C’est un ouvrage qui ne paye pas
de mine : un simple in-octavo dans une reliure en parchemin à recouvrement,
avec les attaches de deux lacets, un dos à cinq nerfs apparents, avec le titre
de l’ouvrage écrit à l’encre brune en lettres minuscules (plus très visible) au
haut de la coiffe supérieure, et repris également à la plume mais d’une autre
main sur le deuxième caisson, donc une présentation finalement assez habituelle
pour ce type d’ouvrage du 16ème siècle.
Il s’agit de l’Histoire des Expéditions
d’Alexandre le Grand, de Flavius Arrianus, éditée en 1535 à Venise par Vittore
Trincavelli chez l’imprimeur Bartolomeo Zanetti. C’est l’editio princeps en grec, elle est accompagnée d’une préface du
célèbre humaniste vénitien Egnazio, helléniste distingué, élève d’Ange Politien,
compagnon d’Erasme en 1508 à l’académie aldine. Son titre en grec est :
ARRIANOU peri alexandrou
anabasews
ce qui signifie « L’anabase
d’Alexandre ».
Il porte sur la page de titre
l’ex-libris manuscrit de l’humaniste Claude Dupuy (1545-1594), Claudius
Puteanus en latin.
La première édition imprimée de ce texte en
latin, avait paru en 1508 chez l’imprimeur Jérôme de Soncino à Pisauri (près de
Milan). Pour réaliser cette édition grecque, Trincavelli est parti de différents
manuscrits, dont au moins un codex grec provenant de la bibliothèque que le
cardinal Bessarion avait légué à la ville de Venise, et qui était alors
accessible depuis peu aux humanistes. Ces manuscrits sont aujourd’hui à la
Bibl. Marciana.
Son auteur, Arrien (Flavius
Arrianus, né en Bythinie, Asie Mineure) vers 83 de notre ère, fut d‘abord un
élève d’Epictète. C’est là, en Grèce, qu’il se lia avec le futur empereur
Hadrien. Il poursuivit ensuite une carrière militaire et administrative dans
l’Empire Romain, devenant notamment proconsul en Bétique (Espagne), puis
gouverneur en Cappadoce. Il se retira ensuite à Athènes en 138 à la mort d’Hadrien
pour se consacrer à l’écriture. Comme l’écrit Joel
Schmidt dans l’Encycl. Universalis, « il est un des plus illustres penseurs
de cette période de l'Empire romain, marquée en politique par la dynastie des
Antonins et, dans le domaine de la culture, par une curiosité cosmopolite et un
désir de connaissance universelle…. Il est également historien, influencé
par Xenophon, admirable d'impartialité et d'esprit critique, comme en
témoignent Les Expéditions d'Alexandre ».
Hadrien (monnaie
romaine)
Avec « La vie
d’Alexandre » de Plutarque, cet ouvrage, rédigé au IIe siècle à Athènes
par Arrien, est pour beaucoup de spécialistes un des récits les plus fiables et
objectifs dont on dispose concernant les conquêtes d’Alexandre le Grand, qui le
conduisirent jusqu’au fleuve Indus. Nul doute que ce récit inspira beaucoup les
hommes de la renaissance, au moment où s’ouvraient les frontières géographiques
et culturelles, et où on recherchait à revenir aux sources des récits en langue
grecque.
Mosaïque de Pompéi
(musée de Naples). Alexandre à la bataille d’Issos (333 av J.C.)
Brunet nous indique qu’il s’agit
d’une « Première et rare édition », dont un exemplaire fût vendu 7
florins 50c à la vente Crevenne. (Pour relativiser et à titre d’exemple, à la
vente Crevenne, l’Anthologie de Planude (Laurent de Alopa), Venise 1494 -
ouvrage infiniment plus précieux - se vendit 130 florins). Très récemment, le 27
octobre 2016 à Rome, lors d’une vente aux enchères organisée par la maison PhiloBiblon,
un autre exemplaire de ce même ouvrage est parti au prix de marteau de 1300€
(la fourchette d’estimation était 500 – 1000 €).
