On pourrait y reconnaître la vache et son veau dans ce texte un peu fourre-tout du critique Gustave Geffroy ... ou bien même son âne ! D'ailleurs si la maladie est annoncée au bibliomane, il semble bien, au début tout au moins, que le bibliophile ne soit guère en meilleure posture sanitaire. Néanmoins ce texte d'un autre siècle n'est pas inintéressant. Chacun d'entre nous, je pense, y trouvera son travers, son vice, décrit et même bien disséqué. Je n'avais jamais lu ce texte avant ce soir et je trouve qu'il vient agréablement compléter la Physiologie du Bibliomane-Bibliophile. Après ce terrible diagnostic vital cependant, il est légitime, après un peu plus d'un siècle, de s'interroger sur l'intérêt que l'on peut trouver à continuer de conserver ces feuilles de papier noircies et reliées quand il existe désormais des stockages de masse portatif pouvant renfermer plusieurs Encyclopédie Diderot et d'Alembert ? Une clé USB 128 Go devrait nous contenter ! Mais non ...
Bonne lecture !
Bertrand Bibliomane moderne
MALADIES LITTÉRAIRES
LA BIBLIOMANIE
Les dessinateurs et les peintres qui ont
eu à représenter l'amateur de livres chez
lui, dans l'intimité de son occupation
favorite, ont à peu près tous imaginé la
même mise en scène et la même attitude. La feuille de papier et le tableautin de dimension restreinte sont meublés
par une bibliothèque, une table, un fauteuil en bois sculpté, ce qui se fait de
mieux dans le faubourg Saint-Antoine. Une lumière de clair obscur blanchit un
relief, un angle, fait étinceler une dorure. La fenêtre est petite, presque une
lucarne, avec un vitrail très cloisonné de plomb. Le bibliomane est là, dans la
discrète tombée de jour. Il est debout,
accoudé au rebord de la fenêtre, le corps
infléchi, les pieds croisés, et il lit un livre, un petit livre qu'il tient du bout des
doigts, très solennellement.
La fantaisie de l'artiste, on le voit, a été loin. L'anecdotier ne s'est pas contenté de costumer son homme de la défroque qui lui semble indiquée par le bois
sculpté et les petits vitraux, en dentelles
Louis XIII, en habit carré du XVIIIe siècle, en douillette de la Restauration. Ce
carnaval d'intérieur est, après tout, vraisemblable. Où le mensonge de la peinture prend des proportions excessives,
c'est lorsque la lecture du livre par le
bibliomane est représentée comme un
fait ordinaire, journalier, tout naturellement accompli. De son propre aveu, le
bibliomane est un être spécial possédant
des livres, QU'IL NE LIRA JAMAIS.
Il a bien autre chose à faire que de lire
ses livres. D'abord il passe la plus grande
partie de son temps chez les libraires et
dans les ventes, car pour se rendre toute
lecture véritablement impossible, il lui
faut des quantités de livres, brochures,
paperasses, à ne savoir où les mettre,
des rangées les unes sur les autres, des
piles qui montent du sol, qui cachent
les rayons, qui envahissent un cabinet
d'une végétation odorante et poussiéreuse de vieux papier. Après les achats,
c'est le dérangement et le rangement,
le classement jamais définitif, la rédaction des fiches, des catalogues supplémentaires. Si le collectionneur reste
une journée chez lui, ce ne sont pas les
travaux qui lui manquent. Il y a, là bibliatrique comme il y a l'hippiatrique, et le traitement des livres est autrement absorbant et compliqué que le traitement
des chevaux. Certains soins ne peuvent
être confiés à des mains étrangères, et
la bibliothèque se change aisément en
atelier. Des traités existent qui prêchent
le lavage des livres. Les taches d'huile
et de graisse sont combattues par la dissolution de potasse caustique. Malheureusement, le lavage comporte la détérioration. La potasse amincit le papier,
change sa couleur, le rend mou et pelucheux. L'eau de javel entre alors en
scène, puis le sulfite de soude, pour enlever le chlore introduit par l'eau de javel. Il faut user de précautions sans nombre, l'encre d'imprimerie pâlit rapidement et disparaît sous l'influence de ces
actifs agents. Quand ces divers ingrédients ont été employés et que l'amateur a réussi à peu près à éreinter le bouquin rare, il lui reste peu de temps pour se
livrer à la chasse aux mites. Le lendemain, le surlendemain, et tous les jours
qui suivent, il recommence. Véritablement, où trouverait-il une minute pour
lire autre chose que des titres de livres,
des affiches et des catalogues? ll ne prend
l'attitude méditative., accoudé, l'index sur la tempe, que devant le peintre habile à composer l'immuable tableautin
e genre qui est comme l'enseigne officielle de la bibliomanie.
