Bien que publié ce jour sur le Blog Octave Uzanne, j'ai pensé que ce petit billet de rentrée pouvait intéresser les bibliomanes et autres bibliophiles en vacances ou déjà revenus au travail.
Bonne lecture à toutes et à tous,
Bertrand Hugonnard-Roche
Bibliomane moderne
Dans le journal Le Gaulois du dimanche 7 février 1897, dans la colonne Faits du Jour, on pouvait lire :
"A la suite d'un article de Restif de la Bretonne (Jean Lorrain), paru récemment dans le Journal, M. Marcel Proust, s'étant jugé offensé, a adressé ses témoins, MM. Gustave de Borda et Jean Béraud, à l'auteur.
M. Jean Lorrain a chargé ses amis, MM. Octave Uzanne et Paul Adam, de ses intérêts.
Les témoins se sont rendus chez M. Jean Béraud et, après avoir discuté toutes les chances de conciliation sans avoir pu arriver à une entente, une rencontre a été jugée nécessaire. L'arme choisie est le pistolet de tir.
Deux balles seront échangées ; la distance sera de vingt-cinq pas et le duel aura lieu au commandement.
Pour M. Marcel Proust : MM. Gustave de Borda et Jean Béraud. Pour M. Jean Lorrain : MM. Octave Uzanne et Paul Adam.
En conformité du procès-verbal arrêté le matin entre les témoins de MM. Marcel Proust et Jean Lorrain, ces messieurs se sont rencontrés, assistés de leurs amis, dans les environs de Paris où le duel a eu lieu.
Deux balles ont été échangées sans résultat et les témoins, d'un commun accord, ont décidé que cette rencontre mettait fin au différend."
Voici l'article publié par Jean Lorrain (*) dans Le Journal du 3 février 1897 et qui déclencha la colère du jeune Marcel Proust et le duel qui s'ensuivit :
"D’ailleurs, l’amateurisme des gens du monde. Un livre commis par l’un d’eux, livre autour duquel grand bruit fut mené l’autre printemps, me tombe entre les mains. Préfacé par M. Anatole France, qui ne put refuser l’appui de sa belle prose et de sa signature à une chère madame (il y avait tant dîné), ce délicat volume ne serait pas un exemple-type du genre, s’il n’était illustré par Mme Madeleine Lemaire. Les Plaisirs et les Jours, de M. Marcel Proust : de graves mélancolies, d’élégiaques veuleries, d’inanes flirts en style précieux et prétentieux, avec, entre les marges ou en tête des chapitres, des fleurs de Mme Lemaire en symboles jetés, et l’un de ces chapitres s’appelle : La mort de Baldassare de Silvande, le vicomte de Silvande. Illustration : des feuilles de roses (je n’invente pas). L’ingéniosité de Mme Lemaire ne s’est jamais adaptée aussi étroitement à un talent d’auteur ; M. Paul Hervieu, et son Flirt, n’avaient certainement pas inspiré aussi spirituellement la charmante peintresse. C’est ainsi qu’une histoire de M. Proust, intitulée : Amis : Octavian et Fabrice, a pour commentaires deux chattes jouant de la guitare, et une autre, dite Rêverie couleur de temps, s’illustre de trois plumes de paon. Oui, madame, trois plumes de paon ; après cela, n’est-ce pas, on peut tirer l’échelle. On trouve aussi dans Ces Plaisirs et ces Jours un chapitre intitulé : Mélancolique villégiature de Mme de Bresve, de Bresve, grève, rêve, oh ! la douceur fugitive de ce de Bresve, et trois héroïnes qui s’y ornent des noms charmants d’Heldemonde, Aldegise et Hercole, et ce sont trois Parisiennes du pur, du noble faubourg. Le fouet, monsieur. M. Marcel Proust n’en a pas moins eu sa préface de M. Anatole France, qui n’eût pas préfacé ni M. Marcel Schwob, ni M. Pierre Louÿs, ni M. Maurice Barrès ; mais ainsi va le train du monde et soyez sûrs que, pour son prochain volume, M. Marcel Proust obtiendra sa préface de M. Alphonse Daudet, de l’intransigeant M. Alphonse Daudet, lui-même, qui ne pourra la refuser, ni à Mme Lemaire ni à son fils Lucien."
Marcel Proust et les duels, pour la petite histoire qui éclaire la grande.
