lundi 16 décembre 2013

Les livres de luxe ont-ils toujours eu la cote ? Propos d'Olivier Bessard Banquy, universitaire français spécialiste de l’éditionn, recueillis par Lauren Malka (Source www.myboox.fr)


Pour ouvrir notre grande enquête sur l’édition de luxe, nous avons souhaité procéder dans l’ordre en commençant par définir les termes du sujet. Peut-on parler de luxe lorsqu’il s’agit d’édition ? Si oui, depuis quelle époque ? Est-ce une coquetterie actuelle ou un artisanat bibliophile qui a toujours existé ? Olivier Bessard Banquy, universitaire français spécialiste de l’édition a répondu à toutes nos questions.  


MyBOOX : L’édition "de luxe", que l’on voit fleurir ces temps-ci avec le lancement de nouvelles maisons spécialisées, a-t-elle toujours existé ? 


Olivier Bessard Banquy : Le livre a longtemps été, avant tout, un objet sacré, rare et précieux. Il n’a pas été pensé en soi comme un objet de luxe mais il l’a été par la rareté de ses matériaux et son prix élevé qui ont limité sa diffusion. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le livre a commencé à se démocratiser, à s’inscrire dans une logique de prix plus raisonnable en raison de la baisse des coûts de fabrication qui a pu correspondre à une période de poussée de l’instruction publique. Le livre a soudainement été disponible pour un public plus nombreux sous des formes que les bibliomanes comme Charles Nodier ont pu alors juger dégradées. Le développement du livre broché, l’abandon des in-quarto pour des volumes plus petits, plus maniables, le remplacement de la chiffe par le bois dans le papier, l’essor des illustrations racoleuses à la fin du siècle, la composition manuelle supplantée par la composition mécanique sont autant de points qui expliquent les récriminations d’un Gide ou d’un Claudel contre le débraillé de l’imprimerie et du livre français à l’ère industrielle. 
C’est donc à la même époque qu’est apparue une édition de luxe pensée comme telle par ses promoteurs, destinée à des bibliophiles que la production courante fait grimacer. De grands bourgeois qui veulent se donner des airs, des hommes de lettres raffinés qui peuvent vivre de leurs rentes, des amateurs au goût sûr comme le père de Gaston Gallimard, des excentriques comme Octave Uzanne à la fin du siècle se disputent les très beaux volumes de chez Pelletan, Lemerre, Jouaust, Liseux ou Quantin et vouent un culte aux livres les plus rares ou les plus luxueux. Des Esseintes dans A rebours offre un très beau portrait d’amateur intransigeant pour qui n’existe que le très beau, le très fin, le plus irréprochable.  


Qu’appelle-t-on "tirages de tête" ? 


Les tirages de tête, parfois appelés éditions originales ou grands papiers, sont des exemplaires spéciaux, numérotés, limités, tirés sur beau papier. Ce sont les premiers exemplaires réalisés, avant le tirage de l’édition courante. Pour ainsi dire, jusqu’aux années 1960, tous les livres ont fait d’abord l’objet d’une édition originale, pour complaire aux bibliophiles et aux collectionneurs, sans oublier les auteurs eux-mêmes. Le nombre de ces exemplaires de luxe a pu être très variable, mais généralement, selon la cote de l’auteur et le marché de ses amateurs potentiels, ces tirages ont pu être de l’ordre de 10 à 50 voire 100 exemplaires. Au-delà de 200 ou 300 exemplaires les bibliophiles considèrent volontiers qu’il s’agit d’une opération de mass-market et font la grimace. Tout est évidemment plus soigné pour cette édition spéciale : le papier est un papier de grande qualité, pur fil, et les volumes sont réalisés à partir des plombs qui ne sont pas encore usés par l’impression. A partir des années 1880 la hiérarchie dans la qualité des papiers devient l’objet de mille controverses entre bibliophiles, les uns préférant à tout les papiers du Japon, les autres de Chine ; les exemplaires sur vergé de Hollande ou sur un papier dit de Madagascar sont également très prisés. Les éditeurs s’en donnent à cœur joie et inventent parfois toutes sortes d’appellations fantaisistes pour exciter la convoitise des amateurs. Ces papiers sont bien sûr non coupés, leurs formats très irréguliers, d’où leur nom de grands papiers, et leur barbe fait beaucoup pour donner au volume son charme et sa sensualité. La justification du tirage, en tête de chacun des livres, donne systématiquement le détail des exemplaires exacts de luxe ou de semi-luxe qui ont pu être réalisés. Cette mention, impérative, est très importante pour apprécier la cote potentielle de chaque exemplaire. Mais il n’est pas impossible que certains éditeurs un peu margoulins aient souvent été tentés de mettre en circulation dans le commerce quelques exemplaires en sus avec de faux numéros ou des numéros doubles pour gagner plus comme a pu le faire le Club français du livre dans les années 1950…

Quel genre de public achetait ces tirages de tête à la fin du XIXe siècle ? 


