lundi 21 octobre 2013

Démodée, la matière de Bretagne ?


Les libraires se passionnent souvent pour un sujet particulier et s’en font une spécialité : les polars, les curiosa, l’ésotérisme… Benoist Rigaud, éditeur lyonnais (15?? -1597)  choisit les romans de chevalerie. En voici deux exemples, tirés de ma bibliothèque, pour illustrer le sujet.

Le premier s’intitule « Histoire, contenant les grandes prouesses, vaillances, et héroïques faicts d'armes de Lancelot du Lac, chevalier de la Table ronde ». Il a été publié en 1591.


Fig 1 Lancelot du Lac

Le second porte au titre : « Histoire merveilleuse et notable de trois excellens et très renommez fils de roys, a sçavoir de France, d'Angleterre & d'Ecosse, qui firent, estans jeunes, de grandes prouesses, & obtinrent victoires signalées, pour la manutention & défense de la Foy Chestienne, au secours du Roy de Sicile. ». Il date de 1579.


Fig 2 Les Trois Fils de Roys

Imprimeur prolixe, Benoist Rigaud n’a curieusement jamais fait l’objet, à ma connaissance, d’une étude approfondie. Baudrier nous dit qu’il débuta sa carrière vers 1555 en collaboration  avec son neveu Jean Saugrain, mais les opinions religieuses des deux associés provoquèrent bien vite la dissolution de leur société. Saugrain devint un fervent adepte des idées réformées.
Rigaud fut pendant quelques années l’imprimeur du gouvernement du Lyonnais et créa ou plutôt développa, à Lyon, le commerce des livres low cost, ce que déplore Baudrier : « Malheureusement l’impression et le papier de ses publications se ressentent beaucoup trop des effets de cette innovation. Pourtant leur mérite intrinsèque a conservé une grande faveur à ses éditions fort appréciées par les bibliophiles ».

Rigaud ne fut point, contrairement aux habitudes du temps, un libraire féru de l’antiquité grecque et latine. Il s’est appliqué surtout à publier les œuvres poétiques et historiques françaises et à vulgariser les recherches de ses contemporains sur le droit et la médecine. Il habitait rue Mercière, au coin de la rue Ferrandière, mais le grand essor pris par son commerce l’obligea à louer plusieurs entrepôts dans le voisinage. Rigaud remettait l’impression de ses publications à de nombreux imprimeurs généralement plus soucieux du bénéfice que de l’élégance, tels  Antoine et Ambroise du Rhône, Jacques Faure, François Durelle, Jean d’Ogerolles, Benoît Rondette, …

Lorsqu’il mourut, le 23 mars 1597, Pierre Rigaud, l’aîné de ses enfants, administra et prit la direction de la maison de librairie sous la raison sociale : héritiers de Benoist Rigaud. La dynastie poursuivit son œuvre jusqu’au milieu du XVIIIème siècle.

A la lecture des titres sortis de ses presses, on comprend que le roman de chevalerie avait une bonne place : Grisel et Mirabella (1568), Amadis des Gaule (1575-78), Fierabras le Géant (1575), Maugis d’Aigremont (1579), Meliadus Chevalier de la Croix (1581), Renaut de Montauban (1581), etc …

Le plus célèbre de la série est, sans doute, son Lancelot du Lac de 1591. (Seul titre de Rigaud ayant eu les honneurs de l’Annual bibliography of the history of the printed book and libraries qui lui consacre deux notices !)


Fig 3 Le début du récit de Lancelot

Chacun connait la matière de Bretagne, sans avoir forcément lu Chrétien de Troyes, fondateur du genre. Un héros d’armes et d’amours part à l’aventure en quête de sa propre identité. Il se met perpétuellement en danger et conquiert dans les épreuves une réputation de courtoisie, de vaillance, de largesse et d’honneur.La grandeur d'Arthur et du royaume de Camelot a traversé les siècles et consacré la légende. On se souvient tous de sa réplique célèbre : « J’suis chef de guerre, moi. J’suis pas là pour secouer les drapeaux et jouer de la trompette ». Son pouvoir lui vient de son épée magique, Excalibur alias Chastiefol. (« J’veux pas qu’on touche à mon épée, c’est une épée magique, c’est personnel. ») [NDLR : j'aime quand Kaamelott s'invite sur le Bibliomane moderne !]

L’univers chevaleresque mis en scène dans la légende arthurienne relève, comme le suggère Jean de Meung dans le Roman de la Rose, d’une « chevalerie de littérature ». La Bretagne y est une terre de fiction, lointaine et merveilleuse, où officient les mages (Merlin : « Invoquer une meute de loups ? Moi j’veux bien mais je vous préviens : s’ils se retournent contre nous pour nous bouffer les miches, vous viendrez pas pleurez ! »).  L’occupation principale du roi Arthur est d’écouter les récits que lui rapportent ses chevaliers. (Yvain : « moi, le Graal, j’peux pas y aller, j’ai une otite. »). Les aventures seront écrites, comme l’a demandé Merlin qui a instauré cette règle, afin que personne n’oublie, pendant les siècles à venir, combien les chevaliers d’Arthur étaient des hommes extraordinaires.

Lancelot est le fils du roi Ban de Bénoïc et de la reine Élaine. Lors d'une campagne aux côtés du roi Arthur, le roi Ban de Bénoïc mourut en quittant son château incendié par Claudas de la Terre Déserte, laissant seule sa femme enceinte. Quelques mois après sa naissance, le jeune Lancelot est enlevé sous les yeux de sa mère par la Dame du Lac. Ce lac est le passage vers l'île enchantée d'Avalon, pays des mages et sorciers.

