Chères lectrices, Chers lecteurs,
Sommes-nous loin des rivages de Bibliopolis ? C'est bien possible. Mais à vrai dire, cela n'a aucune importance. Ma conception des frontières de Bibliopolis implique une curiosité sans bornes, une passion dévorante et un esprit le plus ouvert possible. Peut-être êtes-vous de ceux-là également ? Je vous le souhaite. Il y a tant de choses autour de nous qu'on ne saura jamais qu'il est toujours excitant de découvrir une chose remplie de futilité et d'oubli collectif. Encore faut-il s'accorder sur ce qui a vraiment de l'importance en ce bas monde. Personnellement je pense que les découvertes digressives et fortuites sont sans aucun doute parmi les meilleurs moment d'une vie. Alors digressons ! Alors fortuitons ! (je viens de vérifier ce verbe n'existe pas encore ... je le dépose devant l'assemblée des lecteurs ici présents).
Il y a de cela quelques mois, j'ai eu l'occasion de fouiller dans un carton à chaussures rempli de photographies anciennes. Il s'agissait d'un ensemble disparate de photographies anciennes des années 1870 à 1900 environ, soit au format carte de visite, soit au format dit "cabinet". Tous ces visages d'hommes, de femmes et d'enfants ne laissent jamais indifférent. Tous ces morts qui nous contemplent et que nous contemplons en retour. Comme un immense dialogue d'outre-tombe qui n'en finit pas. On passe les photographies en revue, on s'arrête sur quelque visage, sur quelque coiffure, sur quelque habit, sur un nom de photographe, et parfois, sur un prénom et un nom griffonné au dos de la photographie à l'encre. Allez savoir pourquoi un visage dès qu'il a un prénom et un nom devient autre chose. Ce visage devient une histoire. Souvent une histoire impossible à retracer, souvent encore une petite histoire de peu de choses (ce peu de choses qu'on peut savoir), et quelques fois, quelques rares fois, ce visage devient une fabuleuse histoire. Par fabuleuse je n'entends pas dire que l'histoire qu'on retrace rentre parmi ces vies illustres qui ont marqué l'histoire, non, je veux dire simplement que l'histoire qu'on reconstruit à partir de ce visage prend une dimension fabuleuse, entre rêve et réalité. Telle est, à mon sens, la fabuleuse histoire des sœurs Pigeard dont nous allons essayer de retracer à gros traits les principales lignes.
Une fois la photographie découverte dans ce carton magique il ne me restait plus qu'à trouver son pendant. Ce qui fut fait plusieurs semaines plus tard, par le plus grand des hasard. Parlons tout d'abord de cette première photographie issue du carton à chaussures. La voici.
Henriette Pigeard (1859-1946)
Je vous présente la jeune demoiselle Henriette Pigeard. Ici photographiée en juillet 1873. C'est une indication au crayon au dos qui nous le dit. Cette photographie dite au format carte de visite (10,5 x 6,3 cm) a été prise par un certain J. Beluche, photographe au Puy-en-Velay, comme l'indique les différentes mentions imprimées sur le carton au recto comme au verso. Toutes ces informations sont précieuses. Il ne restait plus au généalogiste qu'à faire son travail. Une rapide recherche auprès de diverses sources numérisées donnait déjà quelques résultats intéressants. Nous avons mis cette photographie de côté quelques semaines. Et puis nous nous sommes mis en quête d'informations au sujet de ce J. Beluche photographe au Puy-en-Velay aux environs de 1873. La chance nous a souri, nous tombons alors sur une autre photographie du même photographe. Photographie de même format, elle montre également un visage de jeune fille. La chance nous sourit alors à pleine dent. Au dos de cette deuxième photographie on lit écrit à l'encre noire : Fanny Pigeard - juillet 1873, puis cette précieuse mention entre parenthèses : née le 23 mai 1858. Même date, même photographe, deux visages de jeunes filles. Deux sœurs ! Avant même de pousser plus avant les recherches, cela sautait aux yeux. Voici Fanny Pigeard.
Fanny Pigeard (1858-1893)
Deux visages délicats et sublimes. Fanny Pigeard née en 1858 est âgée de 15 ans sur cette photographie.
Les recherches généalogiques commencent et les résultats s'accumulent sur ces deux charmantes visages sortis d'outre-tombe.
Voici le résultat de ces recherches.