Les amateurs d’éditions originales ou grands papiers sont des amateurs fortunés, des lecteurs de grands textes qui sont aussi des spéculateurs à la tête de belles bibliothèques dont la valeur doit s’accroître avec le nombre des années. Leur obsession est par nature de posséder les œuvres les plus rares, les plus belles, les plus recherchées. Cette pratique a grosso modo perduré des années 1880 aux années 1960. La génération du baby-boom qui a fait la fête à Boris Vian, à la marijuana et l’amour libre a instauré un rapport au livre très différent, beaucoup plus informel, et s’est désintéressé de cette pratique vieillotte et austère de vieux toqués. C’est d’ailleurs à cette même époque qu’un pas supplémentaire a été franchi dans l’industrialisation du livre, la littérature est alors devenue un pur objet de consommation, trop abondante ou trop variée pour espérer s’imposer dans la durée et intégrer le panthéon des œuvres immortelles, le livre de poche est apparu et a imposé un rapport beaucoup plus décontracté au livre qui peut désormais être lu sans façon, prêté, corné, maltraité voire jeté à la poubelle. Des auteurs ont alors été lancés du jour au lendemain avec fracas comme l’adorable Minou Drouet dont les amateurs ont douté que le règne pût durer plus d’une saison. Ils se sont alors massivement détourné des tirages de tête, ne croyant plus en la permanence du règne des auteurs et en la valeur à long terme de leurs œuvres désormais périssables.

Aujourd’hui, les tirages de tête existent-ils encore ? 


Les auteurs ne cessent d’en réclamer car ces tirages de luxe flattent leur vanité, mais tout cela coûte cher voire très cher. Les vergés spéciaux ne sont pas loin des cinq euros le kilo. Aujourd’hui tout est compliqué parce que les volumes courants sont bien souvent réalisés sur des rotatives en offset ou en flexographie alors qu’il faudrait passer sur des machines feuilles pour tirer les exemplaires de tête. Et encore l’offset ne permet-il pas d’avoir d’aussi beaux noirs qu’en typographie classique… Dans tous les cas l’édition originale n’a plus vraiment de sens puisqu’il n’y a plus de risque que les plombs s’usent et donnent ensuite de mauvais tirages irrégulièrement encrés. Mais il reste néanmoins des éditeurs pour proposer des exemplaires numérotés, édités avec le plus grand soin. C’est le cas chez Minuit et Gallimard qui proposent des tirages de tête des œuvres signées de leurs plus grands auteurs. La maison Gallimard est très attentive à la cote potentielle de ses auteurs et ne donne sur vergé que les œuvres de ses écrivains les plus importants, ceux qui sont certains de passer à la postérité et qui bénéficient d’un petit cercle d’amateurs prêts à payer plus de cent euros leurs éditions originales qui en vaudront peut-être le double ou le triple dans quelques années : J.-M.-G. Le Clézio, Patrick Modiano, Milan Kundera… Chez Minuit, les livres ont longtemps eu l’honneur d’une édition originale systématique, ce qui a été la preuve de la foi-maison en la valeur de ses productions. La marque à l’étoile fait encore partie des rares labels à produire des tirages de tête. Des écrivains comme Jean Echenoz, Eric Chevillard ou Jean-Philippe Toussaint bénéficient de premiers tirages de 50 à 100 exemplaires sur vergé des papeteries de Vizille pour un prix qui peut aller de 70 à 100 euros voire un peu plus. La maison a intégré en quelque sorte les cotes dictées par les amateurs car un jeune auteur qui débute rue Bernard-Palissy vaut moitié moins qu’un Echenoz par exemple. Les 99 exemplaires du dernier livre de cet auteur, 14, ont été épuisés en très peu de temps, preuve qu’il reste quelques amateurs qui se trouvent prêts à acheter dès qu’ils ont la conviction que la cote d’un auteur ne peut que s’apprécier. 

Et l’édition de luxe alors, comme le pratiquent Diane de Selliers ou Flammarion… Est-ce un retour à cette édition à l’ancienne ou est-ce une autre forme d’édition ?  


