Le hasard des ventes
aux enchères vient de m’instituer heureux conservateur d’une lettre autographe
de l’éditeur Léon Curmer (1801-1870).
Écrite en Italie au
printemps 1861, cette missive fut envoyée au directeur de cabinet du ministre d’État (alors chargé de la
Culture et des Beaux-arts) tandis que l’éditeur mettait fiévreusement la
dernière main à sa publication des Heures
d’Anne de Bretagne (le procès-verbal du tirage des 850 exemplaires sera
signé par-devant notaire le 14 août suivant).
Intéressante, cette
lettre l’est à plus d’un titre.
Elle confirme ce que
nous savions déjà de Léon Curmer : un chercheur infatigable doublé d’un homme
tenace jusqu’à l’opiniâtreté, qui poursuivait ses buts en cherchant courageusement
- et avec intelligence - à vaincre les obstacles les plus imprévus.
Elle pose aussi une
question cruciale : quelle est l’intention réelle de Léon Curmer lorsqu’il s’adresse
au ministère d’État ? Il insiste (nous
reviendrons sur ce terme) pour obtenir une mission… qu’apparemment il a déjà obtenue. Bizarre ! Il a déjà été
missionné par le ministre, en faisant jouer des relations personnelles (deux
sénateurs, dont l’un a l’oreille de l’Empereur), et même en obtenant le
concours du Prince Napoléon, cousin du souverain. Mais bien qu’il ait déjà eu tout
cela, il semble insatisfait… Alors, que veut-il vraiment ?
Il sollicite une
mission destinée à rendre compte de ses travaux. Il souligne les obstacles
qu’il a dû vaincre pour faire aboutir ses recherches italiennes durant un voyage long difficile et un peu
précipité (j’ai à travers mille
peines fait photographier & colorier les plus belles miniatures & les plus
précieux ornemens). Il croit même nécessaire de se justifier (vous voyez (…) que ce n’est pas un voyage
de pure fantaisie et que je suis en mesure de tenir la promesse que je faisais
dans ma demande). On peut s’interroger : n’avait-il pas arraché cette autorisation
plus qu’elle ne lui avait été consentie ?
Or quelque chose ne colle pas. De
toute évidence, il n’est pas nécessaire de réclamer une mission pour
envoyer un compte-rendu : l’une a logiquement précédé l’autre. Il faut donc relire
la lette attentivement, et surtout considérer l’inscription apposée au crayon à
papier par le chef de cabinet, après avoir recueilli l’avis de son
ministre, en vue de répondre au requérant : on en arrive à la conclusion qu’en
fait, sans le formuler très explicitement, Léon Curmer souhaite obtenir un appui
officiel pour son imminente publication (je
tiendrai à honneur (…) de faire cette publication à mes frais avec ce
caractère semi officiel qui donnera un certain poids à mes paroles).
Outre son honneur, il n’hésite pas à mettre en avant son désintéressement (je ne demande aucune retribution
aucune rémuneration de quelque sorte qu’elle soit). Mais surtout, il précise
la nécessité de cette accréditation : je n’ai
pas la prétention d’être un savant... Malgré ses précautions oratoires
(admirons l’astuce de l’expression semi officiel
!) et son jeu habile sur l’ambiguïté du mot mission, il s’est trahi.
Ces précisions apportées,
la demande apparaît moins incompréhensible qu’elle n’en a l’air de prime
abord. En fait, sachant qu’il n’a pas l’autorité morale d’un homme de science, Léon Curmer
cherche à y substituer un appui officiel (ou, plus exactement, à moitié
officiel). Le commentaire inscrit au ministère affirme : rien ne s’oppose à ce que Monsieur Curmer
rende compte de ses travaux à un ministre dont ils ressortent. C’est dans
la logique des choses. Mais par contre, le j’insiste auprès de vous n’est absolument pas passé. Et je dois
avouer que quand, loupe en mains, je déchiffrais les pattes de mouche du
bon Léon et n’avais pas encore cerné ses motivations profondes, je me suis
dit : il est bien audacieux d’utiliser un terme
aussi impératif !