Fanny Pigeard nait le 23 mai 1858, c'est l'aînée des deux sœurs. Henriette est née le 28 juin 1859 à Granville (Manche) comme nous l'apprend son acte de mariage et son acte de naissance que nous avons pu retrouver par la suite. L'acte de naissance de Fanny Pigeard ne se trouve pas dans les registres de l'état civil de Granville. Fanny est donc née ailleurs. Nous verrons plus loin pourquoi. Déclinons les informations retrouvées pour chacune des deux sœurs.
Fanny Pigeard nait le 23 mai 1858 à Paramé canton de Saint-Malo (Île-et-Vilaine). En réalité ses prénoms de baptême sont Frances Thomasine. L'enfant est présenté par son grand-père maternel Charles Siméon (65 ans), contre Amiral en retraite de la marine britannique, lui-même domicilié à Paramé. Sa mère Catherine Anne Thomasine est également domiciliée à Paramé au moment de la naissance de sa fille. Le père est absent au moment de la naissance. Fanny meurt à l'âge de 35 ans le 22 juin 1893. Elle avait épousé à Brest le 9 août 1882 (elle est alors domiciliée rue de la Rampe) avec Léon Camille Edouard Stamm (mort le 25 juillet 1927). Ensemble ils ont eu au moins deux fils, Léon Stamm né en 1888 et Maurice Stamm né en 1890. Fanny s'était mariée en 1887. Selon les documents que nous avons pu consulté, Léon Camille Edouard Stamm, époux de Fanny Pigeard, était né le 25 mars 1850 à Wesserling. Diplômé de l'école polytechnique (camarade de promotion du futur Maréchal Joffre), il participe à la défense de Paris en 1870. Entré à l'usine textile Gros-Roman en 1882 il en devient directeur technique en 1886. Peu d'années après Fanny Pigeard meurt subitement à l'âge de 35 ans, peut-être en couches. Léon Stamm se remarie vers 1896-1897 avec Marie-Louise Fargue dont il a deux filles, Yvonne et Madeleine. Co-gérant de l'usine Gros-Roman entre 1901 et 1907 Léon Stamm s'occupe activement de l'accueil des troupes françaises à Wesserling durant la première guerre mondiale. Léon Stamm meurt le 25 juillet 1927. Fanny Pigeard Stamm, sa première épouse, repose dans le cimetière de Husseren-Wesserling (Haut-Rhin) auprès de son fils Maurice Stamm (mort en 1901 âgé de 11 ans). La tombe était toujours fleurie en 2018.
Signature autographe de Frances Thosamise alias Fanny Pigeard,
apposée au bas de son acte de mariage en 1882,
elle est âgée de 24 ans. (*)
Henriette Pigeard ou plus Exactement Henriette-Jenny Pigeard selon l'état civil nait donc le 28 juin 1859 à Granville (département de la Manche). En marge de son acte de naissance il est indiqué qu'elle est décédée à Paris (XVIe arrondissement) le 5 avril 1946 à l'âge de 87 ans. Henriette avait épousé à Besançon (Doubs) le 2 mai 1877 (à l'âge de 18 ans donc et 4 ans seulement après que cette photographie ait été prise) Charles Edouard Emile Guepratte dont elle a eu 4 enfants. Tout d'abord deux filles jumelles vinrent au monde : Puckié Ida Rosalia Guepratte née le 28 février 1878 à Besançon, sœur jumelle de Thomazine Vanda Guepratte née le même jour donc. Puckié Ida Rosalia a été recensée comme gouvernante en 1901 à Aston comté de Hertford (Angleterre). Quant à Thomazine, nous n'avons rien trouvé à son sujet. Le 30 mars 1884 nait Yvonne Thomasine Henriette. Elle voit le jour à Tunis et est décédée le 4 juin de la même année à Vienne (Isère). Les prénoms de cette nouvelle fille laisserait supposer que Thomasine (une des deux jumelles pour laquelle nous n'avons rien trouvé) est également morte en bas âge. Enfin, le 25 octobre 1886 nait Marguerite Yvonne dite Rita Guepratte. Elle voit le jour à Lyon. Elle est décédée le 254 octobre 1927 à Paris (XVIIe arrondissement), à l'âge de 40 ans. A son décès elle était domiciliée au n°63 de l'Avenue Niel à Paris. Marguerite Yvonne dite Rita s'était mariée le 25 octobre 1905 à Saint-Gilles-lès-Bruxelles (Belgique) avec Albert Auguste Smeesters de Montalais (1880-1961) dont naquirent deux enfants au moins, Jacques Henri Constant Smeesters de Montalais né le 7 décembre 1910 à Anvers (Belgique) et Yvonne Smeesters de Montalais née le23 octobre 1914 à Londres (Angleterre). Le mari d'Yvonne Marguerite dite Rita était né le 28 janvier 1880 à Ixelles (Belgique) et décédé le 18 février 1961 à l'âge de 81 ans. Il était directeur d'assurances.
