Ami
de la poésie, bonsoir ! Nous allons nous intéresser aujourd’hui à un poète
largement méconnu que j’ai redécouvert en feuilletant, ces jours-ci, le petit
ouvrage que fit publier Nicolas Denisot en l’honneur de la protectrice des
arts, Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur de François 1er et mère de Jeanne
d’Albret. L’ouvrage porte au titre : « Le
tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre, Faict premierement en
Distiques Latins par les trois Sœurs Princesses en Anglaterre. Depuis traduictz
en Grec, Italien, & François par plusieurs des excellentz Poetes de la
France . Paris, Michel Fezandat et Robert Granjon, 1551 »
Fig
1 Marguerite de Navarre, la Dixième Muse, tenant un livre à la main.
Fig
2 Page de titre à la marque de Granjon.
Bertrand
avait déjà eu l’occasion d’évoquer, sur ce site, la fortune de cet ouvrage très
prisé des bibliophiles du XIXème siècle (voir ici : http://le-bibliomane.blogspot.fr/2011/10/fiche-de-libraire-le-tombeau-de.html).
Un débat animé s’ensuivit sur la fortune de ce livre et le prix que ces
passionnés de l’autre siècle étaient prêts à débourser pour en posséder un
exemplaire. Ce débat pécuniaire étant clos, nous pouvons nous concentrer
maintenant sur le texte lui-même (En effet, découvrir le texte pris en sandwich
entre les deux tranches du maroquin est un surcroit de plaisir bibliophilique
qu’il ne faut pas bouder).
Notez
bien que mon exemplaire n’a pas échappé à la fureur des bibliophiles du XIXème
siècle et que chacun a souhaité y accrocher son ex-libris, mais je ne me
risquerais plus à mettre un nom sur ces vignettes depuis que le Bibliophile
Rhemus a prouvé que je pouvais confondre la marque d’appartenance d’Alfred
Werlé avec celle d’Alphonse Willems. Je dirais juste qu’il a été malheureusement
(mais finement) relié vers 1855 pour l’homme politique anglais Henry Danby
Seymour (1820-1877) dans un maroquin bleu pimpant qui fait regretter le vélin
estampé d’origine.
Fig
3 Tableau de chasse.
On
connait l’histoire de ce livre : Nicolas Denisot, dit Comte d’Alsinois, avait
initié les trois sœurs Anne, Marguerite, et Jane de Seymour à l’humanisme.
Celles-ci, appartenant à une des plus grandes familles aristocratiques
anglaises, avaient publié, en Juin 1550 un Hécalodistichon, correspondant à
cent distiques latins en l’honneur de Marguerite de Navarre, morte en 1549. Les
trois sœurs dédièrent tour à tour un distique à la reine. Ronsard leur emboite
le pas, à l’initiative de Charles de Sainte Marthe, et décide ses amis de la
Brigade à composer un « Tombeau » en l’honneur de la Reine, fait de traductions
des distiques et d’imitations. Une Pléiade d’artistes (sic !) se pique au jeu
et envoie un petit morceau de leur choix : Jean du Tillet, Jean Antoine de
Baïf, Joachim du Bellay, Mathieu Pac, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Claude
d’Espence, Jean Tagault, Jacques Bouju, Robert de La Haye, Martin Séguier, Jean
de Morel, etc.
C’est
aux distiques élégiaques des trois sœurs que font allusion les « vers jumeaux »
de l’ode de Ronsard, qui fut la première contribution du poète au Tombeau, et
où il narre comment la « science » vint tenter les trois jeunes filles :
Et si bien les sceut
tenter
Qu’ores on les oit
chanter
Maint vers jumeau, qui
surmonte
Les nostres, rouges de
honte.
La
contribution de Ronsard à ce recueil est importante. C’est tout autant une ode
à la Dixième Muse, Marguerite de Navarre, qu’une célébration de toutes les
femmes lettrées parmi lesquelles figurent les sœurs Seymour, qui (ce qui ne
gâte rien) devaient être good-looking :
Elles d’ordre flanc à
flanc
Oisives au front des
ondes,
D’un peigne d’yvoire
blanc
Frisèrent leurs tresses
blondes,
Et mignotant de leurs
yeux
Les attraiz délicieux,
D’une œillade
languissante
Guetterent la Nef
passante.
Les
traductions simultanées des Distiques des Sœurs Seymour par Jean Dorat (pour le
Grec) J-P de Mesmes (pour l’italien) et Joachim du Bellay, Antoinette de
Loynes, Nicolas Denisot ou Jean-Antoine de Baïf (pour le français) font un
curieux mélange, une sorte de joute poétique où chacun cherche à surpasser les
autres. Jugez plutôt :
Jane
Seymour écrit au distique 51 : « Ego mori grave, non ? » Ce que Jean-Pierre de
Mesmes traduit en « é dunque al trapassar grave la morte ? » Et du Bellay en «
qu’est-il plus doux que mourir ».
