La bibliophilie est riche en historiettes amusantes, étranges voire souvent étonnantes ! En voici une qui mérite d'être contée même bon nombre de bibliophiles la connait déjà.
On a beaucoup glosé sur l'édition de 1527 du Décaméron de Boccace. Revenons cependant un instant sur cet ouvrage qui mérite qu'on en trace les contours historico-littéraires.
Durant la peste qui frappa la ville de Florence en 1348 et dont l’auteur Giovanni Boccaccio (1313-1375) fût témoin, trois jeunes hommes et sept jeunes femmes se réunissent à l’église Santa María Novella et prennent la décision de s’isoler dans une villa lointaine pour échapper à la peste. Dans ce lieu, pour éviter de repenser aux horreurs qu’ils virent, les jeunes gens se racontent des contes les uns aux autres. Ils restent durant quatorze jours dans la villa mais ne racontent aucune histoire les vendredis et samedis. Le titre vient donc de ces dix journées de contes. Chaque jour, un participant tient le rôle de « roi » et décide du thème des contes. Cependant, le premier et le neuvième jours, cette règle n'est pas appliquée. Au total, l'œuvre se compose de cent récits de longueur inégale. Les sources qu’utilise Boccace sont variées : des classiques gréco-romains aux fabliaux français médiévaux. La femme et la condition féminine est au centre de la plupart des nouvelles. Les moines et l'église ne sont pas épargnés par des récits souvent scabreux, ce qui vaudra un siècle plus tard une condamnation par l'église de Rome. Mais l'ouvrage a acquis une telle célébrité et a été tellement diffusé et traduit que cette réprobation de l'église ne sert à rien.
Le Décaméron a été rédigé en italien de Florence entre 1349 et 1353 (Il Decameron ou Decameron). Il circula en manuscrit pendant plus d'un siècle. La première édition italienne imprimée du Décaméron, connue sous le nom d'édition Deo Gratias, a paru aux environs de Naples vers 1470 (elle n'est pas datée). Le Décaméron a été très tôt adapté en français. Une première fois dans les années 1415 (depuis une version latine et non italienne) par Laurent de Premierfait. D'abord sous forme de manuscrits puis imprimé (avec de nombreuses modifications) dès 1485 sous différents titres : Livre de cent nouvelles ; Bocace des cent nouvelles ou Le Livre Cameron autrement surnommé le prince Galliot. Il a ensuite été retraduit par Antoine Le Maçon, secrétaire de Marguerite de Navarre en 1545. Les éditions italiennes du Décaméron sont très nombreuses. Si les Alde de Venise en ont donné une très belle édition en 1522 qui passe pour très correcte et très recherchée, c'est l'édition de Florence par Giunta en 1527 qui passe pour être la plus belle de toutes les éditions anciennes. Cette édition de 1527 a depuis lors été recherchée par les amateurs de raretés. Les exemplaires sont si rares que peu de grandes bibliothèques privées ou publiques en possèdent de beaux exemplaires bien conservés et complets de tous les feuillets d'origine. C'est un joli volume de format petit in-4 de 284 feuillets chiffrés non compris le titre et 6 feuillet non chiffrés placés à sa suite. L'impression est en petit caractère italique. Un exemplaire de cette très rare édition de 1527 en reliure d'époque décorée a été vendu 21 000 livres sterling en septembre 2019 (Dominic Winters Auctioneers). En voici la description faite par la maison de vente :
Boccaccio (Giovanni). Il Decamerone. Nuovamente corretto et con diligentia stampato, Florence: heirs of Filippo di Giunta, 1527, [8], 284 leaves, signatures 2A8 (2A8 blank), 2A8 a-z8 &8 [con]8 [rum]8 A-H8 I12, woodcut Giuntine device to title-page and verso of final leaf, italic types, spaces with printed guide letters, title-page somewhat damp-stained, tipped to initial blank and slightly marked from erasure of 2 old ownership inscriptions, small spot to following leaf 2A2, small damp-stain to lower margins of f3 and s1-2, closed tear in I4 touching a few letters both sides to no effect on legibility, faint tide-mark to final 50 or so leaves, first appearing at head of gutter in quire F, gradually becoming stronger and extending into upper outer corners of text, endpapers sometime renewed, inner hinges tightened. Contemporary Italian binding of dark brown goatskin over pasteboard, sewn on 3 cords, spine with 3 thick raised bands alternating with 4 narrow false bands, compartments with simple floral centrepieces within thick-and-thin blind rules, interlacing rectilinear strapwork design in gilt and blind to covers incorporating central lozenges lettered 'Di Michele da Prato', edges gilt gauffered with ropework pattern, traces of 4 pairs of ties, spine-bands and joints rubbed, headcap torn but largely intact, board-edges slightly rubbed, corners worn, 4to in 8s (21 x 13.6 cm) (Quantity: 1) Brunet I 998-999; Gamba (1828) 156 (‘Rarissimo’); Renouard, ‘Notice sur la famille des Junte’, supplement to Annales de l’imprimerie des Alde, (1834), 93; STC Italian p. 110; not in Adams; see further Kirkham et al., eds., Boccaccio: A Critical Guide to the Complete Works, pp. 42-8. The famous 1527 Giunta edition of the Decameron, known as the Ventisettana, with all the points listed by Brunet distinguishing it from the Venetian facsimile edition of 1729 (Adams B2147). ‘There are few books which have acquired such great esteem and value’ (Renouard). Printed in the year in which Florence threw off Medici rule during the War of the League of Cognac, the Ventisettana was the work of several Florentine humanists, who collated Delfino’s edition printed at Venice in 1516 against manuscripts including the important Mannelli copy made in 1382. It superseded