Jean-Claude Courbin semble être le seul à ce jour à s'être penché sérieusement sur Le plus fort des pamplets. Ce pamphlet a été réimprimé en 1967 sur un exemplaire original (tirage à 500 exemplaires par les ateliers de Galli Thierry et C. à Milan, pour EDHIS, Editions d'Histoire Sociale, Réimpression de textes rares, 10, rue Vivienne, Paris 2e - réimprimé d'après l'exemplaire de la collection Michel Bernstein, Paris). A noter que le titre de cette réimpression de 1967, contrairement à l'exemplaire numérisé depuis et qui figure au catalogue Gallica de la Bibliothèque nationale de France, porte seulement la date "1789" et non "26 Février 1789".
Jean-Claude Courbin, semble-t-il, n'avait pas connaissance en 1959, de l'existence d'un opuscule intitulé : "Le Coup-de-Grace. Quérimonies aux Etats-Généraux. 1789". Cet opuscule en 80 pages n'est autre que Le plus fort des pamphlets, avec un nouveau titre et les premières pages changées. Il ne s'agit pas d'une réimpression mais d'une remise en vente des exemplaires invendus du plus fort des pamphlets avec un nouveau titre, et le premier feuillet recomposé.
Nous avons la chance d'avoir sous les yeux un exemplaire intacte du Coup-de-Grace, broché, sous sa première couverture de papier gris-bleu. Cette brochure de la plus grande rareté, composée avec les invendus du plus fort des pamphlets publié en février 1789, ne contient plus la dédicace (page 3) "Aux Manes d'un Grand Magistrat" (adressée au "Sage d'Ormesson" et à un certain "vertueux D* G** ! uni avec d'Ormesson par les sentimens"). Le Coup-de-Grace ne contient plus la table des matières qui donnait les titres des différents chapitres (Demandes aux Etats-Généraux, Très-humbles Remontrances au Public, Suite des Demandes, Par Tête, Récapitulation, Au Lecteur, Peroraison, Cour plénière). Enfin, dans le Coup-de-Grace, le feuillet contenant les pages (5) et 6 a été recomposé entièrement. En haut de la page (5) et comme titre on trouve dans le Coup-de-Grace : QUERIMONIES AUX ETATS-GENERAUX. Tandis que Le plus fort des pamphlets présentait page 5 ce titre : DEMANDES AUX ETATS-GENERAUX. En exergue du Coup-de-Grace page (5) on lit : Quo usque, Catilina.... [« Quo usque tandem, Catilina, abutere patientia nostra ? » est une expression latine tirée de la première des quatre Catilinaires de Marcus Tullius Cicéron. Elle signifie « Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »]. La page 6 du Coup-de-Grace contient une erreur typographique grossière : la date de la révolution suédoise est imprimée 1792 au lieu de 1772 (date correcte qui se trouve bien imprimée dans Le plus fort des pamphlets. Tout le reste du Coup-de-Grace (page 7 jusqu'à la fin page 80) est du tirage de février provenant du plus fort des pamphlets.
Le plus fort des pamphlets est publié fin février 1789 comme l'indique explicitement la page de titre et la datation dans le texte. Le Coup-de-Grace n'est plus daté mais a été remis en circulation après la réunion des Etats-Généraux (après le 27 avril 1789). Il est probable que cette brochure a été remise en vente avec les modifications expliquées plus haut entre mai et juin 1789, en tous cas avant le 14 juillet 1789.
Le plus fort des pamphlets est disponible en reproduction de l'original sur le site Gallica (LIEN). Nous donnons ci-dessous la page de titre et les pages (5) et 6 du Coup-de-Grace comparées aux pages 3, 4, 5 et 6 du plus fort des pamphlets.
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" LE PLUS FORT DES PAMPHLETS "
un ouvrage peu connu de Rétif
"Le plus fort des pamphlets. - L'ordre des paysans aux Etats-Généraux. - Noillac, 26 février 1789", tel est le titre d'un très rare opuscule, de 80 pp. in-8°, l'un de ses innombrables libelles qui se mirent à fourmiller à la veille de la réunion des Etats-Généraux, comme en fait foi le passage suivant, extrait justement de l'une de ces publications :
"Il est incroyable combien l'événement des Etats-Généraux a fait naître d'ouvrages en tout genre. On les fait aussi vite que les gaufres au Palais-Royal. Depuis plus de six mois, il sort, chaque matin, une multitude de brochures, qu'on peut partager en trois classes. Les unes qui instruisent solidement, les autres qui mêlent l'utile et l'agréable, et celles de la dernière espèce, dont il ne reste aucune idée : tel qui ne sait pas écrire, prend hardiment la plume, et se trouve lui-même très étonné de se voir arrivé à la fin d'une page... ... Tout le monde ici, jusqu'au plus simple artisan, veut être au courant des pamphlets" (1).
