Les bibliophiles qui se sont rendu en Italie pour leurs
vacances, cet été, ont du franchir les Alpes à vive allure, par le tunnel du
Mont Blanc, à bord de leur lourde berline, un œil rivé sur le détecteur de radars,
l’autre sur les cimes enneigées. Un autre voyageur intrépide les avait précédés
dans l’aventure, par un mode de locomotion tout aussi lourd, mais moins rapide.
C’est à bord d’un éléphant dernier cri, qu’Hannibal effectua le passage des Alpes, un exploit qui laisse songeur encore
aujourd’hui et qui a donné lieu à une littérature abondante.
Fig 1 - L’éléphant de la
Colonne de Boigne à Chambéry, gravure de Cassien, 1838.
On connait l’histoire : 218 av. J.-C., la deuxième guerre punique est déclenchée contre Rome par
Carthage, Hannibal décide d’envahir la
péninsule. Il choisit la voie terrestre par le sud de la Gaule, à la tête de
plusieurs dizaines de milliers d'hommes. Après avoir traversé le Languedoc et passé le Rhône, Hannibal évite d'affronter l'armée de Scipion débarquée en Provence et conduit ses troupes à
travers les Alpes en
dix jours d'approche, neuf jours de montée au milieu de tribus hostiles, deux
jours de regroupement au col et quatre jours de descente en se taillant un
chemin dans le versant, pour parvenir enfin dans la plaine du Pô.
Le hic c’est qu’on ne sait pas exactement l’itinéraire
emprunté. Pourtant, une telle troupe avec des éléphants, cela laisse
nécessairement des traces. Pour combler ce vide historique, j’ai donc refait
l’enquête cet été lors d’un court séjour dans la région.
Pour être sur de ne
pas me tromper (on ne sait jamais avec les éléphants…), je me suis doté de la
loupe de l’inspecteur Maigret et du livre qu’il faut avoir par devers soi en
pareille circonstance : « Les cinq premiers livres de l’histoire
escripte par Polybe, Megalopolitain, traduitz en francois par Louis Maigret,
lyonnois ».
Fig 2 - Page de titre de
l’édition de 1542, chez Galiot du Pré, première traduction française.
Fig 3 - Reliure de l’ouvrage, (avant restauration, mais après le passage des éléphants !)
Dès la Renaissance, les avis ont divergé sur le chemin
parcouru par Hannibal: le passage par le Rhône et le col du Grand-Saint-Bernard , celui franchissant, par la Tarentaise, le col du Petit-Saint-Bernard, ou le passage par les cols
unissant la vallée de la Maurienne et le val de Suse, ou
enfin des passages plus méridionaux empruntant la Durance ou
l'Ubaye. Toutes les thèses ont été développées à partir de deux
sources antiques, le récit de Polybe et celui, plus tardif de Tite-Live qui
s’appuie lui-même en partie sur Polybe, et parfois en diverge.
N’ayant pas beaucoup de temps, je me suis donc
concentré sur la route décrite par Polybe dans le Tiers Livre de son Histoire. Il
était né une dizaine d’années seulement après l’exploit d’Hannibal, c’est donc
un quasi-contemporain. En outre, il était ami des Scipion et a pu avoir accès à
des infos classées top-défense. De plus, en vrai spécialiste des enquêtes
criminelles, il décide de refaire l’itinéraire à l’envers (en partant de
l’Italie) et d’interroger des témoins oculaires, gaulois et carthaginois.
(Chose qui n’a pas du être facile car les tribus locales sont farouches et
n’aiment pas les questions, il a du se prendre quelques baffes et y laisser
plus d’une sandale).
Bref, son récit est certainement le plus fiable.(1) Malheureusement pour nous, Polybe ne donne pas
beaucoup de détails géographiques, estimant que les noms des lieux ne diraient
rien à ses lecteurs romains. Deux informations majeures pourtant : il
traverse le territoire des Allobroges et des Tricores, situé plutôt au nord des
Alpes, en partant du confluent du Rhône et de la rivière Skaras (Isère?). A
l’arrivée, il détruit la capitale des Taurins (Turin). Sachant qu’on peut
écarter d’emblée le passage par le tunnel du Mont-Blanc, il semble que le
passage par le Petit Saint Bernard soit la route plus plausible, mais toutes
les options sont ouvertes !(2)
Fig 4 - les Allobroges à droite, les
carthaginois à gauche. (A moins que cela ne soit l’inverse)
Fig 5 – Hannibal sur son navire (cherchez l’erreur…)
Le
XVIème siècle redécouvre Hannibal, quelque peu oublié au cours du Moyen-âge, à
la faveur des guerres d'Italie, qui amènent les armées de Charles VIII et de François Ier à répéter l’exploit antique. Le
traducteur de cette édition est Louis Meigret (ou Maigret, 1510-1558) fameux réformateur de la langue française et auteur d’un traité de
simplification de l’orthographe (Le tretté de la grammère francoeze –
1550 - qui n’eut aucun succès mais fit couler beaucoup d’encre !).
