Le texte qui suit est extrait d'un ouvrage d’E. Quentin-Bauchart, A travers les livres. Souvenirs d'outre-tombe.
Il s'agit d'une nouvelle acquisition, et contrairement à mes habitudes je ne vous montrerai pas la reliure, car.... il est quasi débroché, donc à relier.
La fin du XVIIIe siècle marque un temps d'arrêt dans la reliure française. Cette période de décadence date du jour où le dernier des Derome cédant à une inspiration déplorable, peut-être à la nécessité de se hâter pour satisfaire aux nombreuses commandes qui lui étaient adressées, abandonne les grandes traditions de l'art pour exécuter ces reliures à dos plat, sans nerfs et sans solidité, qui ne sont plus que des cartonnages. Les Bradel, les Vente, les Redon, les Biziaux et autres ouvriers de second ordre y trouvent leurs profits et encombrent les grandes bibliothèques de l'époque de productions bâtardes et souvent informes.
La reliure tend, dès lors, à disparaitre. La Révolution, par ses mesures draconiennes (1), lui porte un coup mortel, et l'art se perd dans la nuit de ces temps troublés.
Il faut attendre jusqu'à 1810, pour retrouver un nom de relieur : celui de Courteval, inventeur de la gaufrure et du papier granit (2), et dont le seul mérite est d'avoir laissé assez de marge à ses volumes pour qu'il fût possible de les relier à nouveau.
Les deux Bozérian "qui prodiguaient en même temps la dorure, la tabis, la mosaïque et le mauvais goût", a écrit Paul Lacroix, eurent le tort de tomber trop servilement dans l'imitation du genre anglais, alors à la mode ; mais ils surent également respecter les marges, et les soins qu'ils ont apportés dans le battage, la couture et l'endossure des livres qui leurs étaient confiés, accusent un réel progrès.
Thouvenin fit mieux et, sans nous associer aux éloges exagérés de Nodier, nous devons lui savoir gré d'être retourné aux véritables traditions.
S'il laisse souvent à désirer au point de vue de la dorure et de l'ornementation, si son dessin est gauche et vise trop à l'effet, il faut reconnaitre que son corps d'ouvrage est toujours excellent et qu'il a contribué largement au réveil qu'avaient préparé ses prédécesseurs.
Simier et Purgold déployèrent les mêmes qualités. Niedrée, qui relia vers le même temps, leur est de beaucoup supérieur et atteint quelques fois la perfection ; mais c'est à Bauzonnet et surtout à son gendre Trautz, qu'étaient réservé l'honneur de rendre à la reliure française l'éclat dont elle avait brillé pendant près de trois cents ans.
Trautz débuta dans la carrière au moment où les dos à la grecque, le maroquin à grain long et l'emploi des plaques gravées étaient encore en pleine faveur.
Le succès de Trautz fut prodigieux et il mourut à l'apogée de sa renommée.
Motte lui succéda, Thibaron, qui avait été longtemps son ouvrier, et Francisque Cuzin, dont la perte récente a laissé tant de regrets, sont les seuls qu’il soit permis de considérer comme ses véritables continuateurs. Cuzin, surtout, sut attirer par sa modestie et son talent tous ceux que la mort de Trautz avaient mis en deuil. Il parvint à force de bon vouloir, de patience et de labeur intelligent, à vaincre les résistances les plus obstinées, et tels farouches Trautz-Bauzonnetistes qui avaient juré de ne plus faire relier, "le dernier des relieurs ayant disparu", allèrent à lui. Lacarelle, lui-même, de Fresne, l'irréconciliable de Fresne, consentirent à lui confier quelques volumes.
Cuzin, à la fin de sa carrière, travaillait avec la même perfection que le grand maître, et la plupart des reliures que cet ouvrier consciencieux a exécutées dans les dernières années de sa vie ne le cèdent en rien aux meilleures de Trautz. On retrouve dans le corps d'ouvrage les mêmes procédés, et les dorures, dont il combinait les dessins avec son excellent collaborateur Émile Mercier, ont parfois la même largeur de style et le même éclat.
