lundi 11 février 2013

Hommage tardif à Gilles Bouguier, Poète angevin. (1551)

Ami de la poésie, bonsoir ! Nous allons nous intéresser aujourd’hui à un poète largement méconnu que j’ai redécouvert en feuilletant, ces jours-ci, le petit ouvrage que fit publier Nicolas Denisot en l’honneur de la protectrice des arts, Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur de François 1er et mère de Jeanne d’Albret. L’ouvrage porte au titre : « Le tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre, Faict premierement en Distiques Latins par les trois Sœurs Princesses en Anglaterre. Depuis traduictz en Grec, Italien, & François par plusieurs des excellentz Poetes de la France . Paris, Michel Fezandat et Robert Granjon, 1551 »


Fig 1 Marguerite de Navarre, la Dixième Muse, tenant un livre à la main.



Fig 2 Page de titre à la marque de Granjon.


Bertrand avait déjà eu l’occasion d’évoquer, sur ce site, la fortune de cet ouvrage très prisé des bibliophiles du XIXème siècle (voir ici : http://le-bibliomane.blogspot.fr/2011/10/fiche-de-libraire-le-tombeau-de.html). Un débat animé s’ensuivit sur la fortune de ce livre et le prix que ces passionnés de l’autre siècle étaient prêts à débourser pour en posséder un exemplaire. Ce débat pécuniaire étant clos, nous pouvons nous concentrer maintenant sur le texte lui-même (En effet, découvrir le texte pris en sandwich entre les deux tranches du maroquin est un surcroit de plaisir bibliophilique qu’il ne faut pas bouder).

Notez bien que mon exemplaire n’a pas échappé à la fureur des bibliophiles du XIXème siècle et que chacun a souhaité y accrocher son ex-libris, mais je ne me risquerais plus à mettre un nom sur ces vignettes depuis que le Bibliophile Rhemus a prouvé que je pouvais confondre la marque d’appartenance d’Alfred Werlé avec celle d’Alphonse Willems. Je dirais juste qu’il a été malheureusement (mais finement) relié vers 1855 pour l’homme politique anglais Henry Danby Seymour (1820-1877) dans un maroquin bleu pimpant qui fait regretter le vélin estampé d’origine.


Fig 3 Tableau de chasse.


On connait l’histoire de ce livre : Nicolas Denisot, dit Comte d’Alsinois, avait initié les trois sœurs Anne, Marguerite, et Jane de Seymour à l’humanisme. Celles-ci, appartenant à une des plus grandes familles aristocratiques anglaises, avaient publié, en Juin 1550 un Hécalodistichon, correspondant à cent distiques latins en l’honneur de Marguerite de Navarre, morte en 1549. Les trois sœurs dédièrent tour à tour un distique à la reine. Ronsard leur emboite le pas, à l’initiative de Charles de Sainte Marthe, et décide ses amis de la Brigade à composer un « Tombeau » en l’honneur de la Reine, fait de traductions des distiques et d’imitations. Une Pléiade d’artistes (sic !) se pique au jeu et envoie un petit morceau de leur choix : Jean du Tillet, Jean Antoine de Baïf, Joachim du Bellay, Mathieu Pac, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Claude d’Espence, Jean Tagault, Jacques Bouju, Robert de La Haye, Martin Séguier, Jean de Morel, etc.

C’est aux distiques élégiaques des trois sœurs que font allusion les « vers jumeaux » de l’ode de Ronsard, qui fut la première contribution du poète au Tombeau, et où il narre comment la « science » vint tenter les trois jeunes filles :

Et si bien les sceut tenter
Qu’ores on les oit chanter
Maint vers jumeau, qui surmonte
Les nostres, rouges de honte.

La contribution de Ronsard à ce recueil est importante. C’est tout autant une ode à la Dixième Muse, Marguerite de Navarre, qu’une célébration de toutes les femmes lettrées parmi lesquelles figurent les sœurs Seymour, qui (ce qui ne gâte rien) devaient être good-looking :

Elles d’ordre flanc à flanc
Oisives au front des ondes,
D’un peigne d’yvoire blanc
Frisèrent leurs tresses blondes,
Et mignotant de leurs yeux
Les attraiz délicieux,
D’une œillade languissante
Guetterent la Nef passante

Les traductions simultanées des Distiques des Sœurs Seymour par Jean Dorat (pour le Grec) J-P de Mesmes (pour l’italien) et Joachim du Bellay, Antoinette de Loynes, Nicolas Denisot ou Jean-Antoine de Baïf (pour le français) font un curieux mélange, une sorte de joute poétique où chacun cherche à surpasser les autres.  Jugez plutôt :
Jane Seymour écrit au distique 51 : « Ego mori grave, non ? » Ce que Jean-Pierre de Mesmes traduit en « é dunque al trapassar grave la morte ? » Et du Bellay en « qu’est-il plus doux que mourir ».


