LA TROUVAILLE
Depuis plus de trente ans, M. Honoré Larivière (*) cherchait des bouquins dans les boîtes des quais et, lorsqu'il ne pleuvait pas, on était sûr de le rencontrer entre le pont Royal et le pont Sully. Il habitait rue Jacob et, depuis longtemps, il ne connaissait de la rive droite que le quai de la Mégisserie et celui de l'Hôtel-de-Ville, parce qu'on y trouvait des bouquinistes. Je le connaissais un peu. Il était assez sauvage mais de bonne compagnie, et nous échangions parfois quelques propos. Je savais qu'il entassait des milliers de volumes dans trois petites pièces sous les toits.
Tous ses trésors étaient à l'abandon et parmi ces milliers de livres il eût été impossible de trouver, si l'on en avait eu besoin, le commode dictionnaire qui vous eût donné l'orthographe du mot chaos.
D'autres hommes aiment le vin, les tableaux, les femmes, les honneurs ; lui ne chérissait que le papier imprimé, le vélin et le cuir plus doux que la soie de la plus belle épaule à sa main fine et toujours sale. Si l'on eût parlé devant lui d'une coiffe déchirée, il eût imaginé tout de suite, non pas un arrangement de dentelles et de rubans en mauvais état, mais la coiffe d'un antique tome. Il n'était pas bibliophile, mais bibliomane. Le bibliophile est en effet l'ami des livres, de quelques espèces de livres, pour bien dire ...
M. Honoré Larivière aimait tous les bouquins, des plus éminents aux plus humbles, quand ils étaient vieux et vêtus de cuir pelé ou de vélin. Il n'accordait pas un regard aux modernes.
Pourtant, cette après-midi d'avril déjà tiède, il découvrit dans une boîte une brochure en mauvais état qu'il acheta sans marchander, et, au grand étonnement du bouquiniste, au lieu de continuer sa promenade, il traversa la chaussée et alla s'installer à la terrasse d'un restaurant où l'on donnait aussi à boire.
Il se fit servir un bock et, d'un doigt qui tremblait, il feuilletait le volume.
Sur la couverture, dont il manquait un morceau, on lisait : Honoré Larivi..., et au-dessous, le titre en caractères fanés : Roses et Soucis.
M. Larivière mit précieusement ce petit livre dans sa poche. Jamais il n'avait fait pareille trouvaille. Il avait publié cela, à ses frais, vers sa vingt-cinquième année. L'éditeur avait disparu et le vieil amateur de bouquins avait depuis longtemps égaré l'exemplaire qu'il possédait. Emu, il rejeta derrière son oreille une mèche de cheveux blancs que le vent ébouriffait et il demeura là jusqu'au crépuscule. Lorsqu'il se leva, le garçon du petit café le regarda avec quelque ironie, parce qu'il laissait cinq francs de pourboire et qu'il n'avait pas touché à son verre.
Léo Larguier, Petites Histoires pour bibliophiles. Editions Fournier, 1944.
(*) Pour la petite histoire, une simple recherche dans le catalogue collectif de France (bibliothèques en ligne) ne donne aucun résultat sur cet auteur bibliomane qui a dû être inventé par Léo Larguier, sans doute en partant d'une historiette réelle comme il le faisait souvent.