Fig
4 Distique des trois soeurs
Parmi
les quatre odes données par Ronsard pour ce recueil, la troisième, l’une des
plus longues que Ronsard ait écrites, raconte la lutte que l’âme de la Reine
Marguerite dut livrer à son corps, le triomphe de cette âme et son passage
direct des terres de Navarre au royaume des béatitudes éternelles. Cette pièce,
qui glorifiait sous le voile de l’allégorie, le mysticisme de la reine-poète,
auteur du Discord de l’Esprit et de la
Chair, fut très admirée des contemporains. Elle se termine par la fameuse
pique de Ronsard à Mellin de Saint Gellais, l’un de ses concurrents.
Ecarte loin de mon chef
Tout malheur et tout
meschef,
Préserve moi d'infamie
De toute langue ennemie,
Et de tout acte malin,
Et fay que devant mon
prince
Désormais plus ne me
pince
La tenaille de Melin.
Fig
5 L’Hymne Triomphale de Ronsard
Cette
longue introduction étant faite, revenons au propos principal de notre leçon du
jour : l’œuvre imprimée de Gilles Bouguier pour laquelle mes développements
seront plus courts.
Antoine
du Verdier le cite comme poète angevin ; il aurait composé des poésies non
publiées, et il était « l’un des
cinq poètes, aujourd’hui bien oubliés, dont la réputation portait ombrage aux
débuts de Ronsard ». (Avec Mellin de Saint Gelais, cela fait même
six !). Parmi ses morceaux de gloire - peut-être la seule pièce publiée en
français (1) - figure donc cette ode en cinquante-quatre
quatrains en vers heptasyllabiques, à l’imitation de Jan Tagaut, dont je vous
laisse découvrir les premières strophes en image.
Fig 6 L’ode de Gilles Bouguier
O Déesse tant prisée,
N’ois-tu point le Luc
divin
De ce grave-doux Alcée,
Honneur du ciel Angevin
Ja Desjà sa vois dorée
Te porte avecque son
chant,
En celle terre egarée
Plus eloingnée au
couchant.
Celle que le luc honnore
Sa lignée, et la
vertu :
Son renom estre abatu.
Oui,
je sais, vous allez me dire que Ronsard n’avait rien à craindre, mais je vous
répondrais que l’immortalité d’un poète qui ne publie pas est toujours difficile
à défendre.
Sa
devise, tirée d’un vers de Tagault, était «Tumulo Fit Musa Superstes ». Il
était à l’époque de cette ode, pensionnaire au collège de Fortet, où il suivait
les cours de René Guillon. On peut supposer qu’il tenta sa chance comme jeune
page à la Cour du Roi, où il dut croiser Ronsard. Dans l’édition princeps des
Amours de Cassandre (1552), Ronsard le cite comme un concurrent sérieux, sans
doute membre ou sympathisant de la Brigade puisqu’il avait choisi d’écrire son ode
en français :
Ja deja preste à devancer l’ardeur
qui m’esperonne en ma course premiere
Baif, Muret, Maclou, Bouguier, Tagaut,
razant mes pas, leur pas levent si
hault,
par le sentier qui guide à la Memoyre.
Sur
le sentier qui guide à la mémoire, Gilles Bouguier s’est perdu en route :
c’est la seule fois que Ronsard le mentionne et son nom sera supprimé dans la
seconde édition des Amours. Ensuite sa trace est difficile à suivre; tel
Rimbaud, il dut trafiquer loin de la douceur angevine.
Compte
tenu de tout ce qui précède – tout le monde ne peut pas avoir été célébré par
Ronsard et Textor à la fois - Je propose d’accueillir Gilles Bouguier à
l’académie des Oubliés dont aucun fauteuil n’a été pourvu depuis bien longtemps
!
Bonne
soirée
Textor
(1) Cécile Alduy in Politique des Amours, Droz
2002 prétend que c’est la seule pièce connue de cet auteur mais nous avons
retrouvé d’autres œuvres de Jean Bouguier (Alias Aegidius Bouguerius) dans les
pièces liminaires du recueil de poèmes érotiques de Gervais Sepin, Gervasii Sepini Salmurei Erotopaegnion libri
tres ad Apollinem (Wechsel,1553), ainsi que des vers latins dans les Tabulae Perbreves de René Guillon
(Richardeau 1559), et encore dans lesTabulae Monstrantes du même René
Guillon, publiées à Paris chez Jean Bienné, 1567. (Renouard , 611), ce qui
prouve que sa carrière de poète ne s’est pas arrêté au Tombeau
.