La saison est propice aux débats politiques enflammés. Gauche, droite, centre, il va falloir se décider. L’occasion est trop belle, je ne pouvais pas vous présenter cette semaine l’almanach du bon jardinier, alors j’ai opté pour un ouvrage qu’il est urgent d’aller consulter – on le trouve chez tous les bons libraires - avant de choisir celui qui aura la mission délicate de diriger la France : le Livre de Police Humaine.
Fig 1 Reliure en tenue léopard, capable de se glisser dans tous les partis politiques sans être remarquée…
Le livre de Police Humaine (il faut entendre police au sens du XVIe siècle, rien à voir avec la marée-chaussée) est un digeste, donné par Gilles d’Aurigny, de deux ouvrages du siennois Francesco Patrizi (1413 - 1494) avec la collaboration de Jehan Leblond pour la traduction du latin en français. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner le titre entier qui vous expliquera mieux qu’un long discours que le terme « digeste » fait partie de ces supercheries littéraires :
Fig 2 Titre général annonçant les deux parties de l’ouvrage.
Il existe aussi un titre particulier pour le livre premier qui vient compléter le titre général qui était vraiment trop succinct : « Le Livre de police humaine, lequel a esté extraict des amples volumes de François Patrice par maistre Gilles d’Aurigny et nouvellement traduict de latin en françois par maistre Jehan Le Blond ». Sous-titre : « De l’enseignement, estat, et régime de la chose publique, des gouverneurs, de la justice, de mainzt contracts et traphique des estrangers, des œuvres et besogne des ouvriers, qui par leur habileté font les villes riches et abondantes, la bonne prudence et diligence desquelz icelles ne peuvent demourer en leur entier ».
Et un troisième titre pour le livre second dont je vous fais grâce.
Fig 3 Titre du premier livre.
Fig 4 Titre du second livre et marque des Angeliers à la fin du premier.
Vous l’avez compris, ce petit livre est précieux comme l’or, un vrai trésor pour gouverner sa vie et donc pour gouverner l’Etat, ce n’est pas moi qui le dit mais ce bon curé de Branville, le traducteur, dont la devise est un vrai programme politique à lui seul : « espérant mieulx ». C’est bien ce que vous penserez en mettant le bulletin dans l’urne, non ?
Fig 5 Devise de Jehan Leblond à la fin de l’ouvrage.
Fig 6 Le curé de Branville aimait la langue française et en faisait la promotion bien avant du Bellay.
Francesco Patrizi (Alias François Patrice), est un étonnant personnage dont l’œuvre eut beaucoup de succès au XVIe siècle, en France plus qu’en Italie. Il est curieux qu’on l’ait à peu près complètement oublié aujourd’hui et qu’il soit aussi peu étudié.
Ses traités sur la meilleure façon de gouverner rejoignent les grandes réflexions sur le pouvoir, l’Etat, la République, qui agitaient les cités italiennes et en font un précurseur du Prince de Machiavel. Thomas Elyot utilisa ses idées pour rédiger son Gouverneur (1531). Sa vie est un vrai roman de série B : Né à Sienne, Pattrizi étudia au coté de Enea Silvio Piccolomini, le futur pape Pie II, et entretint des relations amicales avec les humanistes Panormita, Filolfo, Tranchedini ou Battista Guarino. Entré en politique, il fut envoyé comme ambassadeur à Florence, Rimini et au Saint Siège pour le compte de sa ville de Sienne. Impliqué dans une affaire de trahison, il fut emprisonné, torturé et envoyé en exil. Il prit alors la robe d’ecclésiastique et revient en grâce à l’avènement de Pie II qui le nomma évêque de Gaète en 1461. Ses deux principaux ouvrages sont le De Institutione Rei publica (de l’enseignement de la chose publique) achevé entre 1465 et 1471 et son pendant, le De Regno et Regis Institutione (du gouverment du royaume et enseignement du Prince), écrit de 1481 à 1484.
D’une culture encyclopédique touchant tous les domaines des arts et des sciences, passant avec la même facilité d’un thème sur l’agriculture à un autre sur l’architecture des villes, le commerce, la chasse, les jeux, le théâtre, le sport à l’école, le permis de conduire, Patrizi s’intéressait à tout sous un angle pratique, en recherchant quels effets les activités humaines avaient sur le bien public, et en quoi l’accumulation des richesses pouvaient servir la vie en société. Traiter de la démocratie dans un ouvrage et du despotisme dans l’autre n’était pas le moindre de ses paradoxes. En fait, il cherchait à démontrer qu’un Prince éclairé et soucieux du bien de ses sujets pouvait très bien satisfaire la démocratie et que le peuple pouvait faire l’économie d’une révolution.
