Un intéressant catalogue intitulé
« Presses privées. Imprimeries particulières et secrètes. », diffusé récemment
par la librairie Paul Jammes à Paris, nous donne envie d’illustrer cet aspect de
la bibliophilie par un petit ouvrage tiré de notre bibliothèque, dont le titre
est : « Explication de quelques endroits des anciens statuts de
l’ordre des Chartreux avec des éclaircissements donnez sur le sujet d’un
libelle qui a été composé contre l’Ordre, & qui s’est divulgué secrettement.»
Fig 1 Page de titre de l’Explication de
quelques endroits des anciens statuts.
Emmanuelle Toulet (1)
nous propose une définition de ces ateliers furtifs qui fonctionnaient
sans privilège ni autorisation du pouvoir royal et sans souci de
rentabilité. Ils étaient établis par des personnalités qui n’appartenaient pas
au milieu de l’imprimerie et n’avaient pas de compétence technique. Ces
personnalités choisissaient les textes, assuraient le financement, réunissaient
le matériel nécessaire, l’installaient dans un lieu privé, recrutaient les
ouvriers qualifiés, organisaient les opérations et décidaient des tirages
généralement peu élevés.
Ces presses étaient tolérées
mais n’avaient aucune existence légale. Un arrêt de 1630 repris en 1667
précisait que « sa Majesté fait
défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient , à
tous chefs et supérieurs des collèges, convens et communautés d’avoir à tenir
dans aucune maison particulière … aucunes presses et imprimeries… ».
Malgré l’interdiction, ces presses étaient assez nombreuses et Augustin-Martin
Lottin, imprimeur ayant lui-même fait installer une petite imprimerie au
château de Versailles pour l’éducation du futur Louis XVI, donne un premier
inventaire de ces imprimeries particulières dans son Catalogue Chronologique
des Libraires et des Libraires-imprimeurs de Paris, publié en 1789.
L’imprimerie de la Grande Chartreuse
est généralement rattachée à cette catégorie des presses particulières bien
qu’elle bénéficiait d’un privilège du Roi donné le 28 Avril 1680, lequel permettait
aux chartreux d’imprimer dans leurs couvents leurs livres liturgiques. L’imprimerie fut installée à La Correrie près
de Grenoble, sous l’impulsion de Dom Innocent Le Masson. La Correrie, ou
Courerie est une bâtisse de pierre, aujourd’hui transformée en musée, située à
l’extérieur de l’abbaye de la Grande Chartreuse, et destinée à accueillir les
frères convers, qui y avaient leurs ateliers et une infirmerie.
Fig 2 Une page de l’Explication de
quelques endroits des anciens statuts.
Dom Innocent Le Masson, né à Noyon en
1627, était entré dans l’ordre des
chartreux à dix-neuf ans; il était devenu successivement prieur, vicaire et
visiteur de la province de Picardie, puis il fut nommé, en 1675, Général des Chartreux.
Il fit alors transporter à La Correrie une petite imprimerie qui appartenait
déjà aux chartreux et qui était installée au lieu-dit Favrat, entre Chambéry et
Montmélian. Un seul ouvrage a été identifié portant l’adresse de Favrat, un
missel daté de 1679. Le Masson était vraiment l’âme de cette presse
particulière, il se chargeait des choix éditoriaux et de l’impression des textes dont il était pour
l’essentiel, le principal auteur.
Dès 1681, l’impression du premier
ouvrage à l’adresse de la Correrie était achevée. Quarante-huit autres
impressions de livres ou de brochures vont suivre, étalée sur une vingtaine
d’années, de 1681 à 1700. Mais, pour seulement vingt-neuf d’entre eux, il y a
des exemplaires connus et signalés dans des collections publiques. Les adresses
y sont indiquées sous les formes suivantes : à La Correrie, Correriae,
Correriae Cartusianane, La Correrie–Grenoble. Les travaux typographiques furent
exécutés successivement par cinq imprimeurs de Grenoble : Laurent Gilibert de
1681 à 1685, Antoine Frémon de 1686 à 1689, André Gallé en 1689, Claude Faure
de 1690 à 1695, André Faure de 1697 à 1700.
L’entreprise éditoriale cessa vers
1700, trois années avant la mort de son protagoniste. Le matériel typographique
resta longtemps à la Grande Chartreuse, puis fut vendu au début de la
Révolution à deux imprimeurs grenoblois, F. Cadou et David Aîné, installés
« place Egalité près de la grille du jardin ». Certains textes furent
réédités après la mort de Le Masson, comme ce « Liber epistolarum totius anni, ad usum ordinis cartusiensis » de
1738, passé récemment en vente publique, ce qui permet à l’expert de la vente d’écrire
dans son catalogue « les presses de La
Correrie furent actives entre 1680 et 1760 », mais il resterait à démontrer
que ces impressions postérieures sont véritablement issues de la Correrie.
