Dessin par Laurie Lipton
Le principe inhérent à la rédaction d’un manuscrit sauf à en faire exécuter ultérieurement des copies, est d’obtenir in fine un seul exemplaire voué à demeurer confidentiel. Et même si le caractère unique d’une œuvre contribue grandement à sa valeur, combien de fois avant Gutenberg dut-on déplorer cette limite ! La chronique hagiographique, acte politique majeur, fut décisive dans la massification du texte et de l’image, les puissants soucieux d’imposer leur image et les symboles de pouvoir aux sujets inféodés. Rois et seigneurs tirèrent vite parti de cette forme de communication naissante : à partir d’un modèle peint, les lieux publics et le bourgeois en leurs murs furent invités à placarder le portrait du maître autoritaire. Les grandes heures du Roi-soleil gravées à dessein d’après les tapisseries des Gobelins contribuèrent à sa gloire.
De nos jours le portrait convenu du Président de la République en mairie ne procède pas autrement… L’image a absorbé le texte, restitué en déferlante totalitaire. S’il est un mode de littérature qui échappe aux exigences d’une diffusion de masse, c’est bien le Curiosa... C’est même tout le contraire. Là où l’édition classique aspire au plus grand tirage le Curiosa répond par un cahier des charges sélectif qui outre un texte, prescrit rigueur formelle, luxe et plaisir de manipulation, raffinement de l’illustration, bref : un cahier des charges coupé de l’impératif de rentabilité habituel. Ainsi le Curiosa ne saurait avoir partie liée avec l’industrie du livre : il relève de l’artisanat, impression aux dépens d’un petit nombre d’amateurs. Trié sur le volet, le public Curiosa se voit lui-même membre d’un cénacle éclairé, manière de société parallèle sinon secrète.
Dans l’imaginaire de tout bibliophile se trouve la prétention (justifiée) d’appartenir à la fine fleur ; dans celui du bibliophile Curiosa ce sentiment doit être multiplié par dix. La nature même du texte érotique ou porno, où l’image rencontre ou ne rencontre pas d’écho, impose au lecteur le chuchotement plutôt que le cri. Dans le spectacle de la sexualité transgressive dévoilée, le théâtre mental est une mise en abîme incompatible avec le grand jour. Le Curiosa littérature des profondeurs et même contre-culture (peut-on aller jusque contre-littérature ?...) est alors privilégié en édition pirate, il change de main entre initiés comme jadis le grimoire alchimique ou bien se vend sous cape, par souscription, à l’occasion d’informations distillées au compte-gouttes… Offrir au Curiosa une tribune serait l’assécher, le Curiosa est une plante d’excavation que l’officialité tuerait. Existe-t’il une pathologie type, un transparent commun aux amateurs de Curiosa ?... Chacun y mettra son grain de sel, sûr de son échantillon... Les dizaines d’amateurs que j’ai rencontré (peu je l’avoue comparé à la plaque tournante qu’est BHR) étaient tous des hommes, sauf une demoiselle d’âge canonique qui me sembla avoir trouvé dans cette extension sulfureuse le continuum d’une enfance empoisonnée : fille du bourreau d’une monarchie du Golfe elle avait assisté aux décapitations publiques… Georges Bataille quand tu nous tiens… Toujours est-il que l’argent et le prix du ticket d’entrée dans ce domaine de collection évince bonne partie de nos semblables.
Les curiosistes que j’ai connus étaient au bas mot des gens aisés, certains riches ou très fortunés (mais sans doute est-ce un trait commun à tous les pénitents, collectionner coûte cher avant de pouvoir peut-être rapporter) beaucoup étaient mariés et avaient des enfants, leur épouse à l’occasion partie prenante dans la passion fiévreuse… Rien de bien décisif pour les isoler de la masse. Le curiosiste ne circule pas à bord d’un véhicule sans roues ni ne se teint les cheveux platine… Le curiosiste est probablement monsieur tout le monde. - Et pourtant !... comme disait ma grand-mère qui jugeait qu’il n’y a jamais de fumée sans feu, elle qui n’aurait pas manqué de voir là-dedans un concentré de vilenies et de perversités. L’insignifiance quasi militante de l’édition de masse - 150 livres nouveaux publiés chaque jour en France ! est sans doute une rente sur l’avenir pour les procédés d’éditions minimalistes et intimes, à échelle humaine tel celui dont s’inspire le Curiosa. Sans doute même l’ineptie ambiante contribue-t’elle à sa pérennité, confortant l’amateur de VRAI à ne jamais lâcher les rennes, le non-succès presque devenu passage obligé pour l’obtention d’un label de qualité. De tous temps une frange d’amateurs intransigeants se sont préservés des miasmes au seul moyen de se couper du foyer d’infection, ayant constaté de longue date l’inefficacité de l’inoculation.
L’évolution en trompe-l’œil de la société sur la sexualité, ses implications, ses jeux, a permis l’explosion d’une industrie rose (sur le modèle du radis en vérité, rose à l’extérieur mais blanc à l’intérieur) sans rapport avec ce qui fonde le Curiosa. Lequel n’a d’autre choix que la culture du secret et du Samizdat, ce qui lui va comme un gant.
Norbert Vannereau
Dessin par Laurie Lipton