemplaires (300 euros) et écoulé à plus de 100 exemplaires.

[Image : Les tirages de tête de Sophie Calle chez Actes Sud]

"Nous ne fondons pas de collection autour de ces tirages de tête, nous explique la directrice artistique. Mais pour certains livres, cela nous paraît important de le faire car cela permet de présenter le livre comme une œuvre à part entière"
 

Flammarion, des goûts de luxe


Pour les éditions Flammarion et Diane de Selliers, qui ont la particularité d’appartenir toutes deux au Comité Colbert regroupant toutes les institutions françaises de luxe, il est devenu courant de publier deux versions d’un même beau livre : "à savoir, commente Marie Boué, responsable de communication des beaux livres de Flammarion interrogée par MyBOOX au sujet du travail des éditeurs sur cette collectionune version brochée et une reliée. La différence de prix correspondant au coût de fabrication qui n'est pas le même. Pour lui permettre de trouver un public plus large. Ou plus exigent selon le point de vue adopté. En effet, plusieurs publics cohabitent pour un même livre, un même sujet. Avec des pouvoirs d'achat différents". Autre pratique qui prend de plus en plus d’ampleur chez Flammarion : la parution de beaux livres dans la collection Style & Design créée en 2001 par l’éditrice américaine Suzanne Tise-Isoré. Dans cette collection, les livres acquièrent immédiatement une dimension internationale en paraissant en français et en anglais sous la marque Flammarion.


[Image : Traditions gourmandes, Salle à manger d'apparat de la résidence de l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris © Francis Hammond]

"Flammarion Style & Design, nous précise Marie Boué, a construit au fil du temps un catalogue impressionnant dans lequel figurent de nombreux ouvrages sur le patrimoine culturel, notamment architectural - lieux, hôtels particuliers, châteaux, architecture moderne, etc.  Comme sur des créateurs internationalement reconnus, et cela dans tous les domaines. Une ligne,  et une création éditoriale forte, construite en toute autonomie, une présence internationale, voilà ses caractéristiques"
 

Diane de Selliers, naissance et fortune


Pour ce qui concerne Diane de Selliers en revanche, dont nous avons réalisé une interview-portrait, la démarche est différente et bien moins ponctuelle puisque le luxe fait partie de l’identité originelle de la maison. D’après les explications que nous a fournies la fondatrice de cette maison lors de notre entretien,  la petite collection Diane de Selliers, permettant aux beaux livres de renaître dans une édition moins onéreuse est née après la première et non l’inverse. Fondée en 1992, la collection Diane de Selliers est partie de l’envie de cette éditrice de publier les Fables de La Fontaine mis en couleurs par Jean-Baptiste Oudry, vendues 100 000 euros chez un bouquiniste, à un prix abordable : "Le libraire m’a autorisée à photographier chaque image du livre pour les reproduire à l’identique. Nous l’avons vendu 200 euros et son succès a été immédiat. C’est de cette façon que cela a commencé". 


[Image : Les fables de La Fontaine illustrées par Jean-Baptiste Oudry ©Diane de Selliers]

Après trois best-sellers surprises, la jeune femme a décidé de publier un livre de luxe, vendu à un prix abordable pour le grand public, par an : "Je souhaite, précise-t-elle, me consacrer à chacune de mes parutions et les mettre vraiment en valeur (…). Cependant, je veux que mes livres restent démocratiques et ne soient pas faits pour intimider les lecteurs. Je n’ai jamais voulu faire de bibliophilie. Les enfants doivent pouvoir manipuler mes livres et y faire des tâches de chocolat sans que cela soit une catastrophe. Les pages peuvent être cornées et le livre doit vivre. Par ailleurs, il existe un public très jeune qui s’intéresse énormément à l’art. Qu’il s’agisse d’étudiants en histoire de l’art ou de jeunes gens qui souhaitent offrir de beaux ouvrages à leur famille, ils sont nombreux à entrer dans notre librairie rue d’Anjou, notamment pour les cadeaux de fin d’années avec lesquels ils sont sûrs de faire plaisir"

Disparates dans leurs motivations comme dans leurs ouvrages, ces  différentes maisons d’édition rapprochées par notre enquête montrent bien la difficulté de définir le secteur du luxe à une époque où il tend, tout comme la littérature, à se démocratiser. Ces initiatives diverses et florissantes prouvent bien cependant l’attirance croissante des lecteurs pour des objets rares, soignés et limités à une époque où il est si difficile de se singulariser.    