Signature autographe d'Henriette Pigeard,
apposée au bas de son acte de mariage en 1877,
elle est âgée de 18 ans.
Venons en au père et à la mère d'Henriette et Fanny Piegard maintenant.
Henriette et Fanny ont pour père Jean Charles Edouard Pigeard et pour mère Catherine Anne Thomasine Simeon.
Jean Charles Edouard Pigeard est connu et son histoire a été écrite de manière assez complète dans quelques dictionnaires biographiques. Jean Charles Edouard Pigeard est né à Colmar le 17 mars 1818. Il est entré dans la marine en 1833, aspirant le 25 septembre 1835, enseigne le 1er janvier 1840, lieutenant de vaisseau le 8 septembre 1846 et capitaine de frégate le 7 juin 1855. Il fut promu capitaine de vaisseau le 10 août 1861 à l'âge de 43 ans. Pigeard a pris part aux expéditions de guerre du Mexique (1838), de la Plata (1840), de l'Océanie (1842) à la suite de laquelle il reçut la croix de la Légion d'Honneur (20 avril 1843), et de Crimée (1854 à 1855). Dans cette dernière campagne il commandait une batterie au siège de Sébastopol. Il fut aide de camp de l'amiral Montagnès de la Roque, sur la côte occidentale de l'Afrique en 1844, et de M. Arago, ministre de la marine en 1848, puis en 1855 secrétaire de la commission qui élabora la tactique navale des vaisseaux à vapeur. Enfin, en 1856, il fut commissaire près le gouvernement anglais pour la négociation des traités relatifs aux pêcheries de Terre-Neuve et à l'échange de territoires coloniaux. Cette mission lui valut la rosette d'officier de la Légion d'Honneur (14 mars 1857). Lors de la création des attachés militaires (1860), M. Pigeard fut adjoint en cette qualité à l'ambassade de Londres, poste qu'il conserva durant les neuf années que prit la transformation des flottes, sauf une courte interruption pendant laquelle il fut envoyé aux Etats-Unis pour étudier le matériel naval des belligérants. Il obtient alors la croix de commandeur de la Légion d'Honneur (14 août 1866). A son retour des Etats-Unis il présida la commission chargée de jeter les bases de la défense sous-marine de nos ports. Recommandé par le résultat de ces diverses missions et par ses services dans plusieurs commandements antérieurs à la mer, M. Pigeart fut, en septembre 1869, nommé directeur des mouvements de la flotte au ministère de la Marine et Conseiller d'Etat hors section. Lors de l'investissement de Paris, il fut envoyé à Tours comme délégué de la marine auprès du gouvernement. A la conclusion de la paix, la direction des mouvements de la flotte ayant été supprimée par mesure d'économie, M. Pigeard, qui comptait alors 38 ans de services, reçut en dédommagement une place de trésorier-général qu'il occupera dans le département du Doubs (1878). Au moment de la naissance de sa fille Henriette le 28 juin 1859 à Granville, M. Pigeard est âgé de 41 an et il est capitaine de frégate basé à Granville. Nous avons trouvé plusieurs sources qui indiquent clairement que M. Pigeard fut un agent du renseignement pour la France contre l'Angleterre entre 1857 et 1869. Dessinant bateaux et équipements et gagnant les confidences des marins et des ingénieurs, Pigeard éclaire le ministre et le directeur matériel en particulier sur les frégates cuirassées anglaises. La fin de carrière de M. Pigeard en tant que trésorier général au Puy-en-Velay (1874) puis à Besançon dans le Doubs (1878), puis à Brest dans le Finistère (1884). D'après le dossier de la Légion d'Honneur retrouvé aux archives, M. Pigeard est décédé le 9 février 1885, âgé de 67 ans. Nous avons trouvé un document qui montre que M. Pigeard quitte Brest pour Paris, ville dans laquelle il résidera quartier des Ternes, 13 rue Faraday, jusqu'à sa mort qui survient peu de temps après son départ du Finistère. Le 24 avril 1884 il se dit trésorier général en retraite, ancien capitaine de vaisseau.