Vittore Trincavelli
Bartolomeo Zanetti, né vers 1487
à Castrezzato près de Brescia en Lombardie travailla d’abord comme assistant
typographe et copiste de textes grecs chez Philippe Giunti à Florence. Après la
mort de celui-ci, on perd sa trace pendant une dizaine d’années, jusqu’à ce
qu’il s’établisse à Venise vers 1535. Là, associé au
médecin/philologue/humaniste Trincavelli, il imprimera pour ce dernier un
certain nombre d’excellents ouvrages d’histoire et de philosophie en langue
grecque. Désormais, symbole de sa nouvelle appartenance à l’élite de
l’imprimerie vénitienne, il signera, au colophon de ses ouvrages « Bartolomeo Casterzagense » (Bartolomeo,
natif de Castrezzato), à l’instar des illustres Aldus Romanus, ou Erasmus
Rosterodamus.
Zanetti utilise pour ses éditions
en association avec Vittore Trincavelli une marque d’imprimeur de qualité et de
taille exceptionnelle. Celle-ci représente un putto, dans la manière de la statuaire antique (Bacchus et Hercule
enfants), adossé au tronc coupé d’un vieil arbre, et se couronnant d’un rameau
issu des rejets de la souche.
Marque d’imprimeur
Zanetti - Trincavelli
Le texte qui encadre cette image
peut se traduire de la façon suivante :
Comme chacun, je dois débuter,
Mais bientôt
Avec l‘aide de Dieu
Je deviendraii un homme
Quelle plus belle allégorie de la
Renaissance que cette souche dont les rejets sont recueillis par un bambino
plein de promesses et qui symbolise cette éducation aux sources des auteurs
classiques mais débarrassée des branches mortes du Moyen-Age, et qui lui
permettra de devenir un parfait humaniste !
Claude Dupuy
Claude Dupuy (1545-1594) fut
élève d’Adrien Turnèbe à Paris et se passionna très tôt pour la langue grecque.
Ami de Cujas, il fut reçu avocat au parlement de Paris en 1566. Il voyagea en
Italie, notamment à Bologne, Padoue, Florence, Rome et Venise où il collabora
en 1570 avec Paul Manuce. A Padoue, il se lia d’amitié avec Gian Vincenzo
Pinelli, le mentor de Galilée, et un des plus grands bibliophiles de l’époque (à
sa mort en 1601 sa bibliothèque comportait 8500 volumes). La correspondance
entre Pinelli et Dupuy a été publiée en 2001.
En 1577 il épousa Claude Sanguin
( ?-1631) qui n’était autre que la nièce du Premier Président du Parlement
de Paris, Christophe de Thou (le père du célèbre bibliophile JA de Thou). Ce
mariage le propulsa dans l’élite parlementaire du temps, et associa sa famille
à celle des de Thou dont un illustre membre (Jacques-Auguste) allait plus tard
devenir Garde de la Librairie du Roi.
Humaniste engagé, sa carrière de
magistrat dans ces temps troublés des guerres de religion et de la Saint
Barthélémy se déroula avec l’objectif de promouvoir la tolérance et d’éviter la
guerre civile. La victoire de ce « parti des politiques » sera
consacrée par l’entrée d’Henri IV à Paris le 22 mars 1594. Mais Claude Dupuy,
malade, s’éteignit le 1er décembre de la même année à l’âge de 49
ans.
Il laissait à sa mort une
bibliothèque très importante comportant près de 2000 volumes, dont l’inventaire
fut établi en 1595 par l’imprimeur-libraire Denis Duval (successeur d’André
Wechel rue Jean de Beauvais). Instruit, curieux, savant en grec et en latin,
nul doûte que son amitié avec Pinelli, le plus grand bibliophile de l’Italie du
XVIème siècle l’ait encouragé à enrichir sa bibliothèque dont les premiers
ouvrages provenaient probablement de son père mais qu’il avait déjà entrepris
de compléter par nombre d’acquisitions à partir des années 1565.
On sait aussi que, selon une pratique
assez courante chez les humanistes de cette époque un certain nombre d’ouvrages
et de manuscrits sont entrés dans sa bibliothèque après avoir été dérobés dans
des couvents ou collèges, en particulier de l’abbaye Saint Victor (qui se
situait à l‘emplacement de ce qui devint la Halle aux Vins, aujourd’hui la
faculté de Jussieu dans le 5e arrdt. de Paris). Scaliger rapporte
ainsi que « Monsieur du Puy a pris
des MSS dans une abbaye tandis qu’on entretenoit le gardien ; il faisait
jetter les livres par une fenestre, & il y avoit des gens prets pour les
recevoir ».