Lauren Malka

lundi 16 décembre 2013

Les livres de luxe ont-ils toujours eu la cote ? Propos d'Olivier Bessard Banquy, universitaire français spécialiste de l’éditionn, recueillis par Lauren Malka (Source www.myboox.fr)


Pour ouvrir notre grande enquête sur l’édition de luxe, nous avons souhaité procéder dans l’ordre en commençant par définir les termes du sujet. Peut-on parler de luxe lorsqu’il s’agit d’édition ? Si oui, depuis quelle époque ? Est-ce une coquetterie actuelle ou un artisanat bibliophile qui a toujours existé ? Olivier Bessard Banquy, universitaire français spécialiste de l’édition a répondu à toutes nos questions.  


MyBOOX : L’édition "de luxe", que l’on voit fleurir ces temps-ci avec le lancement de nouvelles maisons spécialisées, a-t-elle toujours existé ? 


Olivier Bessard Banquy : Le livre a longtemps été, avant tout, un objet sacré, rare et précieux. Il n’a pas été pensé en soi comme un objet de luxe mais il l’a été par la rareté de ses matériaux et son prix élevé qui ont limité sa diffusion. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le livre a commencé à se démocratiser, à s’inscrire dans une logique de prix plus raisonnable en raison de la baisse des coûts de fabrication qui a pu correspondre à une période de poussée de l’instruction publique. Le livre a soudainement été disponible pour un public plus nombreux sous des formes que les bibliomanes comme Charles Nodier ont pu alors juger dégradées. Le développement du livre broché, l’abandon des in-quarto pour des volumes plus petits, plus maniables, le remplacement de la chiffe par le bois dans le papier, l’essor des illustrations racoleuses à la fin du siècle, la composition manuelle supplantée par la composition mécanique sont autant de points qui expliquent les récriminations d’un Gide ou d’un Claudel contre le débraillé de l’imprimerie et du livre français à l’ère industrielle. 
C’est donc à la même époque qu’est apparue une édition de luxe pensée comme telle par ses promoteurs, destinée à des bibliophiles que la production courante fait grimacer. De grands bourgeois qui veulent se donner des airs, des hommes de lettres raffinés qui peuvent vivre de leurs rentes, des amateurs au goût sûr comme le père de Gaston Gallimard, des excentriques comme Octave Uzanne à la fin du siècle se disputent les très beaux volumes de chez Pelletan, Lemerre, Jouaust, Liseux ou Quantin et vouent un culte aux livres les plus rares ou les plus luxueux. Des Esseintes dans A rebours offre un très beau portrait d’amateur intransigeant pour qui n’existe que le très beau, le très fin, le plus irréprochable.  


Qu’appelle-t-on "tirages de tête" ? 


Les tirages de tête, parfois appelés éditions originales ou grands papiers, sont des exemplaires spéciaux, numérotés, limités, tirés sur beau papier. Ce sont les premiers exemplaires réalisés, avant le tirage de l’édition courante. Pour ainsi dire, jusqu’aux années 1960, tous les livres ont fait d’abord l’objet d’une édition originale, pour complaire aux bibliophiles et aux collectionneurs, sans oublier les auteurs eux-mêmes. Le nombre de ces exemplaires de luxe a pu être très variable, mais généralement, selon la cote de l’auteur et le marché de ses amateurs potentiels, ces tirages ont pu être de l’ordre de 10 à 50 voire 100 exemplaires. Au-delà de 200 ou 300 exemplaires les bibliophiles considèrent volontiers qu’il s’agit d’une opération de mass-market et font la grimace. Tout est évidemment plus soigné pour cette édition spéciale : le papier est un papier de grande qualité, pur fil, et les volumes sont réalisés à partir des plombs qui ne sont pas encore usés par l’impression. A partir des années 1880 la hiérarchie dans la qualité des papiers devient l’objet de mille controverses entre bibliophiles, les uns préférant à tout les papiers du Japon, les autres de Chine ; les exemplaires sur vergé de Hollande ou sur un papier dit de Madagascar sont également très prisés. Les éditeurs s’en donnent à cœur joie et inventent parfois toutes sortes d’appellations fantaisistes pour exciter la convoitise des amateurs. Ces papiers sont bien sûr non coupés, leurs formats très irréguliers, d’où leur nom de grands papiers, et leur barbe fait beaucoup pour donner au volume son charme et sa sensualité. La justification du tirage, en tête de chacun des livres, donne systématiquement le détail des exemplaires exacts de luxe ou de semi-luxe qui ont pu être réalisés. Cette mention, impérative, est très importante pour apprécier la cote potentielle de chaque exemplaire. Mais il n’est pas impossible que certains éditeurs un peu margoulins aient souvent été tentés de mettre en circulation dans le commerce quelques exemplaires en sus avec de faux numéros ou des numéros doubles pour gagner plus comme a pu le faire le Club français du livre dans les années 1950…

Quel genre de public achetait ces tirages de tête à la fin du XIXe siècle ? 