"C'est Proust qui demanda à ce que son honneur soit lavé après que l'éditorialiste Jean Lorrain, écrivain décadent à l'outrance et malicieux, eût publié une critique particulièrement acerbe de son premier livre, Les Plaisirs et les Jours. Il ne s'agissait pas seulement de son propre honneur, mais aussi de celui d'une dame du monde, Madeleine Lemaire, qui réalisa les illustrations de l'ouvrage, de Reynaldo Hahn, qui composa une musique pour cette oeuvre, et d'Anatole France, qui en écrivit l'avant-propos; l'oeuvre fut qualifiée de surfaite, et son prix d'excessif. Proust était rongé d'anxiété avant le duel, d'abord parce qu'il craignait qu'il n'eût lieu à l'aube, heure à laquelle il se couchait habituellement. Un fois que 3 heures de l'après-midi fût adopté comme une heure raisonable entre les témoins, le calme de Proust amusa tout le monde. C'était un jour pluvieux à la Tour de Villebon que ce 3 Février 1897, jour où les antgonistes se rencontrèrent, chacun muni d'un pistolet car aucun des deux n'était en condition physique suffisante pour se battre à l'épée. Après avoir tiré chacun deux fois et manqué leur coup, les témoins déclarèrent un match nul. Extatique (sans doute d'avoir évité une blessure), Proust souhaita serrer la main de son adversaire, mais en fut discrètement dissuadé par ses amis." (source et suite de l'article : P. Segal - En ligne)
Ce duel entre Marcel Proust (26 ans) et Jean Lorrain (42 ans) est bien connu dans l'histoire littéraire et a donné lieu à de nombreux articles de presse depuis l'évènement jusqu'à nos jours. Voici par exemple un article publié dans Le Point du 6 février 2012 : 6 février 1897 : Proust fait le coup de feu dans le bois de Meudon. Quel homme !
Si l'histoire littéraire a retenu les témoins de Marcel Proust, Gustave de Borda et Jean Béraud, répétés à l'envie dans les récits qui ont été fait de ce duel, les noms d'Octave Uzanne et de Paul Adam, amis très proches de Jean Lorrain, sont eux aujourd'hui beaucoup moins reconnus. On imagine pourtant sans peine Octave Uzanne, dans la forêt de Meudon, 46 ans, dans ses plus beaux habits, tout à la fois observateur et acteur de cette scène de duel presque anachronique.
Il nous reste à trouver quelques avis émis par Octave Uzanne sur l'homme Marcel Proust et son oeuvre littéraire. Nous n'avons pas encore trouvé de tel témoignage. Nous citerons cependant le passage relatif à ce duel inséré dans Jean Lorrain, l'Artiste, l'Ami (Les Amis d'Edouard, 1913) :
"Cependant, lorsqu'on lui demandait compte d'une opinion de presse par lui publiquement exprimée, il en revendiquait aussitôt avec une crânerie fort spontanée toute la responsabilité et ne refusait certes point de s'aligner honorablement en champ clos. Je fus un jour l'un de ses témoins en compagnie de Paul Adam, alors que le champion d'une déplorable peintresse de haute réputation, dont il attaqua avec raison les oeuvres plutôt pitoyables et la mondanité réclamière, s'était présenté pour soutenir l'honneur de la dame. Jean Lorrain se montra , je m'en souviendrai toujours, d'une jolie et coquette bravoure naturelle, sans aucune forfanterie. Il alla sur le pré, dans le bois de Meudon, à l'Ermitage de Villebon, en faisant, tout au long de la route, montre d'une sérénité et d'une gaieté sans pareille. Ce nerveux savait se dominer ; il marchait au pistolet ou à l'épée, comme un gentilhomme qu'il était dans les moelles, sentant tout le ridicule du préjugé auquel il sacrifiait. (...)"
Comme on peut le lire ci-dessus, Marcel Proust n'est nommé par Uzanne que comme leChampion d'une déplorable peintresse de haute réputation.
(*) Jean Lorrain (1855-1906) a eu une existence tapageuse. Il a fréquenté la bohême (Richepin, Moréas, Rollinat), a provoqué maints scandales ; il affichait son homosexualité, aimait explorer, dans ses chroniques – redoutées – au vitriol le vice et la vulgarité. Spasmophile cardiaque et grand absorbeur d’éther, il subit amendes, procès et duels (dont un avec Marcel Proust) avant de mourir de syphilis. Il a écrit des poèmes d’inspiration parnassienne, quelques romans et de très nombreuses nouvelles dont Contes d’un buveur d’éther, section de Sensations et souvenirs (1895), où l’on trouve Une nuit trouble : « Avez-vous lu la Nuit d’orage de Maurice Rollinat? sa Nuit d’orage passée dans l’atmosphère lourde et vénéneuse d’une chambre de campagne hantée de vieux portraits, de vieux portraits hostiles aux clairs regards fixes, aux minces sourires froids, et ses obsessions morbides de misérable, dont le raisonnement sombre et que le surnaturel va ensorceler. Les vers de ce diable de Rollinat m’en ont singulièrement rajeuni. Eh bien ! cette nuit de fièvre et d’épouvante, moi, qui ne suis ni superstitieux ni nerveux, je l’ai vécue dans des circonstances si étranges qu’il faut, ma foi, que je vous la raconte. » » et Le Possédé : « Et pourtant, il faut que je parte, je retomberais malade dans ce Paris fantomatique et hanté de novembre ; car le mystérieux de mon cas, c’est que j’ai la terreur non plus de l’invisible, mais de la réalité. » A propos de Jean Lorrain, lire la courte biographie donnée par son ami Octave Uzanne : Jean Lorrain, l'Artiste, l'Ami, Les Amis d'Edouard, 1913.