samedi 24 septembre 2016

Polémiques anciennes et modernes autour d’une inscription conservée à Nantes (1723).

Je voudrais vous présenter brièvement un petit ouvrage trouvé un jour par hasard dans une boite de bouquiniste en revenant de Nantes, ouvrage que vous chercheriez vainement à la BNF ou dans d’autres institutions et que les catalogues de haute bibliophilie qualifieraient de ‘’rareté jamais passée en vente publique’’. Je n’en ai retrouvé qu’un seul exemplaire conservé à la Bibliothèque Municipale de Nantes. Le catalogue mentionne ‘Cette pièce, donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare’’. Il a pour titre ‘’Explication historique et littérale d’une inscription ancienne conservée à Nantes’’.


Fig.1 Page de titre.

Fig.2 Avertissement de l’imprimeur.

Fig.3 Notes d’un bibliophile.

Pour goûter l’intérêt de l’ouvrage, il faut revenir un peu en arrière : Nous sommes en 1580, à Nantes, au pied des remparts, des ouvriers payés au lance-pierre déblayent les douves et y trouvent une pierre gravée issue de la démolition de la porte Saint-Pierre. (Cette triple coïncidence est un mystère non résolu jusqu’ici).
A une autre époque ladite pierre aurait fini à la décharge ou débitée comme matériau de construction mais en 1580 la mode est aux antiques et les amateurs éclairés recherchent des preuves de l’antiquité de la ville. Or justement, Nantes ne possède que très peu de témoignage de sa période romaine et l’inscription sur la pierre pourrait donner des indications sur son histoire. Elle fut donc transportée dans la cour de l’Hôtel de Ville à la demande de Pierre de Biré  puis incorporée en 1623 dans une galerie neuve où Dubuisson-Aubenay la voit et la décrit en 1632 : ‘’M. de Cornullier, chargé de la direction des bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il se voit à présent.’’ (1) Je ne suis pas allé voir mais la pierre y serait toujours et son fac-similé au Musée Dobré.
La relation de la découverte de 1580 ne sera publiée qu’en 1636, par l’oratorien Pierre Berthault (2) puis en 1636-1637 par Albert le Grand de Morlaix et par Biré de la Doucinière (3). Sa traduction a fait ensuite l’objet de débats passionnés puisqu’en 1808, Pierre-Nicolas Fournier recensait déjà 32 publications traitant du sujet dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, imprimeur à Nantes, présentée ici.
A priori, le texte est court et facile à lire : NUMINIBUS (rien à voir avec la Ratp) AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.

Fig.4 Reproduction de l’inscription

Fig.5 Traduction de l’inscription.

Fig.6 Les Preuves de l’Histoire de Bretagne par Dom Lobineau.
Pourtant la traduction de l’inscription latine a fait l’objet de multiples interprétations et de savantes polémiques. Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y.  Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.
Dom Lobineau fait figurer l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715). Il ne nous donne pas de traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais ‘’ la construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé’’. Bref il lui semble assez évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié comme étant l’appellation locale de Vulcain.  

L’auteur de notre ouvrage, rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, est un prêtre du diocèse de Nantes qui a préféré garder prudemment l’anonymat (mais qui est très probablement Nicolas Travers) (4). Il se livre à une étude approfondie du texte, en analysant syntaxe et grammaire. L’imprimeur, Nicolas Verger, déclare dans un avertissement liminaire que l’Explication qu’il donne aujourd’hui de l’inscription de Nantes est nouvelle et différentes de celle qu’il imprima l’an passé. Je n’ai pas trouvé trace dans les bibliothèques publiques d’une édition antérieure de ce texte de 1723. En revanche il a été réédité  en 1749 par le père P-N Desmolets, comme le fait remarquer une note manuscrite sur la page de titre, heureusement conservée par le bibliophile bourguignon Henri Joliet, au moment de la reliure : ‘’cette pièce est imprimée mais avec plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1, p.60’’.


Fig.7 Reliure

Fig.8 Ex-libris

Je ne vais pas reprendre toute la polémique. Notre prêtre nantais commence assez brutalement son introduction en déclarant  que toutes les interprétations précédant la sienne ne sont qu’un tissu d’inepties : ‘’Cette inscription rapportée par le Père Bertault de l’Oratoire, Gruter, Albert le Grand de Morlaix, D. Lobineau, Mr Maureau, etc n’est exact en aucun imprimé’’.  Pas de langue de bois ou de politiquement correct en ce temps-là ! Il conclue ses explications de texte par la traduction de l’inscription : ‘Aux dieux des Empereur, sous le bon plaisir du dieu Janus, M. Gemelius Secundus et C.Sedatius Florus ont bâti dans la place du commerce le tribunal des affaires des habitans du port, de l’argent que les habitans ont contribué’’.