Les amateurs d’éditions originales ou grands papiers sont des amateurs fortunés, des lecteurs de grands textes qui sont aussi des spéculateurs à la tête de belles bibliothèques dont la valeur doit s’accroître avec le nombre des années. Leur obsession est par nature de posséder les œuvres les plus rares, les plus belles, les plus recherchées. Cette pratique a grosso modo perduré des années 1880 aux années 1960. La génération du baby-boom qui a fait la fête à Boris Vian, à la marijuana et l’amour libre a instauré un rapport au livre très différent, beaucoup plus informel, et s’est désintéressé de cette pratique vieillotte et austère de vieux toqués. C’est d’ailleurs à cette même époque qu’un pas supplémentaire a été franchi dans l’industrialisation du livre, la littérature est alors devenue un pur objet de consommation, trop abondante ou trop variée pour espérer s’imposer dans la durée et intégrer le panthéon des œuvres immortelles, le livre de poche est apparu et a imposé un rapport beaucoup plus décontracté au livre qui peut désormais être lu sans façon, prêté, corné, maltraité voire jeté à la poubelle. Des auteurs ont alors été lancés du jour au lendemain avec fracas comme l’adorable Minou Drouet dont les amateurs ont douté que le règne pût durer plus d’une saison. Ils se sont alors massivement détourné des tirages de tête, ne croyant plus en la permanence du règne des auteurs et en la valeur à long terme de leurs œuvres désormais périssables.

Aujourd’hui, les tirages de tête existent-ils encore ? 


Les auteurs ne cessent d’en réclamer car ces tirages de luxe flattent leur vanité, mais tout cela coûte cher voire très cher. Les vergés spéciaux ne sont pas loin des cinq euros le kilo. Aujourd’hui tout est compliqué parce que les volumes courants sont bien souvent réalisés sur des rotatives en offset ou en flexographie alors qu’il faudrait passer sur des machines feuilles pour tirer les exemplaires de tête. Et encore l’offset ne permet-il pas d’avoir d’aussi beaux noirs qu’en typographie classique… Dans tous les cas l’édition originale n’a plus vraiment de sens puisqu’il n’y a plus de risque que les plombs s’usent et donnent ensuite de mauvais tirages irrégulièrement encrés. Mais il reste néanmoins des éditeurs pour proposer des exemplaires numérotés, édités avec le plus grand soin. C’est le cas chez Minuit et Gallimard qui proposent des tirages de tête des œuvres signées de leurs plus grands auteurs. La maison Gallimard est très attentive à la cote potentielle de ses auteurs et ne donne sur vergé que les œuvres de ses écrivains les plus importants, ceux qui sont certains de passer à la postérité et qui bénéficient d’un petit cercle d’amateurs prêts à payer plus de cent euros leurs éditions originales qui en vaudront peut-être le double ou le triple dans quelques années : J.-M.-G. Le Clézio, Patrick Modiano, Milan Kundera… Chez Minuit, les livres ont longtemps eu l’honneur d’une édition originale systématique, ce qui a été la preuve de la foi-maison en la valeur de ses productions. La marque à l’étoile fait encore partie des rares labels à produire des tirages de tête. Des écrivains comme Jean Echenoz, Eric Chevillard ou Jean-Philippe Toussaint bénéficient de premiers tirages de 50 à 100 exemplaires sur vergé des papeteries de Vizille pour un prix qui peut aller de 70 à 100 euros voire un peu plus. La maison a intégré en quelque sorte les cotes dictées par les amateurs car un jeune auteur qui débute rue Bernard-Palissy vaut moitié moins qu’un Echenoz par exemple. Les 99 exemplaires du dernier livre de cet auteur, 14, ont été épuisés en très peu de temps, preuve qu’il reste quelques amateurs qui se trouvent prêts à acheter dès qu’ils ont la conviction que la cote d’un auteur ne peut que s’apprécier. 