La réaction du ministre
est éclairante. Ayant su lire entre les lignes, il a immédiatement compris qu’on
cherche à obtenir de lui un service qui, bien qu’entrant dans ses attributions,
pourrait lui coûter cher. Homme politique rompu à la nécessité d’une constante
prudence, peut-être redoute-t-il qu’une appréciation publique par trop laudative
de l’art italien, encouragée par le pouvoir en place, ne déclenche
une polémique dont ces chauvins de Français ont le secret et l’habitude. L’exaltation
des valeurs nationales, si chère à l’Empereur, s’en trouverait à coup sûr compromise,
ce qui ne pourrait qu’avoir de fâcheuses conséquences (y compris - et sans
doute avant tout… - sur son poste ministériel). De ce fait, il n’a pas jugé à propos de (…) devoir donner suite - ah ! qu’en termes galants
ces choses-là sont mises ! - et ajoute, non sans sécheresse ni même une pointe
de mépris perfide, qu’il y aurait
peut-être des inconvenances à insister. Voilà, le mot est lâché ! L’insistance de Léon Curmer a paru inconvenante. Cet homme à la passion
bouillonnante n’hésite pas à forcer le destin, tant il se sent (naïvement ?)
persuadé de la légitimité de ses entreprises. S’il respecte le code de la politesse,
en servant du Son Excellence
à chaque paragraphe ou presque, il n’en ose pas moins insister.
Or cela ne plaît pas du tout dans les cabinets et salons dorés ministériels de l’autoritaire
Second Empire où les hommes de pouvoir, que leur fonction a gonflés
d’infatuation, ne désirent qu’un respect scrupuleux des conventions sociales et
n’apprécient rien tant que l’humilité, voire la soumission, mais sûrement pas
l’audace. Flaubert puis le pauvre Baudelaire l’ont déjà appris à leurs dépens !
Un rappel aux convenances s’imposait…
Les éléments me
manquent pour savoir comment ce refus - qu’on devine poliment entortillé - fut ressenti
par Léon Curmer. Non sans amertume, comme on peut s’en douter. Cela n’empêcha toutefois
ni la publication des superbes Heures
d’Anne de Bretagne, ni leur éclatant et durable succès. Cet ouvrage est même
devenu le prototype de nos fac-similés
modernes de manuscrits enluminés. Il a fait date, et les collectionneurs d’aujourd’hui
continuent de se le disputer. Le nom de Léon Curmer n’a pas sombré dans l’oubli
; tout du moins les bibliophiles honorent-ils et chérissent-ils toujours
sa mémoire. Mais qui se souvient encore du ministre Walewski ?
Thierry COUTURE
10 août 2013
Thierry COUTURE
10 août 2013
PRÉCISIONS BIOGRAPHIQUES
1)
En 1852, Napoléon III avait institué un ministère
d’État chargé de
la politique de prestige de l'Empire, visant l'organisation de fêtes et de
cérémonies. C’était un ministère à part entière, chargé des beaux-arts, des théâtres et des musées. Son titulaire avait pour nom ministre
d’État. Du 23 novembre 1860 au 23 juin 1863, cette fonction fut assumée par
Alexandre Florian Joseph, comte COLONNA
WALEWSKI
(1810-1868), fils naturel de Napoléon Ier et de la célèbre Marie Walewska.
C’est à son directeur
de cabinet que s’adresse Léon Curmer.
2) Noël LEFEBVRE-DURUFLÉ (1792-1877) fut ministre de l’Agriculture en 1851,
puis des Travaux publics en 1852. il quitta ce poste en juillet de la même
année pour celui de sénateur, qu’il occupa activement jusqu’en 1870. Il
était né à Pont-Audemer (Eure), où le grand-père paternel de Léon Curmer,
Michel Curmer, avait vu le jour en mars 1743. N’y a-t-il là qu’une simple coïncidence ?
3) Louis Félicien Joseph Caignart de Saulcy, dit Félicien (ou Félix) de Saulcy (1807-1880), fut archéologue
et numismate. L’empereur Napoléon III, dont il avait su gagner la confiance, le nomma
sénateur en 1859. Il présida la commission
de la Carte des Gaules en 1862.