L'effervescence étant dans tous les esprits ; tout ce qui pendant des siècles, avait été considéré comme dogmes intangibles s'effondrait, tout était remis en question. Et alors, chacun d'aller de sa suggestion, chacun de se croire le génie désigné par la providence pour apporter les nécessaires réformes de l'état.
Rétif, avec sa réformomanie - le mot est de lui, ce qui semblerait montrer qu'il ne se prenait pas complètement au sérieux, contrairement à ce que pensait Tabarant, Rétif donc ne devait certes pas échapper à l'entrainement général.
Il avait alors en chantier le Thesmographe, qu'il avait, dit-il (2) composé en 1788 ; "en finissant les Nuits de Paris". Cependant pour des raisons qui nous sont mal connues, le Thesmographe ne fut pas prêt en temps utile, c'est-à-dire avant le 27 avril 1789, date de la convocation des Etats-Généraux ; et, imprimé en 1789 (3), il ne devait paraître en librairie qu'en janvier 1790, précise Tabarant, qui toutefois n'indique pas ses sources (4).
Notre Nicolas nous dit d'ailleurs lui-même : "Quant à nos dispositions, relativement aux affaires publiques, elles sont connues : nous venons de les consigner dans le Thesmographe, Ouvrage que nous publions actuellement, et qui ne paraît un peu décousu que par la raison que l'impression ayant commencé en novembre 1788, et n'ayant fini qu'en Novembre 1789, les événements, qui ont changé pendant la rédaction, ont nécessité une incohérence de plan et d'exécution (5).
Comment alors faire parvenir dans un délai rapide sa pensée jusqu'à MM. les députés aux Etats-Généraux ? Comment nourrir ce secret espoir, cette grande fierté, de voir sa réformomanie prise au sérieux par ceux qui allaient bientôt détenir le pouvoir, puis, qui sait, peut-être même appliqué par eux ?
Le pamphlet était alors le mode de transmission le plus rapide des voeux pieux et opinions. Peu important, ne nécessitant pas de grosses mises de fonds, cette formule abrégée au ton incisif, dut certainement séduire notre homme. C'est pourquoi il faut considérer "le plus fort des pamphlets" comme une sorte de premier jet abrégé du Thesmographe, comme un ballon d'essai, qu'il faut rendre à Rétif, quoiqu'en dise Tabarant, qui écrit que "Paul Lacroix attribue légèrement à Rétif un autre factum, le plus fort des pamphlets l'ordre des paysans aux Etats-Généraux..." (6). Légèrement, peut-être, car il n'avait pu le lire (7), mais avec raison tout de même.
La comparaison suivante lèvera tous les doutes à ce sujet :
Est-il besoin de continuer plus avant cette comparaison ? J'ajouterai simplement encore que tant dans le pamphlet que dans le Thesmographe, on nous propose la mariage des prêtres, la cessation du monachisme, l'établissement du divorce légal, l'interdiction des carrosses dans les villes, l'institution d'une cour-plénière, les deux ouvrages s'achevant identiquement par une péroraison. En bref, on retrouve, dans le pamphlet, tous les thèmes chers à Rétif et familiers à ses lecteurs.
Le pamphlet se clôt sur l'extraordinaire exclamation que voici : et ce n'est pas un lâche, qui écrit cela !" exclamation ô combien savoureuse, pour qui sait à quel point notre homme était trembleur... Celui qui "n'était pas un lâche" s'était d'ailleurs bien garder de signer son libelle, et se retranchait derrière un prudent anagramme, Noillac-(Nicolas), "originaire du Val-du-puits en Paillaux (à rapprocher du Vaux du Puits du Paysan perverti et de Monsieur Nicolas), Diocèse d'Autun, et du présent Laboureur, retiré par vieillesse et infirmité, m'occupant à faire du tricot, Bute St-Roch, ce 26 février 1789" (ici on reconnait le ton facétieux de la mystification, fréquent chez Rétif, et que l'on retrouve dans les diatribes de la découverte australe, par exemple).
Disons enfin que l'hypothèse d'un plagiat du Thesmographe ne saurait se soutenir, le pamphlet ayant paru presque un an avant cet ouvrage.