Madame Claude
s’occupe de Thou
Ses enfants étaient encore jeunes
lors de son décès (l’ainé avait 14 ans), et jusqu’à leur majorité la
bibliothèque fut conservée par sa veuve Claude Sanguin avec le souci constant
d’en maintenir l’intégrité. En 1617, Jacques-Auguste de Thou s’éteignait en
laissant par testament la tutelle de son immense bibliothèque à son cousin
Pierre Dupuy et à son ami Nicolas Rigault (par ailleurs garde de la
Bibliothèque du roi). La famille Dupuy s’installa alors rue des Poitevins dans
l’hôtel de Thou, qui se trouva abriter alors à la fois la bibliothèque
thuanienne, et la bibliothèque Dupuy. Cette dernière y restera jusqu’en 1645.
Deux fils de Puteanus
En 1631, au décès de leur mère,
les deux frères Jacques et Pierre conservent la bibliothèque familiale, qui
s’était considérablement agrandie pendant trente années de nouvelles
acquisitions, comme le montre un nouvel inventaire fait à cette date.
Jacques et Pierre
Dupuy
En 1645, les deux frères Dupuy
rachètent à Nicolas Rigault la charge de gardes de la Bibliothèque du roi, et
s’installent, ainsi que leur bibliothèque familiale, dans leur logement de
fonction rue de la Harpe (où se trouvait alors la Bibliothèque du roi).
En 1647, après en avoir terminé
avec la rédaction du catalogue de la Bibliothèque du roi, les deux frères
s’attelèrent à la préparation du catalogue de leur propre bibliothèque, qui
comporte deux beaux volumes avec des notices pour chaque ouvrage.
Soucieux de préserver l’intégrité
de la bibliothèque humaniste créée par leur père, les deux frères souhaitaient
la léguer au roi, mais à la condition notamment de pouvoir désigner leur
successeur comme garde de la Bibliothèque royale. Après la mort de son frère
Pierre en 1651, Jacques Dupuy pensait désigner comme son successeur leur ami
Ismaël Boulliau (un proche de Gassendi et de Blaise Pascal), le grand
mathématicien et astronome qui s’occupait depuis des années des livres du
« cabinet Dupuy ». Ismaël Boulliau, lors de ses tournées en Italie,
Allemagne, Hollande avait déjà été un grand pourvoyeur de livres pour les
Dupuy.
Ismaël Boulliau
(1605-1694)
Cependant en 1657, suite à des
intrigues de Mazarin et de Colbert, la bibliothèque Dupuy (9000 imprimés, et
126 manuscrits) fut bien léguée à la Bibliothèque du roi, mais le garde désigné
ne fut pas Ismaël Boulliau, mais Nicolas Colbert, le frère du ministre.
Nicolas Colbert
« Ainsi prit fin l’emprise
de la famille de Thou sur la Bibliothèque, qui durait depuis 1593, et avec elle
une certaine idée libérale et désintéressée du commerce des livres, commune à
ce qu’on appelle ordinairement la république des lettres » (in : BnF, Les directeurs de la bibliothèque royale,
2007)
Depuis cette date le sort de la
bibliothèque Dupuy est lié au sort de la Bibliothèque royale et constitue
aujourd’hui le fonds Dupuy de la BnF, non sans tribulations (par exemple vers
1670 un certain nombre de volumes furent échangés, voire soustraits sans
contrepartie par J-B Colbert pour sa propre bibliothèque, et se trouvent
aujourd’hui à la Mazarine, ou ont été dispersés.)
Tribulations de deux
bons Arrien
En ce qui concerne notre volume,
le catalogue Duval établi en 1595 à la mort de Claude Dupuy indique qu’il était
joint à un autre volume du même auteur et chez le même éditeur (Arriani
Epictetus, B. Zanetti , 1535), l’ensemble des 2 volumes constituant un lot à 15
sous. Ces deux ouvrages sont également parfaitement récolés dans le catalogue
établi par les frères Dupuy en 1647.
Le titre de l’ouvrage écrit à la
plume à la coiffe supérieure en lettres minuscules grecques (partiellement
effacé) est de la main de Claude Dupuy. Le titre est repris postérieurement à
la plume sur le deuxième caisson, en caractères latins plus lisibles par
Jacques Dupuy.