Et l’édition de luxe alors, comme le pratiquent Diane de Selliers ou Flammarion… Est-ce un retour à cette édition à l’ancienne ou est-ce une autre forme d’édition ?  


A côté des éditions de luxe et de semi-luxe se sont développés des éditeurs de livres rares voire uniques, livres d’art sublimes, livres d’artistes qui peuvent parfois atteindre des cotes proprement étourdissantes. Mais ce sont là des objets à caractère unique qui ont donc une valeur comparable à celle d’une œuvre d’art et où l’image l’emporte et de loin sur le texte. Au dernier colloque des Invalides, Olivier Salon a raconté les tribulations d’un exemplaire de luxe de la très fameuse Boîte verte de Duchamp qui a été volé à François le Lionnais durant la guerre de 1940 puis mystérieusement retrouvé dans le Grand Nord avant d’être revendu 130 000 euros chez Sothebys. Tous les grands peintres, tous les grands artistes du XXe siècle ont participé à ce genre d’activités et donné des livres qui sont des portfolios ou des merveilles pour les yeux mais où l’écrit est toujours très secondaire. Les amateurs de grands textes ne sont pas toujours de grands amateurs d’art et inversement, ces collectionneurs peuvent être parfois bien distincts les uns des autres. Il reste bien sûr de grands collectionneurs comme Pierre Bergé et ils peuvent encore acheter de très belles choses anciennes ou contemporaines. Mais globalement le nombre de bibliomanes tend plutôt à diminuer. Et de même la foi en l’art et la confiance en la permanence d’artistes parfois encensés avant d’être totalement oubliés tendent plutôt à diminuer et compromettent d’autant les désirs d’investissements éventuels de collectionneurs devenus très méfiants. 
Les volumes de Diane de Selliers paraissent très chers parce que l’attachement à l’objet-livre a beaucoup perdu de sa force — la pénétration des outils cybernétiques n’a fait qu’aggraver les choses —, mais les œuvres que cette maison publie dépassent rarement les 200 euros. Tous ceux qui trouvent ces tarifs étourdissants ou aberrants — le livre est toujours trop cher aux yeux de ceux qui ne l’aiment pas — sont en fait aujourd’hui prêts à dépenser bien plus pour une paire de basket fabriquée au Pakistan ou des jeux-vidéo. Ces volumes sont pourtant généralement de très beaux livres qui relèvent plus de la catégorie des livres d’art que de purs objets pour bibliophiles, l’image est là encore bien souvent plus importante que le texte. Ce sont de très beaux volumes qui offrent des textes complets mais cela ne peut être qu’un commerce limité qui s’adresse à quelques happy few, alors que dans les années 1920, période glorieuse, l’édition de luxe et de semi-luxe a été très vivante, prospère, ambitieuse, et a donné des chefs-d’œuvre aujourd’hui très recherchés des amateurs. La foi en la grande valeur des belles lettres et de l’imprimerie d’art s’est révélée alors bien supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui dans notre société. D’ailleurs, La Pléiade n’est-elle pas déjà devenue pour ainsi dire anachronique ? Quels sont les jeunes de 20 ou 30 ans qui en demandent des exemplaires à Noël ? En dehors des professeurs de lettres, qui cherche encore à se bâtir une belle bibliothèque de textes classiques dans de belles éditions ? 
De fait, les acheteurs des livres signés Diane de Selliers sont sans doute fort âgés. Son activité est une belle activité qui fonctionne bien puisqu’il n’y a aucun risque de décote – pour l’essentiel ce sont des textes classiques qui sont publiés accompagnés de très belles illustrations – mais qui se trouve destinée aux générations anciennes ayant le goût des belles choses et un portefeuille bien garni grâce aux Trente Glorieuses. Ces générations qui font vivre des éditeurs comme Diane de Selliers disparaîtront bientôt et les générations qui suivent attacheront probablement plus de valeur à la ligne pure d’un iPhone qu’à la douceur des vergés de Hollande. Il est probable qu’il n’y aura plus grand-monde pour accepter de payer plus de quelques euros des fichiers informatiques téléchargés par Amazon de sous-productions culturelles mal éditées mais portées par des buzz lancés par de petits génies du web. Ce sera alors, paradoxalement, le paradis pour les bibliophiles : de vrais trésors seront probablement en vente pour peu de choses puisque personne ne se battra plus pour les posséder…


Note de la rédaction :


Qu'en pense l'éditrice Diane de Selliers ? Ainsi que les autres éditeurs associés, à tort ou à raison, au domaine du luxe ? L'enquête se poursuit sur MyBOOX dans les jours qui viennent.