Il y aurait bien encore une autre possibilité, c'est que Rétif aurait pu plagier, en faisant son Thesmographe, le pamphlet, lequel ne lui appartiendrait pas. Mais l'évidence interne, c'est-à-dire l'examen du texte du pamphlet lui-même, s'oppose aussi fortement que possible à cette hypothèse.
Ouvrons à présent une parenthèse pour dire quelques mots du Thesmographe, l'un des livres les moins connus de notre auteur. Ouvrage savoureux par bien des côtés : le bouledogue, par exemple, cette "criticofarce" (comme disait Rétif), peinture peut-être un peu outrée des démêlés de Rétif avec son propriétaire (thème très parisien). Cette comédie a le mérite de nous introduire dans le milieu des locataires de la petite bourgeoisie parisienne du XVIIIe siècle. On y rencontre les deux filles de Rétif, le gendre de celui-ci, le fameux Augé (dont Nicolas semble avoir eu une peur bleue) et d'autres personnes aux noms extraordinaires, tels que la servante Noirâme-Regard-faux, la famille Rouelledeveau, Maître Tirelire, et le commis Lempaillé.
A propos de la peur que Rétif avait de son gendre, celle-ci lui a inspiré, dans ses vues présentées à l'Assemblée Nationale, cette notation d'une naïveté et d'une puérilité savoureuses : "Si un Coupable tel que l'Echiné se trouvait surpris en flagrant délit, calomniant, déclarer, que son Père ou Beaupère le pourrait faire saisir, et bâtoner à l'heure-même, attendu l'atrocité de l'action ; sauf à en répondre ensuite pardevant les Jurés" (8). C'est presque du Molière.
Bien d'autres choses serait à citer de cet ouvrage, en particulier nombre de vues alors prophétiques, et qui se son réalisées depuis, ne serait-ce que le vote des femmes, le divorce légal, et les coopératives ouvrières de production.
Malheureusement pour le pauvre Nicolas, ses rêveries, comme il s'y attendait d'ailleurs un peu, car il ne se faisait guère d'illusions, ne s'imposèrent pas plus aux représentants des Etats-Généraux qu'au public, et pamphlet comme Thesmographe demeurent aussi obscurs et invendus que l'Andrographe, prophète annonciateur pourtant, et avec quelle lucidité, des communes du peuple de 1960 (9).
C'est en effet toute la doctrine du matérialisme historique, que nous trouvons éparse dans les pages des Nuits de Paris, dans ses graphes, dans sa Filosophie, etc... Nous ne l'aimerions pas moins, tout en disant cependant avec Fernand Fleuret : "Allez, Monsieur Nicolas, vous être un vilain...."
J.-C. COURBIN.
Nota. - Le pamphlet comporte de nombreuses allusions au Vicomte de T.-R. (Toustain-Richebourg), ami de Rétif. Dans Monsieur-Nicolas, Restif en parle beaucoup, et qualifie notamment la religion de "bêtise à la Toustain-Richebourg".
(1) Anecdotes piquantes relatives aux Etats-Généraux, 1789, pamphlet anonyme de 26 pages.
(2) Thesmographe, p. 586.
(3) Monsieur Nicolas, XIe partie, p. 3132.
(4) Le vrai visage de Rétif de la Bretonne, p. 351.
(5) Nuits de Paris, XVe partie, p. 207.
(6) Le vrai visage de Rétif de la Bretonne, p. 342.
(7) Lacroix, p. 342
(8) Thesmographe, p. 504.
(9) Voyez cette exclamation, à la fois orgueilleuse et désabusée, à la page 8 du pamphlet : "Hâ ! qu'il serait une belle (constitution) à vous proposer ! celle de la confraternité générale, telle que l'a tracée un rêveur à la Saint-Pierre, dans un ouvrage obscur, intitulé l'antrhopographe...". Le thesmographe contient d'ailleurs une note similaire, p. 586 : "L'Andrographe, est un plan complet de réformation, dont j'ose, illustres et inviolables concitoyens, vous recommander la lecture ! Hélas ! je n'ai jamais aspiré au bonheur de la voir réaliser, si ce n'est dans ces temps de régénérations. Hâ ! si on le voulait ! que de peines épargnées ! quelle heureuse confraternité se trouverait tout à coup établie parmi les Hommes !... O Législateur, je le répète, daignes lire l'Anthropographe !" (Le Saint-Pierre est l'abbé de Saint-Pierre, auteur de l'idyllique "projet de paix perpétuelle".)