Les preuves existent en trop grande
quantité pour qu'il soit possible de les
mentionner toutes. On pourrait écrire
quelques in-folios sur une telle manie, –
est-ce littéraire ou antilittéraire qu'il
faut dire ? - avant d'avoir épuisé le sujet. Peut-être suffirait-il de citer cette phrase de M. Le Roux de Lincy, secrétaire de la Société des bibliophiles, dans
sa notice sur la vie et la bibliothèque de M. A. Cigongne (1861) :
« M.Cigongne avait la passion des livres, mais cette passion chez lui était aussi éclairée qu'intelligente. lisant, CE QUI EST RARE, la MAJEURE partie des
ouvrages qu'il achetait ... »
Ainsi, en voici un, et des plus marquants, qui a laissé une fort belle collection, et son thuriféraire autorisé avoue qu'il ne lisait pas tout ce qu'il achetait. Et ce lecteur insuffisant est encore vanté comme un rare phénomène dans le monde où il évolue. D'ailleurs, elle est fort concluante, cette notice sur M. Cigongne, elle caractérise fort bien l'état
l'esprit habituellement grincheux, sectaire et despotique de la plupart des bibliomanes et bibliophiles : « S'il s'était formé, dit M. Le Roux de Lincy, une instruction suffisante pour comprendre et apprécier à leur valeur les romans de
chevalerie, les mystères, les poésies anciennes ... s'il aimait aussi les arts, la
musique principalement, il était sévère
dans ses jugements, souvent très vif dans ses opinions, il exprimait ses préférences d'une manière très absolue. Il
était resté admirateur exclusif des
grands maîtres et des vieux auteurs, les
seuls guides, suivant lui, qu'il fût permis de suivre. Aussi n'entendait-il jamais
sans impatience faire l'éloge des novateurs que l'entraînement de la mode
mettait successivement en vogue. »
C'est là surtout le signe évident de la
maladie. Le bibliomane ne recherche
que le « vieux », qu'il ne lit pas, et il
a horreur du moderne, qu'il n'a pas lu
davantage. Du temps de Cigongne, les
novateurs dont on ne pouvait supporter
l'éloge, c'étaient par exemple Balzac,
Hugo, Michelet. En ce moment, c'est à
peine si ces trois écrivains et quelques-uns de leurs contemporains sont admis
dans les collections qui se respectent.
Pour les vivants, bien entendu, l’excommunication est majeure. Un bibliophile
pourrait être nommé ici qui est l'objet
des railleries de ses confrères parce qu'il
acquiert, sur grand papier, les œuvres littéraires des nouveaux venus. Il y a à
peine huit jours,dans une gazette spéciale,
un bibliomane-critique disait vertement
son fait à Flaubert. Dans cent ans, dans
deux cents ans, on s'occupera de rechercher les exemplaires introuvables des
livres du XIXe siècle. Les bibliophiles
de notre temps laisseront comme monuments de leur goût des catalogues de
collections commencées en 1830 et dispersées en 1870 où ne se trouve pas le
nom de Hugo. Dans le Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et
imprimés de la bibliothèque de M. le baron
J. Pichon, le nom de Balzac se trouve
inscrit à la table des noms d'auteurs. N'ayez pas la curiosité de regarder, il
s'agit, bien entendu, de Guez de Balzac,
de l'autre, de celui du XVIIe siècle.