Propos recueillis par Lauren Malka

Source :  http://www.myboox.fr/actualite/les-livres-de-luxe-ont-ils-toujours-eu-la-cote--28425.html  

mercredi 11 décembre 2013

L'ex-libris galant et érotique (ex-eroticis dans le jargon des collectionneurs) Deuxième partie. Par le Vicomte Kouyakov.



Ex Eroticis par Beker

Avant d'aborder la seconde partie de mon exposé, je signalerai que les artistes japonais contemporains, dans ce domaine, sont restés plus classiques dans leurs compositions, sujets et formats, ansi que les russes David Beker et son meilleur élève Sergei Kirnitsky comme en témoignent les quelques pièces qui suivent et qui peuvent aisément s'insérer dans un livre. La demande importante d'ex-libris libres (si l'on peut encore les appeler comme cela !), de grande valeur artistique, a favorisé leur commercialisation : l'ex-libris actuel est de plus en plus fréquemment mis en vente par les artistes, les galeristes et les collectionneurs eux-même. A bon escient, il vaut mieux s'en tenir aux échanges entre collectionneurs particuliers afin d'éviter toutes sortes d'abus possibles. Ainsi, j'ai récemment remarqué, par exemple, que les ex-eroticis du graveur belge Mark Severin se vendent à plus de 250 euros la pièce (surtout ces fameuses "pisseuses" !) L'aperçu iconographique qui suivra a pour but de présenter aux collectionneurs un peu figés dans un traditionalisme ancestral, le nouvel "ex-libris libre" dont l'apogée se situe en Europe centrale et en Europe de l'Est. Albin Brunovski ( 1935-1997) est le père véritable de l'ex-libris slovaque contemporain. Avec sa production d'ex-libris (cent gravures environ), dont le prix de vente atteint des prix records). Il a inauguré le siècle d'or de la fantasmagie, de la fantasmagorie, créant des personnages errant dans des jardins imaginaires et oniriques ! Il va sans dire que de tels ex-libris ne seront approriés qu'à des ouvrages de grande valeur et qu'ils feront plutôt fonction d'illustrations supplémentaires et personnalisées dans les livres et pourquoi pas, tout simplement, dans des albums, à part ! La plupart des graveurs slovaques passés en revue sont issus de l'Institut de l'Académie des Beaux-Arts de Bratislava où ils ont subi l'influence bénéfique du maître. Le format de ces petits chefs d'oeuvre n'a plus de limites et des artistes comme Léonid Strogonov, Nikolay Batakov, Youri Nozdryn, Konstantin Antiouchkyn, Vasyl Fenchak, Léo Bednarik, n'hésitent pas à réaliser des plaques, dont les dimensions des surfaces gravées atteignent couramment 15 X 17 cm, 22 X 16 cm ou 28 x 16 cm ! Le nombre de ces artistes de grande valeur est très important et il suffit de se référer à l'ouvrage de Luc Van den Briele, Sommets de l'art contemporain des ex-libris en Europe, in 4° de 224 pp. Bruxelles , 1997, pour s'en faire une idée. Cet ouvrage, bien illustré (160 illustrations) comporte aussi une liste alphabétique des artistes avec leurs coordonnées et une bibliographie sélective. Un dernier mot pour féliciter aussi la nouvelle génération d'artistes bulgares : Julian Jordanov, Hristo Naidenov, Edward Penkov, , Desislav Degechev, Peter Velikov, gravant d'étonnantes plaques au format plus traditionnel. J'espère, avec la documentation qui va suivre avoir fait un choix assez représentatif de ces talents nouveaux, en tout cas d'avoir donner envie d'en posséder aussi !

Bonne dégustation à tous (NDLR : et à toutes !)

Le Vicomte


Quelques Ex Eroticis par Beker (ci-dessous)







Quelques Ex Eroticis par Ichibun Sugimoto (ci-dessous)








Quelques Ex Eroticis par Inoue (ci-dessous)








Quelques Ex Eroticis par Albin Brunovski (ci-dessous)













Quelques Ex Eroticis par Marius Lugulalia (ci-dessous)















Quelques Ex Eroticis par Vasyl Fenchak (ci-dessous)












A suivre très bientôt le travail d'artistes russes, bulgares, tchèques, etc.

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