Je
voudrais vous présenter brièvement un petit ouvrage trouvé un jour par hasard
dans une boite de bouquiniste en revenant de Nantes, ouvrage que vous
chercheriez vainement à la BNF ou dans d’autres institutions et que les
catalogues de haute bibliophilie qualifieraient de ‘’rareté jamais passée en
vente publique’’. Je n’en ai retrouvé qu’un seul exemplaire conservé à la
Bibliothèque Municipale de Nantes. Le catalogue mentionne ‘’Cette pièce, donnée à la
Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare’’. Il a pour
titre ‘’Explication historique et littérale d’une inscription ancienne
conservée à Nantes’’.
Fig.1
Page de titre.
Fig.2
Avertissement de l’imprimeur.
Fig.3
Notes d’un bibliophile.
Pour
goûter l’intérêt de l’ouvrage, il faut revenir un peu en arrière : Nous
sommes en 1580, à Nantes, au pied des remparts, des ouvriers payés au
lance-pierre déblayent les douves et y trouvent une pierre gravée issue de
la démolition de la porte Saint-Pierre. (Cette triple coïncidence est un mystère non résolu jusqu’ici).
A une autre époque ladite pierre aurait fini à
la décharge ou débitée comme matériau de construction mais en 1580 la mode est
aux antiques et les amateurs éclairés recherchent des preuves de l’antiquité de
la ville. Or justement, Nantes ne possède que très peu de témoignage de sa
période romaine et l’inscription sur la pierre pourrait donner des indications
sur son histoire. Elle fut
donc transportée dans la cour de l’Hôtel de Ville à la demande de Pierre de
Biré puis incorporée en 1623 dans une
galerie neuve où Dubuisson-Aubenay la voit et la décrit en 1632 : ‘’M.
de Cornullier, chargé de la direction des bâtiments publics en qualité de
Trésorier de France & grand Voyer, fit placer ce Marbre dans la Galerie
neuve construite par ses soins en 1606. Où il se voit à présent.’’ (1)
Je ne suis pas allé voir mais la pierre y serait toujours et son fac-similé au
Musée Dobré.
La relation de la découverte de 1580 ne sera publiée qu’en 1636, par l’oratorien Pierre Berthault (2)
puis en 1636-1637 par Albert le Grand de Morlaix et par Biré de la Doucinière
(3). Sa traduction a fait ensuite l’objet de débats passionnés puisqu’en 1808,
Pierre-Nicolas Fournier recensait déjà 32 publications traitant du sujet dont
celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, imprimeur à Nantes, présentée ici.
A priori, le texte est court et facile à lire : NUMINIBUS (rien à voir
avec la Ratp) AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS ACTORUM
VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.
Fig.4 Reproduction de l’inscription
Fig.5 Traduction de l’inscription.
Fig.6 Les Preuves de l’Histoire de Bretagne par Dom Lobineau.
Pourtant la traduction
de l’inscription latine a fait l’objet de multiples interprétations et de
savantes polémiques. Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux
dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et
Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y. Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011)
n’aient définitivement clos le sujet.
Dom
Lobineau fait figurer l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de
Bretagne (1715). Il ne nous donne pas de traduction littérale mais nous dit
qu’il est à présumer que ce tribunal était le siège destiné à juger des
affaires des marchands, autrement dit le siège du consulat. Les 2 lettres CM
signifieraient apparemment communi moneta ce qui suggère une souscription
publique pour l’érection du tribunal mais ‘’ la construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne
paraist pas à ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé’’.
Bref il lui semble assez évident que cette inscription est relative à la
fondation d’un tribunal et non à un autel malgré la dédicace aux empereurs et
au Dieu Volianus, identifié comme étant l’appellation locale de Vulcain.
L’auteur de notre ouvrage, rédigé
6 ans après la publication de Lobineau, est un prêtre du diocèse de Nantes qui
a préféré garder prudemment l’anonymat (mais qui est très probablement Nicolas
Travers) (4). Il se livre à une étude approfondie du texte, en analysant syntaxe
et grammaire. L’imprimeur, Nicolas Verger, déclare dans un avertissement
liminaire que l’Explication qu’il donne aujourd’hui de l’inscription de Nantes est
nouvelle et différentes de celle qu’il imprima l’an passé. Je n’ai pas trouvé
trace dans les bibliothèques publiques d’une édition antérieure de ce texte de
1723. En revanche il a été réédité en
1749 par le père P-N Desmolets, comme le fait remarquer une note manuscrite sur
la page de titre, heureusement conservée par le bibliophile bourguignon Henri
Joliet, au moment de la reliure : ‘’cette
pièce est imprimée mais avec plusieurs différences dans les mémoires de P-N.
Desmolets, tome V, partie 1, p.60’’.
Fig.7 Reliure
Fig.8 Ex-libris
Je ne vais pas reprendre toute la polémique. Notre
prêtre nantais commence assez brutalement son introduction en déclarant que toutes les interprétations précédant la
sienne ne sont qu’un tissu d’inepties : ‘’Cette inscription rapportée par le Père Bertault de l’Oratoire, Gruter,
Albert le Grand de Morlaix, D. Lobineau, Mr Maureau, etc n’est exact en aucun
imprimé’’. Pas de langue de bois ou
de politiquement correct en ce temps-là ! Il conclue ses explications de
texte par la traduction de l’inscription : ‘Aux dieux des Empereur, sous le bon plaisir du dieu Janus, M. Gemelius
Secundus et C.Sedatius Florus ont bâti dans la place du commerce le tribunal
des affaires des habitans du port, de l’argent que les habitans ont contribué’’.