Il existe plusieurs versions de Lancelot du Lac, celui du Chevalier à la charrette que Chrétien de Troyes met en scène vers 1180 - mais la création du personnage pourrait être antérieur au XIIème siècle - et le Lancelot en prose, rédigé au xiiie siècle en langue romane par un auteur anonyme, qui a considérablement développé le récit  en lui inventant  un royaume, ainsi qu'une descendance et de nombreuses péripéties.

La notice qu’avait consacrée la BNF à l’’édition de Benoist Rigaud lors de l’exposition « La Légende du Roi  Arthur », en 2009, est très bien faite et je vous la livre telle quelle sans rien y ôter :

« Cette modeste édition du Lancelot en prose est la dernière publiée en France et n'est en fait qu'un abrégé drastique de ce qui fut le plus vaste roman du Moyen Âge : il n'en reste qu'une succession de "briefs sommaires donnans au plus pres l'intelligence du tout", de phrases lapidaires retraçant uniquement l'action, fidèlement mais sans dialogues ni descriptions.

L'imprimeur lyonnais Benoît Rigaud s'était fait une spécialité des romans de chevalerie, alors passés de mode dans les milieux aisés qui en avaient longtemps affectionné les grandes éditions in-folio ou in-quarto. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, il n'insiste pas, dans le prologue, sur la valeur éducative du roman, mais le présente comme un simple délassement, "afin qu'au milieu de tant et tant de traverses, desquelles tu es agité journellement, la lecture d'icelle puisse apporter joye et consolation a ta tristesse, et allegement a tes adversitez".

Il est possible que Rigaud ait considéré cet abrégé comme un "ballon d'essai", testant l'intérêt du public avant de se lancer dans la publication des milliers de pages du vrai Lancelot. L'année précédente, il avait déjà donné en apéritif une Devise des armes des chevaliers de la Table ronde. Et il n'avait pas procédé différemment en lançant, avant sa grande édition des Amadis (1575-1578), un Thresor des livres d'Amadis.

Mais la matière de Bretagne était sans doute vraiment démodée - ou Rigaud changea-t-il de projet ? Quoi qu'il en soit, l'affaire en resta là.

Cette édition préfigure en tout cas la formule éditoriale de la "Bibliothèque bleue", qui allait bientôt être systématisée par Nicolas Oudot, à Troyes. Bizarrement, si l'on excepte une édition d'Artus de Bretagne, les éditeurs troyens ignorèrent la matière arthurienne et ne publièrent que des versions abrégées des chansons de geste du cycle de Charlemagne, dans leurs mises en prose du XVe siècle. Certaines continuèrent d'ailleurs d'être éditées jusqu'au XIXe siècle. L'absence de la matière de Bretagne dans la littérature de colportage explique en grande partie l'oubli dans lequel Arthur tomba pendant plusieurs siècles. »


Fig 4 Les Trois Fils de Roys, chapitre premier.


Avec les Trois Fils de Roys nous quittons la Bretagne pour le Royaume de Naples et de Sicile. C’est l’une des rares proses épiques originales du XVème siècle  et un bel exemple de la richesse de la littérature bourguignonne [NDLR : cool !].

A partir du roman arthurien qui adaptait des légendes celtes, le genre va s’élargir. Les récits ne se limitent plus au seul univers de la Bretagne et de la Cour du roi Arthur, ils portent sur les exploits de différents chevaliers évoluant dans différents pays d’Europe.

Je vous fais grâce des détails de ce récit épique embrouillé qui décrit comment les princes Philippe de France, Humphrey d’Angleterre et David d’Écosse délivrent le royaume de Naples des Sarrasins et épousent trois belles princesses. Le ressort de l’histoire tient à ce que les trois Princes partent guerroyer incognito et il en résulte intrigues et quiproquos. On y retrouve tous les ingrédients habituels des romans de l’exil et du retour, avec une touche géopolitique particulière qui servait la propagande de Philippe le Bon, Duc de Bourgogne, puisque celui-ci avait le projet de lancer une croisade contre les turcs.

Nous voilà plongés dans l’ambiance électrique qui animait les Cours d’Europe, hésitantes à envoyer des troupes contre les Turcs après la prise de Constantinople en 1453, alors que le Royaume de Sicile était à deux doigts de tomber aux mains des infidèles. Le Pape Nicolas V appelait à la Croisade. L’épisode du Vœu du Paon fait écho au récent Banquet du Faisan qui s’était déroulé à Lille en 1454. Le Duc, et tous ses chevaliers, au cours d’un grand banquet (sans doute bien arrosé !) avaient juré sur le faisan, à Dieu, à la Vierge et aux Dames, d’aller combattre les Turcs.  Les promesses n’engagent que ceux qui y croient !

L’œuvre est faussement attribué à Daniel Aubert, qui était « escripvain » officiel du Duc Philippe le Bon. « Le copiste  gérait une espèce de maison d’édition qui selon les nécessités, exécutait, coordonnait ou surveillait toutes les phases de production du livre, allant de la rédaction du récit proprement dit jusqu’aux illustrations et à la reliure finale » ( Straub 1997, 148). Il dut contribuer pour une part au remaniement du texte. On y trouve aussi de nombreux liens avec la chanson de geste Fierabras.

Voilà, ce n’était que deux exemples parmi les nombreux titres disponibles chez Benoist Rigaud en cette fin de XVIème siècle. Moins d’une vingtaine d’années plus tard, Miguel de Cervantès, tout en faisant rentrer le roman dans sa période moderne, allait porter une estocade finale aux récits de chevalerie avec le caricatural Don Quichotte.

Bonne Journée
Textor

[NDLR : J'invite les lectrices et lecteurs de ce billet savamment tourné à se référer à ceci pour plus de précisions sur le Royaume et son histoire ... compliquée ...]

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