En revanche, que M. de Chevigné
écrive les insipides Contes rémois, il se
trouvera un critique, M. Jules Levallois,
fonctionnant à l'Opinion Nationale en
1884, qui inscrira le nom de l'amateur
auprès des noms de-Rabelais, Régnier,
Marot, La Fontaine, Voltaire, et il se
trouvera un public de collectionneurs suffisant pour épuiser douze éditions luxueuses de la petite chose en question. Que
l'exemplaire original du journal Paris-Murcie passe en vente à l'hôtel Drouot,
il se trouvera un monsieur qui se pasionnera, qui se ruera aux enchères, et
qui finalement emportera l'objet en
échange de 12.300 francs. – Qu'un Boccace
de 1471 se vende, à Londres, en 1812,
2.260 livres sterling à la vente du duc
de Roxburg, il se fondera le Roxburgh
club, qui se réunira tous les ans, le 13 juillet, jour anniversaire de la vente.
Les exemples pourraient être multipliés à
l'infini. Pour les goûts particuliers, les
désirs allant à tels exemplaires plutôt
qu'à tels autres, ce sont inoffensives
manies auxquelles les cinq vers connus peuvent servir d'épigraphe :
C'est elle ! Dieu, que je suis aise ;
Oui, c'est la bonne édition ;
Voilà bien, pages neuf et seize,
Les deux fautes d'impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise.
Les événements de la vie d'un bibliomane peuvent tourner au tragique. Brunet s'est évanoui pour une faute d'impression introduite dans le Manuel du
libraire. Le marquis de Çhalabre est
mort, dit le bibliophile Jacob, « du noir
chagrin qu'il conçut à la recherche infructueuse d'une bible imaginaire ». Des
amateurs d'une espèce particulière, de l'espèce dite bibliotaphe, qui cachent,
qui ensevelissent les livres, souffrent
mille transes, s'effarent et se dessèchent
comme les avares qui veillent auprès de leurs trésors.
Mais là encore l'affection maligne se
présente avec des symptômes qui la rendent touchante, et il faut laisser en repos ces victimes dans les cabanons intellectuels qu'elles se sont choisis. Le bibliomane ne retient l'attention et n'excite
au commentaire que lorsqu'il se manifeste par la prétention de son goût à
tout régenter, par la publicité de ses jugements.
On les compte, ceux qui ont su extraire
de leur bibliothèque, une savante et
raisonnée bibliographie comme celle qui fut publiée en 1843 sous le titre Catalogue des Livres composant la
bibliothèque poétique de M. Viollet-le-Duc. Ou plutôt, on ne les compte pas.
Un tel travail de classement, d'histoire,
de biographie, de citations justement choisies, reste isolé dans les fatras des listes et des commentaires élucubrés par les fortunés acheteurs de livres. Le dédain de ces derniers pour la
littérature se trouve logiquement puni aussitôt qu'ils saisissent une plume pour
célébrer les dos, les tranches et les vignettes de leurs exemplaires de luxe.
Quelles locutions inattendues dans la platitude, quelles comparaisons amphigouriques dans la banalité ne trouvent-ils pas lorsqu'ils se consacrent, entre eux, des notices pour annoncer leurs
ventes, car ils vendent, ils écoulent leur magasin, de temps à autre, quand ils
sont dégoûtés d'un genre, ou d'un relieur. La. vente posthume est aussi motif à dissertation chez les survivants, et
les oraisons funèbres ne manquent pas de prendre des proportions stupéfiantes.