4) Napoléon Jérôme BONAPARTE, dit le Prince Napoléon
(1822-1891), était cousin germain paternel de l’empereur Napoléon III. On le
surnommait familièrement Plon-Plon.
Il incarnait les tendances les plus libérales du Second Empire. Il assuma
plusieurs missions diplomatiques mais son cousin ne lui accorda jamais sa
confiance. Il fut disgracié en 1865, à la suite d’un discours trop hardi
prononcé en Corse. Après la mort prématurée du Prince impérial en 1879, il
ne parvint pas à s’imposer comme chef de la Maison Bonaparte ; ce titre revint
à son fils aîné, Victor (1862-1926).
Transcription de la lettre :
florence 26 avril 1861,
Monsieur Le Directeur,
Permettez moi cette courte lettre
à travers un voyage long difficile et un
peu précipité
J’ai demandé à Son Excellence avec l’appui
de Mrs Lefebvre Duruflé et de Saulcy, une
mission ayant pour but de rechercher les
manuscrits à miniatures qui sont en Italie,
j’avais pour motif [écrit
par-dessus b(ut) ] surtout
d’adresser à mon
retour à Son Excellence un rapport sur mes
recherches, elles ont été fructueuses, j’ai trouvé
à Turin le portrait authentique de l’auteur
inconnu des peintures du livre (d’) Heures
d’Anne de Bretagne, j’ai vu tous les manuscrits
de Turin Milan Venise Parme Bologne
florence Sienne et Rome j’ai à travers
mille peines fait photographier & colorier
…/…
les plus belles miniatures & les
plus précieux ornemens du Bréviaire
de Grimani des livres choraux de la
chartreuse de Pavie, de ceux de Sienne
des manuscrits du Vatican & des
Bibliothèques Barberini & Corsini
sans parler de beaucoup d’autres
renseignemens précieux pour l’histoire
de l’art.
Vous voyez Monsieur que ce n’est
pas un voyage de pure fantaisie
et que je suis en mesure de tenir la
promesse que je faisais dans ma
demande.
Ajoutez à cela que je n’ai pas
la prétention d’etre un savant que
je ne demande aucune retribution
aucune rémuneration de quelque
sorte qu’elle soit.
Je désire seulement être autorisé
…/…
par la mission que je sollicite
à rendre compte à Son Excellence
de mes recherches et de mes travaux.
Vous avez eu la bonté de me proposer
une recommandation de S. E le
Ministre des affaires etrangères,
j’ai eu tout cela et de plus une
mission spéciale du Prince Napoléon
Si j’insiste auprès de vous pour avoir
cette mission c’est que c’est à Son
Excellence que mon rapport va
de droit et que je tiendrai à honneur
si vous trouvez qu’il vaille la peine d’etre
publié, de faire cette publication à
mes frais avec ce caractère semi
officiel qui donnera un certain
poids à mes paroles
Si Son Excellence daigne
m’honorer d’une réponse favorable
…/…
je vous prie de la faire remettre
Rue de Richelieu 47 ou je la
trouverai à mon retour
Veuillez agréer Monsieur
Le Directeur l’hommage
de mes sentimens respectueux
L Curmer
Écrit au crayon à papier, en travers de la première page, par le
directeur de cabinet du Ministre d’État :
Rien ne s’oppose à ce que
M Curmer adresse un rapport
sur ses travaux en Italie au Ministre
d’Etat, qui par les attributions qui lui
sont conférées est le plus en situation
de recevoir des communications
semblables – quant à la lettre que
demande M Curmer le Ministre
n’a pas jugé à propos de le devoir
et il y aurait peut etre des inconvenances
à insister auprès de lui.
Nous rappelons les autres billets donnés ici même par M. Thierry Couture au sujet de Léon Curmer : ICI et ICI. Il y en a encore d'autres sur Léon Curmer, vous les trouverez en cliquant ICI.
Bonne journée,
Bertrand