lundi 20 mai 2013

A votre avis, de qui est ce texte ciselé à la perfection au coin du bon sens ?




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Un esprit très aiguisé et à la fois très bienveillant, — ce qui se rencontre, par aventure, — s'étonnait, l'an dernier, en parlant du volume de la Vie à Paris, que nous eussions pu citer tant de noms, en ces pages, sans soulever ni protestations ni colères. Le fait est qu'il semble très difficile, pour ne pas dire impossible, de parler des gens sans les blesser. Et pourtant quoi de plus aisé ? Il suffit tout simplement d'être poli. La politesse en littérature passe, il est vrai, souvent pour une certaine faiblesse. De même que, pour les femmes, un homme qui tire l'épée est nécessairement un brave, et un homme qui joue de la guitare ou du piano est nécessairement un poète, pour les hommes un écrivain poli, bienveillant ou dédaigneux, — car la bienveillance est aussi une des formes du dédain, — est fatalement un être désarmé. J'en causais hier avec un des plus affinés parmi les plus célèbres de ce temps. Il était tenté d'écrire un Essai sur la Politesse Littéraire. Mais quoi ! L'essai est chose usée et démodée, aussi passée de mode que la politesse elle-même ! Je sais cependant bien des gens, et non des moindres, qui ne renonceraient pas facilement à se montrer polis, dussent-ils être taxés de faiblesse par les goujats. On n'est point faible inévitablement parce qu'on est bien élevé et qu'on croit plus digne de faire son chemin en allant tout droit, qu'en marchant lourdement sur les pieds des autres. Je n'ignore pas non plus que, lorsqu'on écrase quelques cors, on fait retourner les gens et on court la chance heureuse de devenir le centre d'un attroupement qui fait accourir les badauds. Mais tout être un peu fier doit, je pense, mesurer à sa juste valeur le bruit produit par la badauderie. Un rustaud qui déchirerait le tapis en entrant dans un salon se ferait sûrement remarquer. Mieux vaut n'être point remarqué et ne pas déchirer le tapis. Faire du bruit est, au temps présent, le divertissement le plus facile que je connaisse. Il suffit de se promener avec un gong et d'en assourdir les passants. Celui qui, du jour au lendemain, voudra devenir célèbre n'a qu'à user de ce moyen, qui n'est pas fort cher. Je m'étonne, en vérité, qu'avec cette boulimie de renseignements que le public éprouve lorsque surgit, du soir au matin, une personnalité, — « champignon poussé en une nuit », disait le marquis de Mirabeau, — quelque affamé de gloire un peu pressé ne se donne point cette volupté de se dévêtir, un soir de première représentation, devant « tout Paris », comme on dit. Le lendemain, il sera célèbre et, pour peu que le garde municipal le pousse devant lui, en l'arrêtant, il sera populaire. On a vu, sous bien des régimes, des ministres avoir un passé moins glorieux à leur actif. Eh bien, en dépit de cet amour forcené du bruit, du tapage, de la réclame, du scandale, de tout ce qui est la maladie endémique de notre pays, je connais nombre de gens qui aiment encore le calme, la probité littéraire, la politesse et le goût. Ce sont tout simplement des esprits français demeurés très français au milieu de l'envahisse- ment yankee et de la Courtille étrangère qui nous assourdit de son internationalisme. C'est pour ceux-là que j'écris et rien ne m'est plus doux, je l'avoue, que l'envoi d'une lettre de ces lecteurs du Temps qui me disent : « Je vous ai compris. » Cela console un peu des basses injures de quelques malotrus ou, parfois — car tout homme a des ennemis inconnus — des lettres anonymes de lâches. Je n'ai jamais oublié les recommandations que me fit, voilà vingt ans, un écrivain des plus remarquables, qui vit toujours et me rencontra, en ce temps-là, dans un bureau de journal où je portais timidement mes premiers manuscrits. « — Ne soyez pas timide, me dit-il. Dans un temps livré aux audacieux et aux farceurs la timidité n'est plus une vertu. