Sur la page de garde d’une édition des tragédies d’
Euripide (
Francfort, Braubach, ca 1558 ; VD 16, E 4216) relié en peau de truie estampée par
Hans Cantzler se trouve une inscription à l’encre rouge d’une belle écriture humanistique :
Hieronym(us) Rhenander possidet libru(m) dono datum a M. Eras(mo) Nicolai Sueco Viteb(ergae) Anno 1562 me(n)se Junio.Optimus est ut quisq(ue) ve- terrimus extat amic(us). Eia age, si dubitas experiare novos.« Ce livre appartient à Hieronymus Rhenander, donné par Maître Erasme Nilsson le Suédois, à Wittemberg. Juin 1562. D'autant meilleur est l'ami qu'il est plus vieux ; Allons, si tu en doutes, tâtes-en de nouveaux ! »Voilà un livre passé d’une main à une autre en ce début d’été 1562, un geste d’amitié entre deux hommes que distinguaient leur langue natale mais que le latin, le grec et peut-être une certaine façon d’approcher Dieu rapprochaient. Des témoins qui nous racontent une Europe humaniste et enfièvrée de Réforme.
Chacun des deux hommes a laissé derrière lui suffisamment de traces pour reconstituer une partie de son itinéraire personnel.
C’est le 24 Octobre 1558 que le suédois Rasmus Nilsson, alors âgé d’environ 28 ans, quitta sa ville natale d’Arboga où il était depuis quatre ans recteur d’école pour s’inscrire à l’Université de Wittemberg en Saxe, sous le nom latinisé d’Erasmus Nicolai suecus (« le suédois »). Il suivait en cela l’exemple d’autres jeunes gens des pays du Nord qui dès le début du luthéranisme voulaient se former à la théologie auprès de l’université allemande. Erasmus le suédois y devint Maître es Philosophie le 7 mars 1560. A cette occasion, il rédigea un manuel de théologie à l’intention de la jeunesse suédoise. Il recensa aussi et nota dans le bel in-folio de Vésale (De humani corporis fabrica libri septem, Basilea, Johannes Oporinus, 1555) qui lui avait été remis lors de la cérémonie de remise de son grade de Magister par le Doyen Mathias Gunderam –un livre qu’il avait payé de ses propres deniers -, il nota donc avec fierté la liste de ses compatriotes qui avaient obtenu le magister avant lui, dès 1517. C’est dans ce livre aussi qu’il résuma les événements importants de sa vie jusqu’en 1567 (1).
On sait que pendant son séjour à Wittemberg (2), Erasmus achèta des livres, au nombre de neuf au moins entre 1559 et 1562, dont il fit relier la plupart en peau de truie estampée à ses initiales (ENA pour Eramus Nicolai Arbogensis) par des artisans réputés de la ville tels que Hans Cantzler, Christopher Georg (ou Caspar Genseler) et Valentin Reich. Il adressa en 1561 un recueil d’œuvres de Philippe Melanchton, qui venait de mourir, à l’archevêque d’Uppsala peut-être son protecteur, en ayant pris soin de le faire relier aux initiales de l’ecclésiastique. On rapporte qu’Erasmus fréquenta d’ailleurs la maison de Melanchton, le réformateur ami de Luther et professeur de grec à l’Université. C’est peut-être chez lui qu’il croisa un certain Reimann, un Silésien né à Leoberga (Löwenberg, actuellement Lwówek Slaski en Pologne).
Reimann n’était pas un étudiant en théologie ; il avait adopté la forme hellénisée de son nom, Hieronymus Rhenander, et se consacrait probablement à l’étude des Lettres grecques. Erasmus étudiait également le grec, la langue du Nouveau testament, qu’il appréciait tout comme l’hébreu comme « sources de l’enseignement divin » mais ajoutait-il « le grec a son propre charme » (2).
Erasmus fit cadeau à Hieronymus Rhenander de ce bel exemplaire en grec des Tragédies d’Euripide en Juin 1562. Cela se situa quelques semaines avant qu’il ne quittât définitivement Wittemberg le 16 juillet pour rejoindre la Suède où l’attendait un poste de recteur d’école à Vasteras, un mariage en janvier 1563 avec la veuve de celui qu’il remplaçait, la peste qui lui décima ses enfants puis, plus tard, une carrière épiscopale dans l’Eglise Réformée de Suède. Erasmus mourut à environ 50 ans, en 1580. Ses livres sont conservés à Vasteras.
Rhenander conservera la mémoire de ce don en inscrivant la phrase sibylline suivante: « D'autant meilleur est l'ami qu'il est plus vieux; Allons, si tu en doutes, tâtes-en de nouveaux! ». dont on se demande si cette phrase s’adressait à lui-même ou à son ami qui partait, ou avait été prononcée par ce dernier, à moins qu’elle ne fût simplement destinée au lecteur, l’ami pouvant désigner dans la tradition humaniste le livre lui-même (4).
L’édition des tragédies imprimée par Braubach sans date, mais supposée en 1558 à Francfort est ici dans sa version la plus complète, Electre étant présente en fin d’ouvrage dans une section non foliotée ce que tous les exemplaires ne présentent pas. Il s’agit au total de la cinquième édition d’Euripide. Certaines de ses tragédies ont fait l’objet d’une étude lexicale et grammaticale très approfondie. Ce ne sont cependant pas les pièces appartenant au grands cycles tragiques qui ont été le plus étudiées mais deux tragédies plus secondaires, les Bacchantes et les Héraclides ainsi qu’un des rares drames satyriques conservés, le Cyclope. Ces pièces ont fait l’objet de très nombreux commentaires marginaux et notes interlinéaires, à l’encre noire, certaines soulignées de rouge. L’écriture est fine, minuscule et utilise le grec, le latin et l’hébreu quelquefois. L’écriture humanistique de Hieronymus se reconnaît de place en place ; peut-être s’est-elle ajoutée à celle d’Erasmus.
Des citations manuscrites figurent au contre-plat d’au moins deux mains. On lit du Virgile (Enéide, VI, 620) : « Apprenez la justice et à ne pas mépriser les dieux. » et du Sénèque (Première lettre à Lucilius), qu’on imagine inscrite par un possesseur à la maturité, un peu désabusé : :« Une grande partie du temps se passe à ne rien faire, la plus grande partie à mal faire et la vie toute entière à faire autre chose » et « Les biens sont à tous, le temps n’est qu’à soi ». Un proverbe en allemand : « Injustice de cent ans ne devient pas justice en un jour », et une citation de Luther en latin: « De ton plat avarié ressers-toi à souhait, Toi qui crois que le temps peut tout amender - Comme l’ont fait les papistes » sont de la main de Hieronymus.
Hieronymus Rhenander, le silésien de Leoberga a laissé des traces discrètes de sa vie. Son année de naissance est inconnue. Poète, il composa entre 1562 et 1577 quelques épithalames et des élégies à la mode, à l’occasion des noces de notabilités et d’amis de Vratislavia (Breslau, actuelle Pologne) (VD16, ZV 10996, ZV 5165 , ZV 6366, Burb. Scharff. 53 & 60). L’épithalame de 1562 fut imprimé à Wittemberg par Krafft (VD16, ZV 10996) mais les suivants, à partir de 1564, le furent chez Scharffenberg de Breslau, ce qui suggère que Hieronymus retourna en Silésie peu de temps après le départ d’Erasmus. Il était professeur à Breslau au moins en 1568, sans doute de grec ; il y écrivit dans cette langue une élégie funèbre à la mémoire de son collègue Balthasar Neander (VD16 ZV 8078). Grec encore, son nom apparaît dans la liste des auteurs d’une version d’Aristote en latin, imprimée en 1572 à Leipzig (VD16, A 3426). Enfin, il est vraisemblable que ce soit lui encore, « Hieronymus Rhenander, Leobergensis Silesius » qui, à la date du 2 Mai 1575, s’inscrivit à l’Université d’Heildeberg pour un cursus malheureusement resté inconnu (5). En supposant qu’il ait eu entre 20 et 25 ans en 1562, il aurait été alors âgé d’environ 35 ans.
L’Euripide n’appartenait pas à Erasmus. En effet, ce ne sont pas ses initiales qui figurent sur le premier plat. Celui-ci fut relié en 1560 à Wittemberg par Hans Cantzler pour un certain « FFA ». Aucun ex-libris ou note ne permettent d’identifier ces initiales. Le F peut correspondre à un petit nombre de prénoms ; la large liste des étudiants inscrits à Heildelberg au 16e siècle (5), consultée à titre d’exemple fournit les prénoms de Fridericus, Franciscus pour les plus usités ou de plus rares Foxius, Fabianus, Fabricius ou Ferdinandus. Aucun prénom avec cette initiale ne figure dans le catalogue des Magisters suédois de Wittemberg établi par Erasmus de 1518 à 1561, ni dans la liste des étudiants suédois inscrits dans les universités allemandes entre 1558 et 1562 (même entre 1550 et 1600)(6) suggérant qu’Erasmus ne tenait pas ce livre de l’un de ses compatriotes.