Deux relieurs, dont on ne saurait d'ailleurs, nier le talent, résistèrent, seuls, à l'influence prépondérante que Trautz exerça sur son époque.
Le premier est Lortic qui se posa résolument en antagoniste et dressa école contre école. Trautz battait ses livres, faisait solide et compact : Lortic l'accusa de lourdeur, amincit ses volumes, les passant hélas ! au laminoir, et s'appliqua à faire élégant ; Trautz faisait de la dorure profonde, passant jusqu'à trois et quatre fois sur le même filet, Lortic fit léger et menu ; Trautz se contentait d'imiter les anciens maîtres, Lortic eut à cour d'aller plus loin et dépensa toutes les ressources de son imagination, et elle était vive, à créer du nouveau.
Il serait cependant injuste de ne pas reconnaître que si ce dernier n'eut pas toujours pour guide un goût très sur, certains de ses travaux témoignent d'une habilité d'exécution extraordinaire. Il eut le défaut de trop se préoccuper de l'effet ; mais quelle originalité, quelle science d'agencement n'a-t-il pas dépensées dans quelques-unes de ses reliures ! Je ne partage donc à aucun degré l'intolérance de certains de mes amis, fervents adorateurs de Trautz, qui achetaient des Lortic pour se donner le plaisir de les casser et de les jeter par la fenêtre, ou qui s'écriaient "que s'ils étaient jamais damnés, leur enfer serait de remuer une de ses reliures" !
Le second est Marius-Michel qui, tout en rendant hommage aux grandes qualités de Trautz, voulut et sut conserver une autorité personnelle, en dehors de son influence.
Marius-Michel est plus artiste que relieur et nous ne devons pas le juger seulement sur les livres qu'il a livrés aux amateurs ou aux libraires. C'est dans son atelier qu'il faut pénétrer, et c'est en parcourant la brillante série des dessins qu'il à exécutés, dans le style du XVIe siècle, pour un grand nombre de volumes malheureusement sortis de France, qu'on peut avoir une idée exacte de sa valeur artistique et de sa science décorative. Il a fait également quelques reliures en cuir ciselé, dont le Faust, de la collection Béraldi, est le plus intéressant spécimen, et relevé, dans ces différents travaux, des qualités de composition et d'exécution qui suffisent pour le mettre au rang des meilleurs dessinateurs ornemanistes de notre temps.
Capé et Duru eurent aussi, dans les premières années du Second Empire, une heure de célébrité, et doivent trouver ici la place qui leur est due ; mais dans leurs recherches d'extrême élégance, ils firent des reliures si fragiles, qu'elles ne résistèrent pas à l'action du temps et qu'il a suffi d'une période de 25 à 30 années pour en amener la destruction presque totale.
Celles que l'on rencontre encore dans les ventes sont si fatiguées et la dorure qui le recouvre a tellement noirci, qu'elles n'entrent plus pour rien dans la valeur du volume.
Gruel qui, à l'exemple de Marius-Michel, a prouvé, dans un excellent livre, qu'il connaissait tous les secrets de son art, a su éviter cet écueil, et ses reliures, dans un genre un peu spécial, comptent aujourd'hui parmi les mieux établies et les plus appréciées.
Enfin, je me garderai bien d'oublier Chambolle, le successeur de Duru et j'aurai fait de lui le plus bel éloge, en disant qu'il est le relieur préféré d'un homme que les amateurs de tous les degrés ont toujours considéré comme un maître, le baron Jérôme Pichon.
Bonne soirée,
Xavier
(1) Un arrêté de la Convention, daté de l'an II, décide que les fabricants de papiers ne pourront se servir désormais de formes fleurdelisées ou armoriées, que les imprimeurs, relieurs, graveurs, etc., ne pourront employer comme ornements aucun des ces mêmes signes, et que dans les bibliothèques nationales, les livres reliés porteront R.F et le emblèmes de la Liberté et de l'Égalité.