Fig 4 Distique des trois soeurs


Parmi les quatre odes données par Ronsard pour ce recueil, la troisième, l’une des plus longues que Ronsard ait écrites, raconte la lutte que l’âme de la Reine Marguerite dut livrer à son corps, le triomphe de cette âme et son passage direct des terres de Navarre au royaume des béatitudes éternelles. Cette pièce, qui glorifiait sous le voile de l’allégorie, le mysticisme de la reine-poète, auteur du Discord de l’Esprit et de la Chair, fut très admirée des contemporains. Elle se termine par la fameuse pique de Ronsard à Mellin de Saint Gellais, l’un de ses concurrents.

Ecarte loin de mon chef
Tout malheur et tout meschef,
Préserve moi d'infamie
De toute langue ennemie,
Et de tout acte malin,
Et fay que devant mon prince
Désormais plus ne me pince
La tenaille de Melin.


Fig 5 L’Hymne Triomphale de Ronsard


Cette longue introduction étant faite, revenons au propos principal de notre leçon du jour : l’œuvre imprimée de Gilles Bouguier pour laquelle mes développements seront plus courts. 

Antoine du Verdier le cite comme poète angevin ; il aurait composé des poésies non publiées, et il était « l’un des cinq poètes, aujourd’hui bien oubliés, dont la réputation portait ombrage aux débuts de Ronsard ». (Avec Mellin de Saint Gelais, cela fait même six !). Parmi ses morceaux de gloire - peut-être la seule pièce publiée en français (1) -   figure donc cette ode en cinquante-quatre quatrains en vers heptasyllabiques, à l’imitation de Jan Tagaut, dont je vous laisse découvrir les premières strophes en image.  


Fig 6  L’ode de Gilles Bouguier

O Déesse tant prisée,
N’ois-tu point le Luc divin
De ce grave-doux Alcée,
Honneur du ciel Angevin

Ja Desjà sa vois dorée
Te porte avecque son chant,
En celle terre egarée
Plus eloingnée au couchant.

Celle que le luc honnore
Sa lignée, et la vertu :
Jamais n’aperceut encore,
Son renom estre abatu.

Oui, je sais, vous allez me dire que Ronsard n’avait rien à craindre, mais je vous répondrais que l’immortalité d’un poète qui ne publie pas est toujours difficile à défendre.

Sa devise, tirée d’un vers de Tagault, était «Tumulo Fit Musa Superstes ». Il était à l’époque de cette ode, pensionnaire au collège de Fortet, où il suivait les cours de René Guillon. On peut supposer qu’il tenta sa chance comme jeune page à la Cour du Roi, où il dut croiser Ronsard. Dans l’édition princeps des Amours de Cassandre (1552), Ronsard le cite comme un concurrent sérieux, sans doute membre ou sympathisant de la Brigade puisqu’il avait choisi d’écrire son ode en français :

Ja deja preste à devancer l’ardeur
qui m’esperonne en ma course premiere
Baif, Muret, Maclou, Bouguier, Tagaut,
razant mes pas, leur pas levent si hault,
par le sentier qui guide à la Memoyre.

Sur le sentier qui guide à la mémoire, Gilles Bouguier s’est perdu en route : c’est la seule fois que Ronsard le mentionne et son nom sera supprimé dans la seconde édition des Amours. Ensuite sa trace est difficile à suivre; tel Rimbaud, il dut trafiquer loin de la douceur angevine.

Compte tenu de tout ce qui précède – tout le monde ne peut pas avoir été célébré par Ronsard et Textor à la fois - Je propose d’accueillir Gilles Bouguier à l’académie des Oubliés dont aucun fauteuil n’a été pourvu depuis bien longtemps !

Bonne soirée
Textor

(1) Cécile Alduy in Politique des Amours, Droz 2002 prétend que c’est la seule pièce connue de cet auteur mais nous avons retrouvé d’autres œuvres de Jean Bouguier (Alias Aegidius Bouguerius) dans les pièces liminaires du recueil de poèmes érotiques de Gervais Sepin, Gervasii Sepini Salmurei Erotopaegnion libri tres ad Apollinem (Wechsel,1553), ainsi que des vers latins dans les Tabulae Perbreves de René Guillon (Richardeau 1559), et encore dans lesTabulae Monstrantes du même René Guillon, publiées à Paris chez Jean Bienné, 1567. (Renouard , 611), ce qui prouve que sa carrière de poète ne s’est pas arrêté au Tombeau
.

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