Amusant de noter les substantielles différences avec
Lobineau. Ainsi, par exemple, le Dieu
Vulcain chez Lobineau devient « au
bon plaisir du Dieu Janus » chez notre Anonyme parce qu’il découpe le mot
Voliano en Vol(ente) Ianus. De son coté Lobineau lit ‘’Communi Moneta’’ là où il fallait lire tout simplement ‘’Cum’’.
Mais ce qui est
plus amusant encore c’est de constater que les mots Tribunal et Loci dont la
difficulté fut relevée par Dom Lobineau entraînent encore des échanges vifs 300
ans après. Ainsi l’éminent Professeur à la Sorbonne Yann Le Bohec écrit-il dans
un article de 2011 à propos d’un livre de son confrère Maligorne (5)(6) :
‘’ Ce dernier (Y. Maligorne), ignorant notre
travail, dont il n’a eu connaissance qu’au dernier moment, s’en est débarrassé
en moins de trente lignes placées dans un appendice, en constatant que les
points de désaccord sont nombreux…. Il se peut que notre argumentation, quand
elle visait à définir plusieurs termes d’architecture mentionnés par ces textes,
ait été trop rapidement présentée ; il faut donc la reprendre, manifester
davantage de pédagogie, apporter quelques précisions et surtout montrer comment
procéder pour définir les mots employés par l’épigraphie latine.’’ Et toc !
Il est vrai que l’épigraphie latine a fait
beaucoup de progrès depuis l’époque de notre Anonyme et qu'aujourd’hui toutes
les inscriptions trouvées dans les fouilles sont regroupées dans des Thésaurus
qui permettent de replacer les mots des inscriptions dans un contexte archéologique.
Le Professeur Le Bohec nous dit que le mot
tribunal a donné matière à bien des erreurs. On a cru jadis qu’il désignait une
salle d’audience pour l’exercice de la justice, comme nos modernes tribunaux.
Mais, aussi étonnant que le fait puisse paraître, les Romains n’ont jamais
construit de bâtiments qui remplissaient cette fonction; pour cela, ils
utilisaient les forums et les basiliques de leurs villes. En réalité, le latin
tribunal est un faux ami; il désigne « une tribune ».
Ainsi, la traduction la
plus plausible, compte tenu de nos connaissances actuelles, est la
suivante :’’Numinib(us) Augustor(um), | deo
Volcano. | M. Gemel(lius) Secundus et C. Sedat(ius)
Florus, actor(es) | uicanor(um) Portens(ium),
tribunal c(u)m | locis, ex stipe conlata, posuerunt,
c’est-à-dire : Aux Numina des Augustes, au dieu Vulcain. Marcus
Gemellius Secundus et Caius Sedatius Florus, secrétaires de l’administration du
bourg portuaire, après avoir fait une quête, ont fait placer une tribune avec
des emplacements’’.
Autrement dit dans un campus religieux, Marcus
Gemellius Secundus et Caius Sedatius Florus ont fait graver une dédicace aux
dieux pour indiquer qu’ils avaient fait construire en leur honneur une estrade
comportant plusieurs emplacements (loci) sans doute destinés à recevoir les
statues de culte.
Les auteurs de ce type de textes, qui
écrivaient pour des lecteurs qui savaient de quoi il était question puisqu’ils
avaient l’ouvrage sous les yeux, n’éprouvaient pas toujours le besoin d’être
explicites.
A noter que le recueil et toute cette histoire avaient intéressé un
bibliophile bourguignon, amateur de curiosités historiques locales. Il a laissé
dans le livre son ex-libris au chiffre CBMHI (Henri Joliet) avec sa
devise "Plus penser que dire" que le Bibliomane Moderne et le
Bibliophile Rhemus ont su identifier au premier coup d’œil. Que ces
éminents collègues en soit remerciés !
Bonne Journée
Textor
(1) P.B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique,
d’une inscription antique
(2) Pierre Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou,
1636.
(3) Biré de La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr,
concernant l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne
Armorique et particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes,
Doriou, 1637.
(4) Plusieurs
opuscules, l’une sur les monnaies de Bretagne, une autre sur les évêques de
Nantes, sont identifiés par Barbier et Quérard comme étant de N. Travers alors
qu’il est simplement mentionné ‘’par M******, prêtre du diocèse de Nantes.’’
Notre ouvrage semble avoir échappé au recensement de la BNF sur les œuvres de
N.Travers, et pour cause, il ne figure pas à leur catalogue.
(5) Yann le Bohec De
Nantes à Munich et de l’archéologie à l’épigraphie : questions de méthodologie
(2011) Latomus, Revue et
collection d'études latines et L’architecture
à Nantes sous le Haut-Empire romain in Aere perennius, Hommage à Hubert
Zehnacker, édit. J. Champeaux et M. Chassignet, Paris, 2006, p. 227-246.
(6) Y. Maligorne, L’architecture romaine dans l’Ouest de
la Gaule, Rennes, 2007.