(2) in Lesné, La Reliure, poème, pages 121, 196
Il s'agit d'une nouvelle acquisition, et contrairement à mes habitudes je ne vous montrerai pas la reliure, car.... il est quasi débroché, donc à relier.
La fin du XVIIIe siècle marque un temps d'arrêt dans la reliure française. Cette période de décadence date du jour où le dernier des Derome cédant à une inspiration déplorable, peut-être à la nécessité de se hâter pour satisfaire aux nombreuses commandes qui lui étaient adressées, abandonne les grandes traditions de l'art pour exécuter ces reliures à dos plat, sans nerfs et sans solidité, qui ne sont plus que des cartonnages. Les Bradel, les Vente, les Redon, les Biziaux et autres ouvriers de second ordre y trouvent leurs profits et encombrent les grandes bibliothèques de l'époque de productions bâtardes et souvent informes.
La reliure tend, dès lors, à disparaitre. La Révolution, par ses mesures draconiennes (1), lui porte un coup mortel, et l'art se perd dans la nuit de ces temps troublés.
Il faut attendre jusqu'à 1810, pour retrouver un nom de relieur : celui de Courteval, inventeur de la gaufrure et du papier granit (2), et dont le seul mérite est d'avoir laissé assez de marge à ses volumes pour qu'il fût possible de les relier à nouveau.
Les deux Bozérian "qui prodiguaient en même temps la dorure, la tabis, la mosaïque et le mauvais goût", a écrit Paul Lacroix, eurent le tort de tomber trop servilement dans l'imitation du genre anglais, alors à la mode ; mais ils surent également respecter les marges, et les soins qu'ils ont apportés dans le battage, la couture et l'endossure des livres qui leurs étaient confiés, accusent un réel progrès.
Thouvenin fit mieux et, sans nous associer aux éloges exagérés de Nodier, nous devons lui savoir gré d'être retourné aux véritables traditions.
S'il laisse souvent à désirer au point de vue de la dorure et de l'ornementation, si son dessin est gauche et vise trop à l'effet, il faut reconnaitre que son corps d'ouvrage est toujours excellent et qu'il a contribué largement au réveil qu'avaient préparé ses prédécesseurs.
Simier et Purgold déployèrent les mêmes qualités. Niedrée, qui relia vers le même temps, leur est de beaucoup supérieur et atteint quelques fois la perfection ; mais c'est à Bauzonnet et surtout à son gendre Trautz, qu'étaient réservé l'honneur de rendre à la reliure française l'éclat dont elle avait brillé pendant près de trois cents ans.
Trautz débuta dans la carrière au moment où les dos à la grecque, le maroquin à grain long et l'emploi des plaques gravées étaient encore en pleine faveur.
Le succès de Trautz fut prodigieux et il mourut à l'apogée de sa renommée.
Motte lui succéda, Thibaron, qui avait été longtemps son ouvrier, et Francisque Cuzin, dont la perte récente a laissé tant de regrets, sont les seuls qu’il soit permis de considérer comme ses véritables continuateurs. Cuzin, surtout, sut attirer par sa modestie et son talent tous ceux que la mort de Trautz avaient mis en deuil. Il parvint à force de bon vouloir, de patience et de labeur intelligent, à vaincre les résistances les plus obstinées, et tels farouches Trautz-Bauzonnetistes qui avaient juré de ne plus faire relier, "le dernier des relieurs ayant disparu", allèrent à lui. Lacarelle, lui-même, de Fresne, l'irréconciliable de Fresne, consentirent à lui confier quelques volumes.
Cuzin, à la fin de sa carrière, travaillait avec la même perfection que le grand maître, et la plupart des reliures que cet ouvrier consciencieux a exécutées dans les dernières années de sa vie ne le cèdent en rien aux meilleures de Trautz. On retrouve dans le corps d'ouvrage les mêmes procédés, et les dorures, dont il combinait les dessins avec son excellent collaborateur Émile Mercier, ont parfois la même largeur de style et le même éclat.