Catherine Anne Thomasine Simeon, la mère d'Henriette et de Fanny, est quant à elle née irlandaise. Nous n'avons pas retrouvé son acte de naissance mais nous savons qu'elle est née vers 1827 (elle est âgée de 32 ans au moment de la naissance de sa fille Henriette) à Londonderry, en Irlande du nord. Elle était la fille du Rear-Admiral Charles Simeon et de Fances Woore. Catherine Simeon est décédée en 1911 à l'âge de 84 ans. Elle a donc survécu à son mari Jean Charles Edouard Pigeard plus de 25 ans. Elle aura vu mourir sa fille Fanny en 1893 et son petit-fils Maurice Stamm en 1901. L'ascendance de Madame Pigeard née Simeon, irlandaise, est illustre et l'on peut remonter assez facilement son arbre généalogique composé d'amiraux de la marine royale anglaise. Nous n'avons pas retrouvé le mariage des parents d'Henriette et Fanny Pigeard, probablement célébré en Irlande.
En résumé, nous avons donc sous les yeux deux filles de bonne famille, nées, pour l'une en 1858 et pour l'autre en 1859, d'un père officier de la marine française ayant eu de nombreux commandements importants au cours des années 1850 - 1860, devenu au fil du temps, et probablement en lien avec son mariage "irlandais" (anglais), un agent de renseignement pour le compte du gouvernement français, contre l'Angleterre ; d'une mère irlandaise donc, d'ascendance également "de la marine" anglaise. Les deux filles Pigeard ont toutes deux contracté un beau mariage. Fanny épouse un important et riche industriel alsacien (famille Stamm) mais meurt malheureusement à l'âge de 35 ans laissant 2 enfants dont l'un a probablement encore descendance. Henriette quant à elle se marie avec un grand nom de la marine, Charles Edouard Guépratte, avec qui elle eut 4 enfants dont probablement descendance à ce jour. Henriette meurt à Paris âgée de 87 ans en 1946.
Fanny et Henriette. Les deux sœurs Pigeard enfin réunies.
Désormais les deux sœurs Pigeard, dont les deux photographies se sont perdues si longtemps, sont réunies, posant l'une à côté de l'autre, devant un rayonnage de vieux livres de ma bibliothèque. En attendant qu'un jour, un heureux hasard me permette de retrouver d'autres éléments de leur histoire. Pour compléter, pour l'émotion.
Je m'imagine souvent, passant devant ces doux visages, ce moment de pose chez le photographe J. Beluche au Puy-en-Velay (là où leur père s'est posé vraisemblablement pour la première fois sa carrière de marin terminée), ces instants d'émotion familiale partagés entre un père, une mère et ses deux filles. Sans doute le père, la mère ont-ils été photographiés en 1873 par le même photographe à cette même occasion. Ces photographies sont pour l'heure perdues. Sans doute réapparaîtront-elles un jour. Je l'espère.
Il suffirait de chercher encore un peu pour découvrir d'autres éléments de leurs vies respectives. Pour le moment nous en restons là. Je ne doute pas que nous trouverons d'autres éléments importants à ajouter à tout cela.
En espérant que cette modeste évocation de ces vies oubliées, de ces portraits passés par le temps, de ces visages si expressifs et diaphanes par la force du temps, de ces coiffures sensuelles, vous auront saisi au cœur comme cela a été le cas pour moi.
Je sais désormais que les deux sœurs Pigeard font un peu partie de moi, je ne pourrai plus les oublier et je crois que je les reconnaîtrais si je les croisais demain dans la rue. Je suis très heureux d'avoir eu la chance de pouvoir leur redonner un peu de cette vie flamboyante qu'elles avaient dû avoir, de cette vie fabuleuse et mouvementée de fille d'officier de la marine.
Tempus fugit, nous sommes là pour le rattraper chaque fois que cela nous est possible.
Amitiés,
Bertrand Bibliomane moderne
(*) les informations relatives à l'acte de naissance et l'acte de mariage de Fanny Pigeard (Frances Thomasine) nous ont été aimablement fournis par l'entraide généalogique (JF Vieil Dumultien via le groupe Facebook Généalogie(s). Un grand merci pour cette aide.