Amusant de noter les substantielles différences avec Lobineau. Ainsi,  par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau  devient « au bon plaisir du Dieu Janus » chez notre Anonyme parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. De son coté Lobineau lit ‘’Communi Moneta’’ là où il fallait lire tout simplement ‘’Cum’’.

Mais ce qui est plus amusant encore c’est de constater que les mots Tribunal et Loci dont la difficulté fut relevée par Dom Lobineau entraînent encore des échanges vifs 300 ans après. Ainsi l’éminent Professeur à la Sorbonne Yann Le Bohec écrit-il dans un article de 2011 à propos d’un livre de son confrère Maligorne (5)(6) : ‘’ Ce dernier (Y. Maligorne), ignorant notre travail, dont il n’a eu connaissance qu’au dernier moment, s’en est débarrassé en moins de trente lignes placées dans un appendice, en constatant que les points de désaccord sont nombreux…. Il se peut que notre argumentation, quand elle visait à définir plusieurs termes d’architecture mentionnés par ces textes, ait été trop rapidement présentée ; il faut donc la reprendre, manifester davantage de pédagogie, apporter quelques précisions et surtout montrer comment procéder pour définir les mots employés par l’épigraphie latine.’’ Et toc !

Il est vrai que l’épigraphie latine a fait beaucoup de progrès depuis l’époque de notre Anonyme et qu'aujourd’hui toutes les inscriptions trouvées dans les fouilles sont regroupées dans des Thésaurus qui permettent de replacer les mots des inscriptions dans un contexte archéologique. 

Le Professeur Le Bohec nous dit que le mot tribunal a donné matière à bien des erreurs. On a cru jadis qu’il désignait une salle d’audience pour l’exercice de la justice, comme nos modernes tribunaux. Mais, aussi étonnant que le fait puisse paraître, les Romains n’ont jamais construit de bâtiments qui remplissaient cette fonction; pour cela, ils utilisaient les forums et les basiliques de leurs villes. En réalité, le latin tribunal est un faux ami; il désigne « une tribune ».

Ainsi, la traduction la plus plausible, compte tenu de nos connaissances actuelles, est la suivante :’’Numinib(us) Augustor(um), | deo Volcano. | M. Gemel(lius) Secundus et C. Sedat(ius) Florus, actor(es) | uicanor(um) Portens(ium), tribunal c(u)m | locis, ex stipe conlata, posuerunt, c’est-à-dire : Aux Numina des Augustes, au dieu Vulcain. Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatius Florus, secrétaires de l’administration du bourg portuaire, après avoir fait une quête, ont fait placer une tribune avec des emplacements’’.

Autrement dit dans un campus religieux, Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatius Florus ont fait graver une dédicace aux dieux pour indiquer qu’ils avaient fait construire en leur honneur une estrade comportant plusieurs emplacements (loci) sans doute destinés à recevoir les statues de culte.

Les auteurs de ce type de textes, qui écrivaient pour des lecteurs qui savaient de quoi il était question puisqu’ils avaient l’ouvrage sous les yeux, n’éprouvaient pas toujours le besoin d’être explicites.

A noter que le recueil et toute cette histoire avaient intéressé un bibliophile bourguignon, amateur de curiosités historiques locales. Il a laissé dans le livre son ex-libris au chiffre CBMHI (Henri Joliet) avec sa devise "Plus penser que dire" que le Bibliomane Moderne et le Bibliophile Rhemus ont su identifier au premier coup d’œil. Que ces éminents collègues en soit remerciés !

Bonne Journée
Textor

(1) P.B. Moreau de MautourExtrait de l’explication historique, d’une inscription antique 
(2) Pierre BerthaultDe ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.
(3) Biré de La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.
(4) Plusieurs opuscules, l’une sur les monnaies de Bretagne, une autre sur les évêques de Nantes, sont identifiés par Barbier et Quérard comme étant de N. Travers alors qu’il est simplement mentionné ‘’par M******, prêtre du diocèse de Nantes.’’ Notre ouvrage semble avoir échappé au recensement de la BNF sur les œuvres de N.Travers, et pour cause, il ne figure pas à leur catalogue.
(5) Yann le Bohec De Nantes à Munich et de l’archéologie à l’épigraphie : questions de méthodologie (2011) Latomus, Revue et collection d'études latines et L’architecture à Nantes sous le Haut-Empire romain in Aere perennius, Hommage à Hubert Zehnacker, édit. J. Champeaux et M. Chassignet, Paris, 2006, p. 227-246.
(6) Y. Maligorne, L’architecture romaine dans l’Ouest de la Gaule, Rennes, 2007.




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