A côté des éditions de luxe et de semi-luxe se sont développés des éditeurs de livres rares voire uniques, livres d’art sublimes, livres d’artistes qui peuvent parfois atteindre des cotes proprement étourdissantes. Mais ce sont là des objets à caractère unique qui ont donc une valeur comparable à celle d’une œuvre d’art et où l’image l’emporte et de loin sur le texte. Au dernier colloque des Invalides, Olivier Salon a raconté les tribulations d’un exemplaire de luxe de la très fameuse Boîte verte de Duchamp qui a été volé à François le Lionnais durant la guerre de 1940 puis mystérieusement retrouvé dans le Grand Nord avant d’être revendu 130 000 euros chez Sothebys. Tous les grands peintres, tous les grands artistes du XXe siècle ont participé à ce genre d’activités et donné des livres qui sont des portfolios ou des merveilles pour les yeux mais où l’écrit est toujours très secondaire. Les amateurs de grands textes ne sont pas toujours de grands amateurs d’art et inversement, ces collectionneurs peuvent être parfois bien distincts les uns des autres. Il reste bien sûr de grands collectionneurs comme Pierre Bergé et ils peuvent encore acheter de très belles choses anciennes ou contemporaines. Mais globalement le nombre de bibliomanes tend plutôt à diminuer. Et de même la foi en l’art et la confiance en la permanence d’artistes parfois encensés avant d’être totalement oubliés tendent plutôt à diminuer et compromettent d’autant les désirs d’investissements éventuels de collectionneurs devenus très méfiants. 
Les volumes de Diane de Selliers paraissent très chers parce que l’attachement à l’objet-livre a beaucoup perdu de sa force — la pénétration des outils cybernétiques n’a fait qu’aggraver les choses —, mais les œuvres que cette maison publie dépassent rarement les 200 euros. Tous ceux qui trouvent ces tarifs étourdissants ou aberrants — le livre est toujours trop cher aux yeux de ceux qui ne l’aiment pas — sont en fait aujourd’hui prêts à dépenser bien plus pour une paire de basket fabriquée au Pakistan ou des jeux-vidéo. Ces volumes sont pourtant généralement de très beaux livres qui relèvent plus de la catégorie des livres d’art que de purs objets pour bibliophiles, l’image est là encore bien souvent plus importante que le texte. Ce sont de très beaux volumes qui offrent des textes complets mais cela ne peut être qu’un commerce limité qui s’adresse à quelques happy few, alors que dans les années 1920, période glorieuse, l’édition de luxe et de semi-luxe a été très vivante, prospère, ambitieuse, et a donné des chefs-d’œuvre aujourd’hui très recherchés des amateurs. La foi en la grande valeur des belles lettres et de l’imprimerie d’art s’est révélée alors bien supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui dans notre société. D’ailleurs, La Pléiade n’est-elle pas déjà devenue pour ainsi dire anachronique ? Quels sont les jeunes de 20 ou 30 ans qui en demandent des exemplaires à Noël ? En dehors des professeurs de lettres, qui cherche encore à se bâtir une belle bibliothèque de textes classiques dans de belles éditions ? 
De fait, les acheteurs des livres signés Diane de Selliers sont sans doute fort âgés. Son activité est une belle activité qui fonctionne bien puisqu’il n’y a aucun risque de décote – pour l’essentiel ce sont des textes classiques qui sont publiés accompagnés de très belles illustrations – mais qui se trouve destinée aux générations anciennes ayant le goût des belles choses et un portefeuille bien garni grâce aux Trente Glorieuses. Ces générations qui font vivre des éditeurs comme Diane de Selliers disparaîtront bientôt et les générations qui suivent attacheront probablement plus de valeur à la ligne pure d’un iPhone qu’à la douceur des vergés de Hollande. Il est probable qu’il n’y aura plus grand-monde pour accepter de payer plus de quelques euros des fichiers informatiques téléchargés par Amazon de sous-productions culturelles mal éditées mais portées par des buzz lancés par de petits génies du web. Ce sera alors, paradoxalement, le paradis pour les bibliophiles : de vrais trésors seront probablement en vente pour peu de choses puisque personne ne se battra plus pour les posséder…


Note de la rédaction :


Qu'en pense l'éditrice Diane de Selliers ? Ainsi que les autres éditeurs associés, à tort ou à raison, au domaine du luxe ? L'enquête se poursuit sur MyBOOX dans les jours qui viennent.


Propos recueillis par Lauren Malka

Source :  http://www.myboox.fr/actualite/les-livres-de-luxe-ont-ils-toujours-eu-la-cote--28425.html  

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