Dans la langue des bibliomanes, il y
a toujours un livre qui devient la « pierre
angulaire » d'une bibliothèque. - L'intelligence d'un amateur est célébrée en
ces termes « M. le baron Grandjean ne tarda pas à assaisonner les délices de
la science du condiment si vif et si pénétrant de l'amour des livres. » Dans
la notice Le Roux de Lincy, pour Cigongne, qui est décidément inépuisable, le
bibliophile garde-national que fut Cigongne en 1848 est exalté par un Bossuet bonnetier tout à fait stupéfiant :
« ... Mais fallait-il en venir aux mains
ce qui malheureusement lui était arrivé,
convaincu de son inexpérience au maniement des armes, il distribuait ses cartouches à ceux qui l'entouraient et restait paisible au milieu du sifflement des
balles. » - Le catalogue des livres rares
et précieux de M. de La Roche La Carelle qui vont être dispersés à la fin
de ce mois est accompagné d'une préface
de M. Quentin-Bauchart où les ventes sont comparées, sur le mode héroïque,
à des scènes de carnage « Devant le
commissaire-priseur, il allait aux enchères comme les braves vont au feu, et
tout le monde a pu le voir dans cette
salle de l'hôtel Drouot, témoin de tant
de mêlées furieuses, s'obstiner glorieusement et vaincre. »
C'est d'une verve un peu excessive, et
le portefeuille et le porte-monnaie bien
garnis de M. de La Carelle ne croyaient
pas mériter des acclamations aussi guerrières. C'est ce même M. de La Carelle,
« professant un souverain dédain pour
les livres à sensation du XIXe siècle »,
qui aimait à promener, sur les caractères des livres, des doigts habitués à ce
contact, rendant ainsi possible une nouvelle variété du bibliophile, le bibliophile
aveugle. Ce qui ne l'avait pas empêché,
aux premiers sévices exercés par une
maladie des yeux, de vendre une
bibliothèque laborieusement composée. Il avait bien tort puisqu'il eût continué à goûter les mêmes jouissances.
»
Pour compléter le portrait du bonhomme qui fait semblant de lire auprès
de sa fenêtre à vitraux, il aurait fallu noter son goût des éditions obscènes, avec figures. Le bibliomane, si pudique lorsqu'il s'agit d'un livre nouveau, triste et
pitoyable, d'expressions violentes, se
retrouve égrillard et fort allumé dans l'intimité de ses bouquins. Sa duplicité, son désir perpétuel de tromper le
confrère qui vend, qui achète ou qui
échange, pourraient fournir aussi un
curieux chapitre où seraient relatées ses
tactiques finaudes, ses habitudes sournoises il n'est pas de monde où la méfiance soit davantage le fond même de la nature et l'indice de l'état mental.
C'est ce qu'a fort bien traduit, en phrases de pince-sans-rire, M. Edouard
Rouveyre, dans les Connaissances nécessaires à un bibliophile : « Lorsque
les notes du catalogue exaltent la rareté ou le mérite extraordinaire d'un
livre, il faut parfois ne point y ajouter une foi entière. Il y a des exemples d'éditions indiquées comme inconnues, et qui étaient déjà signalées par
des bibliographes ; il arrive aussi de
temps en temps que les désignations de beaux exemplaires ne se trouvent pas rigoureusement exactes. » Qu'il suffise
de faire remarquer, et ceci différencie
le bibliomane du bibliophile, qu'on en
est arrivé à relier, à dorer et à ornementer les livres de telle façon qu'il est interdit de les ouvrir. Le paragraphe écrit
par l'admirable La Bruyère dans le chapitre De la mode revient en mémoire :
« ... Mais quand il ajoute que les livres
en apprennent plus que les voyages, et
qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir je vais trouver cet
homme qui me reçoit dans une maison
où dès l'escalier je tombe en faiblesse
d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me
crier aux oreilles pour me ranimer qu'ils
sont dorés sur tranche, ornés de filets
d'or, et de la bonne édition, me nommer
les meilleurs l'un après l'autre, dire que
sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière
qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l’œil s'y
trompe, ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il
ne met pas le pied dans cette galerie,
qu'il y viendra pour me faire plaisir, je
le remercie de sa complaisance, et ne
veux, non plus que lui, voir sa tannerie,
qu'il appelle bibliothèque. »
On en arriverait à envier le scepticisme
de Pococurante, seigneur vénitien passant en revue ses livres, au chapitre
XXV de Candide, et résumant ainsi son
opinion sur Cicéron, et sur les autres :
« Je me serais mieux accommodé de ses
œuvres philosophiques ; mais quand j'ai
vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que
j'en savais autant que lui, et que je
n'avais besoin de personne pour être
ignorant ».
Gustave Geffroy
Le Figaro, supplément littéraire
Samedi 21 avril 1888