Deux relieurs, dont on ne saurait d'ailleurs, nier le talent, résistèrent, seuls, à l'influence prépondérante que Trautz exerça sur son époque.
Le premier est Lortic qui se posa résolument en antagoniste et dressa école contre école. Trautz battait ses livres, faisait solide et compact : Lortic l'accusa de lourdeur, amincit ses volumes, les passant hélas ! au laminoir, et s'appliqua à faire élégant ; Trautz faisait de la dorure profonde, passant jusqu'à trois et quatre fois sur le même filet, Lortic fit léger et menu ; Trautz se contentait d'imiter les anciens maîtres, Lortic eut à cour d'aller plus loin et dépensa toutes les ressources de son imagination, et elle était vive, à créer du nouveau.
Il serait cependant injuste de ne pas reconnaître que si ce dernier n'eut pas toujours pour guide un goût très sur, certains de ses travaux témoignent d'une habilité d'exécution extraordinaire. Il eut le défaut de trop se préoccuper de l'effet ; mais quelle originalité, quelle science d'agencement n'a-t-il pas dépensées dans quelques-unes de ses reliures ! Je ne partage donc à aucun degré l'intolérance de certains de mes amis, fervents adorateurs de Trautz, qui achetaient des Lortic pour se donner le plaisir de les casser et de les jeter par la fenêtre, ou qui s'écriaient "que s'ils étaient jamais damnés, leur enfer serait de remuer une de ses reliures" !
Le second est Marius-Michel qui, tout en rendant hommage aux grandes qualités de Trautz, voulut et sut conserver une autorité personnelle, en dehors de son influence.
Marius-Michel est plus artiste que relieur et nous ne devons pas le juger seulement sur les livres qu'il a livrés aux amateurs ou aux libraires. C'est dans son atelier qu'il faut pénétrer, et c'est en parcourant la brillante série des dessins qu'il à exécutés, dans le style du XVIe siècle, pour un grand nombre de volumes malheureusement sortis de France, qu'on peut avoir une idée exacte de sa valeur artistique et de sa science décorative. Il a fait également quelques reliures en cuir ciselé, dont le Faust, de la collection Béraldi, est le plus intéressant spécimen, et relevé, dans ces différents travaux, des qualités de composition et d'exécution qui suffisent pour le mettre au rang des meilleurs dessinateurs ornemanistes de notre temps.
Capé et Duru eurent aussi, dans les premières années du Second Empire, une heure de célébrité, et doivent trouver ici la place qui leur est due ; mais dans leurs recherches d'extrême élégance, ils firent des reliures si fragiles, qu'elles ne résistèrent pas à l'action du temps et qu'il a suffi d'une période de 25 à 30 années pour en amener la destruction presque totale.
Celles que l'on rencontre encore dans les ventes sont si fatiguées et la dorure qui le recouvre a tellement noirci, qu'elles n'entrent plus pour rien dans la valeur du volume.
Gruel qui, à l'exemple de Marius-Michel, a prouvé, dans un excellent livre, qu'il connaissait tous les secrets de son art, a su éviter cet écueil, et ses reliures, dans un genre un peu spécial, comptent aujourd'hui parmi les mieux établies et les plus appréciées.
Enfin, je me garderai bien d'oublier Chambolle, le successeur de Duru et j'aurai fait de lui le plus bel éloge, en disant qu'il est le relieur préféré d'un homme que les amateurs de tous les degrés ont toujours considéré comme un maître, le baron Jérôme Pichon.
Bonne soirée,
Xavier
(1) Un arrêté de la Convention, daté de l'an II, décide que les fabricants de papiers ne pourront se servir désormais de formes fleurdelisées ou armoriées, que les imprimeurs, relieurs, graveurs, etc., ne pourront employer comme ornements aucun des ces mêmes signes, et que dans les bibliothèques nationales, les livres reliés porteront R.F et le emblèmes de la Liberté et de l'Égalité.
(2) in Lesné, La Reliure, poème, pages 121, 196