Evidemment, le Prince doit se plier à quelques contraintes assez peu à la mode à l’époque, comme accepter la liberté d’opinion, lutter contre les usuriers (je traduis, les trusts et le grand Capital), défendre la classe moyenne, protéger les ouvriers qui ne doivent pas être regardés comme des esclaves. (Et pourquoi pas prendre la Bastille, pendant qu’on y est !). Son modèle était Philippe d’Aragon.
Fig 7 Gilles d’Aurigny choisit d’adresser son digeste à son seigneur et maitre Claude d’Annebault, gouverneur de Normandie.
La première question qui vient à l’esprit est de savoir s’il était un humaniste de gauche ou un humaniste de droite, notion difficile à définir aujourd’hui quand on lit le programme de nos candidats et qui n’avait, bien entendu, aucun sens à l’époque… Au premier chef, il déclare tout de go qu’il faut se méfier de la multitude, ce qui le situe plutôt à droite. Il compare le peuple à la mer, calme et stable en apparence, mais que le moindre vent transforme en un élément furieux… selon qu’il souffle de la droite ou de la gauche. D’un autre coté, il est certain que Patrizi avaient des idées, disons, avancées pour son époque, surtout pour un évêque. Il s’intéressait notamment à la démographie et prônait le droit à l’avortement et à la contraception. Je sens que vous ne me croyez pas, alors je cite :
« Ce qu’a montré Hypocras, par l’exemple comme quelquefoys une certaine femme eust receu la semence d’ung homme et ne l’eust rejectée , elle pria ledit Hypocras de lui donner conseil comme elle ne demeurait point enceinte…. » (Extrait du chapitre de l’enseignement pour les femmes grosses.)
Fig 8 Chapitre sur les femmes grosses.
Fig 9 le tiers Livre.
Mais revenons à cette édition de 1546 ; Il est toujours étonnant de constater que les libraires établissent leur catalogue en se copiant mutuellement et lorsqu’une erreur s’y glisse, elle devient parole de doctrine, comme disent les juristes (error communis fecit jus !). Ainsi vous verrez partout, y compris dans la notice d’une vente Sotheby, que l’édition de 1546 est la seconde donnée par les Angelier après la première de 1544. Augmentée, disent-ils, du « Brief Recueil du livre d'Erasme qu'il a composé, de l'enseignement du Prince chrétien ». Je ne partage pas cette opinion ! L’édition de 1544 est en 101 feuillets numérotés au recto et l’édition de 1546 est un in-8 de (8) ff - 101 ff - (11) ff - (4) ff - 108 ff, soit 232 ff ! L’édition de 1546 ne contient donc pas seulement le petit résumé du Bref Recueil du livre d’Erasme (qui est expédié en 18 ff - ff 91 à 108) mais Gilles d’Aurigny a poursuivi son travail pour donner le condensé du De Regno, à la suite du De Institutione. Cette édition du 1546, en deux livres à titres séparés, me parait donc être la première édition complète de l’originale. Un second privilège est daté du 22 Aout 1545, après un premier donné aux Angelier en 1544.
Fig 10 Privilège de 1544.
Fig 11 Privilège de 1545.
Il est aussi mentionné dans les catalogues que le Livre de Police Humaine serait la première transcription en langue vernaculaire. Chers électeurs, on vous doit la vérité ! Le De Institutione Rei Publica connut une grande diffusion en France, où il fut publié en 1494, puis 9 fois de 1514 à 1594 (en latin, évidemment). Les traductions françaises datent de 1520 et 1532 donc avant celle de Leblond. Il n’en va pas de même pour le De Regno, dont le manuscrit fut apporté en France par Jean Prévost, Conseiller au Parlement et publié à titre posthume pour la première fois en 1519 seulement. Sa traduction complète n’aura effectivement lieu qu’en 1577, c'est-à-dire postérieurement à la publication du livre de Police Humaine. Bref, les experts mélangent là encore les deux parties de l’ouvrage en français qui n’est une première traduction que pour la seconde partie.
Je dirais que la morale de cette histoire est qu’il faut se méfier des belles notices des catalogues autant que des beaux discours politiques.
Bon choix, Mesdames, Bon choix Messieurs !
Textor