all previous editions and quickly acquired immense prestige, serving as the direct model for all subsequent versions until the 1761 Lucca edition, which was based solely on the Mannelli MS but reproduced much of the textual apparatus of the 1527 edition. Provenance: In a superb contemporary Italian binding in the Grolieresque style developed by the Pflug and Ebeleben binder of Bologna, but perhaps exhibiting greater similarity to the work of the Sienese craftsman active c.1520-40 who is identified in Anthony Hobson’s essay ‘A Central Italian Bookseller and Bookbinder’ (Gutenburg-Jahrbuch 2010, pp. 215-20). Hobson emphasises the Pflug and Ebeleben binder’s predilection for curvilinear fillets as opposed to the rectilinear style of the Siena binder. The panelling seen in the present copy is more elaborate than the forms which Hobson describes, but the other features which he identifies as typical of the Sienese binder’s work are much in evidence: ‘With few exceptions all lines cross each other at right angles. The bindings are of goatskin, usually black, but sometimes red or dark olive-brown, over stiff pasteboards. The edges of five of the more elaborately decorated volumes are gilt and gauffered … Nearly all the volumes were fitted with four pairs of ties. They are sewn on three wide bands. The compartments between the bands are decorated with double blind lines in a variety of patterns … The more elaborately decorated covered were given four false bands alternating with the real ones’ (op. cit., p. 215). The Michele da Prato named on the covers is conceivably Michele Modesti da Prato (b.1510), son of Jacopo Modesti (1463-1530), ‘who had been one of the officials [most] closely involved with the Medici as Chancellor of the Riformagioni from 1515 to 1527, when he was dismissed with the overthrow of the regime’ (H. A. L. Knox, Opposition to Government in Early Sixteenth-Century Florence 1494 -1530, unpublished PhD thesis, Edinburgh, 1998, p. 148). Michele himself was imprisoned in 1528 for criticising the rulers of the short-lived republic, which ended with the restoration of Medici control in 1530. His sister, Dorotea, married into the Giunta family (Treccani, online). An exceptional copy of one of the emblematic books of the Italian Renaissance.
Cette édition a tant attiré la convoitise des plus grands bibliophiles qu'on a méchamment pensé à les tromper. En 1729, une contrefaçon de cette édition de 1527 a été faite, à Venise, chez Pasinello, par les soins d'Etienne Orlandini, et aux frais de Salvatore Ferrari. Cette édition, dont les caractères neufs ont été fait spécialement pour imiter l'italique de Philippe Giunta, a, selon la tradition et les divers écrits des bibliographes, été imprimée à 300 exemplaires seulement. Cette contrefaçon a été imprimée sur un très beau papier vergé fin fabriqué également pour l'occasion. L'imitation a été si bien faite, tant dans la justification des lignes, les caractères, etc. que les premiers bibliophiles à avoir découvert cette contrefaçon se seraient laissés trompés. Cependant des différences existent bien entre l'édition de Forence de 1527 et son imitation de 1729 sortie des presses vénitiennes d'Orlandini. Même si le bibliographe Brunet dans son Manuel insiste sur le fait qu'on peut aisément faire la différence entre les deux impressions "au premier coup d'oeil", il liste les détails typographiques qui permettent de faire la différence. Les a qui ont la tête en pointe dans la première édition de 1527 ont la tête ronde dans l'impression de 1729. C'est sans doute l'argument principal qui permet en effet de faire de suite la différence. Nous avons pu comparé les deux impressions et d'autres lettres sont légèrement différentes également bien que très proches les unes des autres. Brunet précise également que dans l'impression de 1729 le caractère est neuf tandis que l'impression de 1527 a été faite avec des caractères usés. Brunet indique ensuite des différences dans la numérotation des feuillets et signale que les erreurs de foliotation de l'édition de 1527 ont été corrigées dans l'impression de 1729. Pour être encore plus précis une page pleine mesure 153 millimètres de hauteur (justification) et seulement 149 millimètres dans l'imitation (ce point n'est pas totalement vérifié sur l'exemplaire que nous avons de l'imiation puisque dans notre exemplaire une page pleine mesure 158 mm avec le titre courant et les signatures de bas de page ou bien 149 mm sans). D'autres petites différences sont notées par Brunet. Néanmoins la mise en forme générale, la marque du libraire parfaitement imitée, le colophon avec le registre et la date d'impression, tout est imité sur l'originale avec une certaine perfection et volonté de tromper l'amateur non éclairé par un bibliographe averti (remettons-nous dans le contexte du XVIIIe siècle au moment de la mise en circulation de cette imitation dans les premières semaines après l'impression de 1729). Cette imitation ne tromperait plus personne aujourd'hui. Déjà dans les catalogues de vente de livres rares de la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle cette imitation est parfaitement décrite.
Cette petite histoire méritait d'être à nouveau contée aux bibliophiles du XXIe siècle. Nous l'illustrons avec des photographies d'un exemplaire de l'imitation de 1729 relié à la fin du XIXe siècle en plein maroquin rouge par Visinand. Nous donnons également quelques points de comparaison entre les deux éditions grâce aux photographies de la vente en 2019 de l'exemplaire de 1527.
Bertrand Hugonnard-Roche
Publié pour le Bibliomane Moderne le 15 mai 2024