Relié l’année où il obtint son Magister, l’Euripide pourrait avoir été offert au suédois par une relation d’une autre nationalité qui fréquentait le même cercle que lui à l’Université de Wittemberg mais il est alors probable qu’un ex-dono de sa main aurait conservé la mémoire de ce présent comme celui qu’Erasmus a inscrit sur un Petrus de Natalibus de 1513 (Walde n°3)(2).
Une autre hypothèse serait qu’Erasmus ait commandé la reliure de l’Euripide en 1560 à Hans Cantzler avec l’intention de l’adresser à une de ses relations en Suède, à l’exemple de ce qu’il fît l’année suivante en faisant parvenir à Laurentius Petri, Archévêque d’Uppsala, des œuvres de Melanchton reliées en peau de truie estampée aux portraits des deux Réformateurs et marquée des initiales « LPA » (Walde n°15)(2). La dernière lettre des initiales de l’Euripide évoque une possible origine du destinataire de Vasteras (Arosiensis) ou d’Arboga (Arbogensis), deux villes chères à Erasmus.
Pour une raison inconnue, l’envoi ne s’est pas réalisé et, à son départ de Wittemberg, Erasmus le suédois a confié ce bel exemplaire des Tragédies d’Euripide à son ami helléniste, Hieronymus le Silésien.
D’autres histoires peuvent s’imaginer ; des lecteurs auront peut-être des pistes ou des indices permettant d’identifier ce FFA, premier propriétaire de cet Euripide, pour qu’à leur tour ses cendres légères puissent être ranimées. Si vous croisez l’un de ces deux hommes, Erasmus ou Hieronymus, n’oubliez pas de me faire signe, ils sont de mes amis maintenant.
(1) M. Erasmi Nicolai Arbogensis descriptio vitae sui ipsius. Kongl. bibliotekets tidningar om lärda saker 1767, T. 1, p. 49-59. Il s’agit de la retranscription des notes du Vesale publiées au 18e siècle. Communiqué par la National Library of Sweden.
(2) Otto Walde. Biskop Erasmus Nicolai I vasteras och hans bibliotekNordisk tidskrift för bok-och biblioteksväsen, vol. XXVIII (1941). L’article est en suédois mais la liste des livres, en latin, sauve…copie aimablement communiquée par M. Jan Larsson, Västerås stadsbibliotek.
(3) De humani corporis fabrica libri septem (Basilea, Johannes Oporinus, 1555, fol., n°13) qui est conservé à Vasteras (
http://www.bibliotek.vasteras.se/index.htm). ENA a inscrit sur le contre-plat la note suivante : « Hic liber mihi apertus tradebatur a spectabili viro D. Magro Matthia Decana Collegii philosophici Witebergensis in renunciatione cum Gradus Magisterii mihi decerneretur, die 7 Martij Anno 1c 1560. Anno 61 xiiii calen : Augusti receptus and receptus sum Viterbergae, praesentib : doctorius & magistris, in numerum & ordinem collegarum Collegij Philosophici Academiae Vitebergensis.” La reliure en peau de truie estampée porte les portraits rehaussés d’or de Melanchton sur le premier plat, accompagné des initiales ENA (Erasmus Nicolai Arbogensis) avec la date 1560, et de Luther sur le second, signés VR (Valentin Reich).
(4) Dans une interprétation où amicus se rapporterait au livre, à rapprocher d’Erasme : « Tu me demandes quelles sont mes occupations ? Je m’occupe de mes amis et je me plais dans leur agréable intimité […] Ce que j’ai dit des amis, entends-le des livres, dont la compagnie me rend pleinement heureux […] » (Allen, Opus, t.1, pp.288-289, &. 11-35, printemps 1500. In Erasme, L.E. Halkin, Fayard, 1987, p. 82 (réed. 1997) et de Montaigne, Essais, Livre II, Des livres : « Je ne me prens guiere aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides. »
(5) Matrikel der Universität Heidelberg, II (Zweiter Theil): 1554 bis 1662. Gustav Toepke F2134-Heidelberg 1886.
http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/matrikelregister/ et
http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/matrikel1554/0077Les listes d’inscription des étudiants dans les universités de l’Europe de la Renaissance sont d’un très grand intérêt non seulement pour se rendre compte de l’importance du déplacement des étudiants en Europe au 16e siècle mais également pour identifier des provenances éventuelles d’après les initiales des noms.
(6) Voir
http://runeberg.org/samlaren/1904/0017.html). Erasmus Nicolai suecus y figure bien à l’année 1560.
Merci aux nombreuses bonnes volontés qui, à un moment ou à un autre, sur un point ou un autre ont bien voulu répondre à mes sollicitations.
Bonne journée,
Raphaël