Fig
3 La Correrie aujourd’hui
Presque tous les textes publiés à la
Correrie étaient destinés directement aux chartreux, comme le prévoyait le
privilège royal : statuts, règles, avec des compléments sur leur observance,
ouvrages théologiques, liturgiques ou de piété. L’Explication de quelques endroits
des anciens statuts ici présentée n’entre pas exactement dans cette catégorie,
et à ce titre il s’agit bien d’un ouvrage clandestin, comme le confirme le
Vicomte Collomb de Batines qui consacre un article à l’imprimerie
particulière de la Grande Chartreuse dans la Revue du Bibliophile (2). Il nous
dit que : « Cet ouvrage est
devenu fort rare, ayant été supprimé avec soin….il passe pour avoir été imprimé
en secret, et sans permission dans la Grande Chartreuse, et n’ayant point été
vendue en public, il ne s’en est répandu que peu d’exemplaires, ce qui les a
rendus rares, et difficiles à trouver. Vendu 80 fr. Chez Gaigat (Catalogue
n°736) et 72 francs chez le Duc de la Vallière. (Catalog. Tome 1er,
n°1, 118). J’en connais cependant quatre exemplaires, savoir : 3 à la
Biblioth. Publ. de Grenoble et un 4ème chez M.C.Leber (Catalog. Tome
1er, 2793) qui vient de
léguer sa bibliothèque à la ville de Rouen.».
En effet, cet ouvrage est une des plus
intéressantes impressions de La Correrie car il restitue une vive et longue
controverse au sujet des devoirs monastiques entre Dom Le Masson et le célèbre
abbé de Rancé, supérieur de la Trappe. En 1683, celui-ci, qui prônait une
stricte austérité, avait dénoncé, dans son Traité de la Sainteté et des devoirs
de la vie monastique, un certain relâchement chez les chartreux (Un effet de la
Chartreuse verte, sans doute…). Dom Le Masson interdit la lecture de ce traité
aux religieux de la Grande Chartreuse et imprima une justification de la règle
de l’ordre. L’abbé de Rancé répliqua (Lettre à un évêque, 1689). C’est dans ce
contexte que Dom Le Masson imprima l’Explication de quelques endroits des
anciens statuts, à laquelle sont jointes les lettres de la polémique de 1683.
Une partie de l’ouvrage (p. 64-119) présente dans la colonne de gauche la
lettre de Rancé et à droite la réfutation du général des chartreux, article par
article.
Fig 4 L’envoi à Bruno des Escures, rédigé
de la main d’Innocent Le Masson
L’édition n’est pas datée et de Bure
donne l’année 1683 par référence aux différentes lettres qu’elle comporte,
signées par le Masson entre Mai et Juillet 1683, erreur reprise par plusieurs
biographes, dont Barbier, mais cette datation ne tient pas compte du fait que Dom le Masson
répond à la « Lettre à un évêque » en date du 20 Juillet 1689.
L’Explication des Statuts ne peut donc pas être antérieur au deuxième semestre
1689. Par ailleurs, les exemplaires complets doivent contenir après l’Explication
de quelques endroits des anciens statuts, une critique du livre intitulé
De la Sainteté de la vie Monastique, ouvrage
publié par l’Abbé de Rancé (Paris 1683-85 3 vol. in-4). Ce complément
n’est pas dans tous les exemplaires, il occupe les pages 122 à 166 (cahiers R
et s). Barbier ajoute que certains exemplaires sont complétés par une pièce de
Le Masson intitulée Aux Vénérables Pères de la Province de N. qui n’a pas été
insérée dans notre volume.
Fig 5 Le cloître de la Chartreuse de
Saint Hugon en Savoie, dont la bibliothèque avait abrité notre exemplaire.
Fig 6 La Chartreuse, l’été dernier, blottie
dans un vallon désertique et sauvage.
L’exemplaire comporte une particularité
intéressante. Il avait été laissé lors de l’impression de la dédicace des
espaces vierges après les termes “Dom” et “la Chartreuse de”. Il était ainsi
possible au Général des Chartreux de personnaliser chaque exemplaire en
apposant dans ces espaces le nom de son destinataire. Notre exemplaire porte le nom manuscrit de “Bruno
des Escures” et celui de “S. Hugon” désignant la chartreuse de Saint Hugon en
Savoie. Ce qui témoigne du fait que Dom Le Masson envoya un exemplaire de son
livre dans chacun des établissements de l’ordre. Une mention sur le titre, “carthusiae sancti hugonis”, d’une autre main,
prouve que l’exemplaire est bien arrivé à destination…
Bonne Journée
Textor
1) Voir la Notice d’
Emmanuelle Toulet sur la presse de la
Correrie et l’ouvrage « Explication de quelques endroits des anciens statuts» donnée à l’occasion de
l’exposition « Imprimeries privées françaises (XVe – XIXe siècles) », choix
d’ouvrages tirés de la collection du duc d’Aumale. Exposition présentée
dans le Cabinet des livres du Château de Chantilly en 2002.
2) Colomb
de Batines, “Sur deux ouvrages fort rares sortis des presses de La Correrie”,
Bulletin du bibliophile, 1839, p. 794-796.
3) Edmond Magnien,
“Bibliographie des ouvrages des presses de La Correrie”, Bulletin du
bibliophile, Paris, 1896, p. 5-7.