Sur la page de titre de notre
Arrien se troupe aussi l’ex-libris manuscrit de Jean-Pierre d’Apples. Il s’agit
d’un membre d’une famille vaudoise, reçue bourgeoise de Lausannne en 1603. Jean-Pierre DAPPLES exerçait
la médecine à Lausanne et enseigna le grec et la morale à l’Académie (de
Lausanne), de 1703 à 1733. Il avait composé pour la préface de l’ouvrage de son
ami Plantin (Abrègé de l’histoire générale de la Suisse, Genève, 1666) des
sizains en son honneur, dont l’un se lit :
Que sert-il de savoir l’histoire des Romains,
Qui rangèrent jadis cent peuples sous leurs mains ?
Que sert-il de savoir l’histoire d’Alexandre,
Ses généreux desseins et de ses successeurs ?
Et ne savoir les faits de nos prédécesseurs
Pour les faire en nos jours renaître de leur cendre.
Cette référence à l’histoire
d ‘Alexandre nous montre en tout cas l’intérêt qu’il était susceptible de
porter à notre ouvrage.
Mais comment ce livre, supposé
être en 1657 propriété du roi, sous la garde de Nicolas Colbert, garde de la
bibliothèque (mais aussi évêque d’Auxerre), se retrouve-t-il 10 ans plus tard
en Suisse dans une famille protestante, cela reste un mystère. De fait, on
ignore même s’il n’a jamais intégré la bibliothèque royale, la Colbertine ou la
bibliothèque Mazarine. Le livre ne comporte pas d’estampille de la bibliothèque
royale, mais on sait que l’estampillage ne commença qu’assez tard
La réapparition du livre est
ensuite attestée par une étiquette apposée sur une page de garde de la Librairie
Classique et Ecclésiastique F. Cahu, Place Saint-Sulpice et rue Férou, à Paris,
qui date semble-t-il du premier quart du 19ème siècle.
Plus tard au 19ème
siècle, l’ouvrage a appartenu au célèbre libraire-expert Anatole Claudin
(1833-1906), connu notamment pour son importante Histoire de l'imprimerie en France au XVe et au XVIe siècle. Je
réfère également à ce billet le concernant dans le blog Le Bibliomane :
Il y a plusieurs annotations
manuscrites de Claudin sur la page de garde, dont notamment celle-ci : La Bibliothèque Nationale possède un
exemplaire de l’Epictète d’Arrien imprimé vers la même époque et relié dans le
même genre. Il est côté sous le numéro R.2692.
Il s’agit selon toute
vraisemblance de l’exemplaire compagnon du nôtre dans la catalogue de Duval en
1595, également récolé dans le catalogue des frères Dupuy de 1647.
Dans l’excellent ouvrage de
Jérôme Delatour publié en 2001 « Une
bibliothèque humaniste au temps des guerres de religion : les livres de
Claude Dupuy » l’auteur indique avoir pu identifier, après des
recherches approfondies à la Mazarine et à la BnF environ 600 des 835 volumes
imprimés décrits par Duval. En ce qui concerne les 2 volumes d’Arrien discutés
ici, il indique qu’ils restent « non identifiés ». Ce n’est donc plus
le cas pour l’un d’entre eux, nôtre « Anabase d’Alexandre ». Quant à « l’Epictête »
d’Arrien, il semble donc avoir disparu (ou s’être égaré) de la BnF à partir du
19ème siècle. Peut-être la publication ici du numéro de référence de
la BnF constaté à l’époque par Claudin aidera les conservateurs à le retrouver.
Au cours du 20ème
siècle, notre ouvrage a été acquis à Londres en 1916 par le
pianiste/compositeur Sud-Africain Jan Gysbert Hugo Bosman, dit Vere di Ravelli
(1882-1967). Ce dernier était un pianiste international qui tourna dans toute
l’Europe, vécut entre 1920 et 1955 à Florence et était également un éminent
philologue, spécialiste des langues grecques, syriaques, perses, etc…
D‘après une notice insérée dans
l’ouvrage, le livre est ensuite passé dans le fond de la célèbre librairie de
livres anciens de Carlo Alberto Chiesa (1926-1998) à Milan.
Ciriaco
Bibliographie :
1) Giordano Castelli - Identikit
del Tipografo Bresciano Bartolomeo Zanetti, Brescia, 2008
2) Jérome Delatour - Une bibliothèque humaniste au temps des
guerres de religion : les livres de Claude Dupuy, Paris, 2001