mardi 9 octobre 2012

Ivresse néoplatonicienne de Marsile Ficin (1501).

Que faire pendant une pause à durée indéterminée du Bibliomane Moderne ? Errer dans les couloirs de la BNF ? Aller au Salon de l’Auto ? Repeindre sa cuisine ? Il faut un remède au spleen…

Et pourquoi ne pas simplement tuer le temps, avant qu’il ne nous tue, dans la bibliothèque à relire les néoplatoniciens ?

Tiens, à propos de spleen, je vous conseille la lecture du De Triplici Vita, plus communément appelé les Trois Livres de la Vie, de Marsile Ficin. Un petit ouvrage in-quarto, en lettres rondes, dans une agaçante édition Canada Dry de 1501: Ce livre a le style d’un incunable, le papier d’un incunable, les caractères d’un incunable, mais n’est pas un incunable (à deux mois près ! Grrr …) (1). Il est sorti des presses du bolognais Benedicto Hectoris (Alias Benoit Faelli) imprimeur actif entre 1487 et 1523, connu notamment pour avoir édité les œuvres de Beroalde l’Ancien.


Fig 1 La page de titre du De Triplici Vita donne le programme et le plan de l’œuvre.


Nous sommes à Florence au temps de Laurent le Magnifique. Marsile Ficin (1433-1499), fasciné par Platon depuis l’époque de ses études à Bologne, sut faire partager son enthousiasme pour le grand philosophe de l'Antiquité à son protecteur Côme de Médicis. Les circonstances étaient favorables à une restauration des lettres à Florence. A la suite du concile de 1439, convoqué à Florence par le pape Eugène IV pour rapprocher les Églises d'Orient et d'Occident, plusieurs savants grecs venus pour cette occasion se fixèrent en Toscane. Ils firent connaitre les auteurs grecs de l’Antiquité : Platon, Plotin, Aristote. La mode était lancée. En 1459, Jean Argyropoulos donnait des conférences sur la langue et la littérature grecques et Marsile Ficin devint son élève. Ce dernier se lança dans la traduction en latin des dialogues de Platon avec le concours d’un aéropage de savants. Telle fut l'origine de la célèbre Académie platonicienne fondée sous l'inspiration de Georges Gémiste Pléthon, que Cosme installa dans sa villa à Careggi près de Florence. Elle fut nommée Académie en référence à celle fondée par Platon en 387 av.J.C . Marcile Ficin en prit la tête. L’Académie de Careggi aura une influence immense sur l’art et l’humanisme de la Renaissance. (2)

En fait, Marsile Ficin n’était pas prof de grec et latin, contrairement à ce qu’on pourrait croire, mais médecin et philosophe (Il est très souhaitable d’être philosophe lorsqu’on veut pratiquer la médecine à l’époque); il dit le destin des hommes et soigne leur âme. En quelque sorte, c’était un psy. C’est à ce titre qu’il a écrit plusieurs ouvrages difficiles à classer entre philosophie platonicienne et médecine astrologique dont le De Triplici Vita est une bonne illustration.


Fig 2 Reliure postérieure, en vélin de réemploi.



Fig 3 Le premier Chapitre.


L’ouvrage est rédigé dans les années 1480. Il a d’abord circulé sous forme manuscrite avant d’être publié à Florence en 1489 pour la première fois par Antonio di Bartolommeo Miscomini. Gros succès de librairie, on ne compte pas moins de six éditions incunables dans les dix ans qui ont suivi dont celle de Venise (Bartholomaeus Pelusius, Gabriel Bracius de Brisighella, Johannes Bissolus et Benedictus Mangius, 1498) sur laquelle mon exemplaire est fidèlement copié. Il sera ensuite constamment réédité jusqu’au 17ème siècle. "La vogue du traité écrit par le philosophe florentin Marsilius Ficinus sur les règles de conduite appropriées à divers états fut considérable dès la fin du XVe siècle et ne fit que croître au cours du XVIe siècle" (Simon).

L’œuvre est composée de trois livres : De la vie saine, suivi De la vie longue (logique, non ?) et clôturé par la Vie au Ciel. C’est sans doute, le premier livre de l’histoire à se préoccuper de la santé de l’âme. Une traduction française de 1581, éditée par Abel Langelier, en vente en ce moment chez un libraire parisien porte au titre : « les trois livres de la vie. Le I pour conserver la santé des studieux. Le II pour prolonger la vie. Le III pour acquérir la vie du ciel. »


Fig 4 Un ancien lecteur a laissé sa marque : « Adrianus Brant, Nieg ? est possessor »


Comme Ficin l’annonce dans l’introduction, le De Vita s’adresse aux hommes qui se vouent à des activités intellectuelles, écrivains, philosophes, théologiens; c’est eux qu’il cherche à soigner car leur cerveau s’assèche et se raidit à la lecture des livres arides des scholastiques, ils deviennent mélancoliques et trainent leur spleen dans les palais florentins. Les poètes et les philosophes, prédestinés à leur naissance par Saturne, sont particulièrement exposés à cette maladie. Ficin rappelle à ses lecteurs qu’il est lui-même né sous l’influence de Saturne qui lui a imprimé le sceau de la mélancolie, mais il a la solution : il leur conseille l'hygiène, la diète, l'usage des parfums, l'emploi de talismans pour lutter contre les effets maléfiques, et surtout l’écoute de la musique et la consommation de vins. Il trouve aux vins beaucoup de vertus dont celle de stimuler l’activité cérébrale. Un bon Chasse-spleen 2005 (à déboucher une heure avant la dégustation) est la potion magique. Comme le dit souvent Ficin en paraphrasant son maitre Platon : « le vin, y a que çà d’vrai » (in vino veritas, traduction libre)

Le De Vita approfondit des thèmes esquissés dans un livre précédent sur la théologie platonicienne, consacré aux preuves que l’âme agit sans le corps. Indépendance toute relative puisqu’il affirme en suite que notre âme possède de fait un corps plus lourd que d’autres âmes, c’est pourquoi elle est tourmentée quelque fois et empêchée plus que d’autres de se livrer à la contemplation. Allez y comprendre quelque chose !….


Fig 5 Le colophon de Benedetto Faelli.


Des passages magnifiques sur l’immortalité de l’âme et sa nature divine côtoient des considérations plus terre à terre et il ne craint pas de nous livrer des remèdes de bonne-femme à faire dresser les cheveux sur la tête comme seul le Moyen-âge a pu en produire. Notre philosophe connait ses classiques, Galien et Hippocrate, et la théorie de l’équilibre entre les quatre humeurs (le chaud et le froid, l’humide et le sec) mais il avait assimilé les symboles et l’hermétique tirés de sa connaissance de Platon, et aussi l’Astrologie. Forcément, la guérison des lunatiques ne serait pas possible sans une connaissance sérieuse des planètes…

Marsile Ficin n’est pas l’auteur oublié que vous pourriez imaginez, réservé à quelques bibliophiles pithiatiques. Il existe aujourd’hui une société très active, créée en 1998 rue d’Ulm, dont l’objet est de développer les recherches sur Marsile Ficin, son œuvre et la postérité de celle-ci, et plus largement sur le néoplatonisme renaissant et moderne. (3)

Bonne Journée
Textor


(1) Coll.: In-4 de 118 ff. (le dern. blanc).

(2) Voir la thèse d’André Chastel : Art et Humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique.

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