Louis Meigret établit sa version française à partir de l'édition latine, très
connue à l'époque, de Perotto, faite vers 1472 et parue encore chez Gryphe en
1542. Les cinq livres de l'histoire de Polybe de la traduction de Meigret paraitront
encore en 1545, 1552 et 1558, augmentés
des fragments des livres restants. C’est seulement avec la version de 1558 que
Meigret, possédant alors suffisamment de grec, peut faire une révision à partir
du texte original.(4) Dans l’esprit du traducteur, comme
il le précise dans sa préface, ce livre devrait être au chevet de tous les
chefs de guerre (qui n’entendent rien au latin) et servir d’exemple pour des
coups d’éclat subtils et des stratégies fines à la manière d’Hannibal….
Fig 6 – Une lettrine de l’ouvrage dont la plupart des grandes initiales
sont laissées en blanc.
Fig 7 – Chapitre où les Savoysiens font empeschement à Hannibal et à son
armée.
La description de l’itinéraire du carthaginois est plaisante
à lire, on y apprend que les lointains ancêtres des savoyards, les Allobroges,
n’étaient pas très commodes ni très hospitaliers vis-à-vis de l’armée
d’Hannibal qui, pourtant, ne faisait que passer. Polybe les décrit comme
perfides faisant mine d’allégeance pour mieux prendre les carthaginois à
revers. Heureusement, Hannibal n’est pas tombé de la dernière pluie, un coup
d’éléphant et le passage est libre …
« …. Quand on
fut entré dans un vallon, qui de tous côtés était fermé par des rochers
inaccessibles, ces perfides, s'étant réunis, vinrent fondre sur l'arrière-garde
d'Hannibal. Ce vallon eût été sans doute le tombeau de toute l'armée, si le
général carthaginois, à qui il était resté quelque défiance et qui s'était
précautionné contre la trahison n'eût mis à la tête les bagages avec la
cavalerie, et les hommes pesamment armés à l'arrière-garde. Cette infanterie
soutint l'effort des ennemis … ».
Le mot de la fin sera pour l’historien Serge Lancel (5) qui remarquait, dans son livre sur Hannibal, que « parcourir les Alpes avec son
Tite-Live et son Polybe à la main est une entreprise plus chimérique que de
prétendre trouver le vrai site d'Alésia en cherchant à faire coïncider le texte de César avec
une carte d'état-major ». Mais, comme dit Bertrand, l’espoir fait vivre
…
Fig 8 Le mascaron central de la reliure est orné de
petits fers aux dragons.
Bonne journée
Textor
Notes :
(1)
Pour une enquête
plus détaillée que la mienne, voir en ligne :
(2)
Tite Live donnera des détails
contradictoires sur un itinéraire par le territoire des Tricastins, le long de
la Durance, ce qui ferait arriver Hannibal et ses éléphants à Tarascon, où cédant
à la douceur du climat, au pastis et au caractère avenant de ses habitantes, il
aurait abandonné son projet d’invasion de l’empire romain…peu plausible !
(3)
Première édition de la traduction
française par Louis Meigret, ornée de 6 bois, dont un sur la page de titre
reprise au colophon et un doublé, plus 2 lettres P ornées. Le privilège est
donné le 7 Juillet 1540 à Denys Janot
marchant, libraire et imprimeur, demourant en la rue Neufve Nostre Dame à
l'enseigne Sainct Jehan Baptiste, près Saincte Geneviefve des Ardens. L’édition
de 1542 se trouve peu fréquemment. (7 exemplaires au CCfr)
(4)
Sur Meigret, traducteur et
linguiste, voir Franz Joseph Hausmann, Tübingen, Narr 1980 (en ligne).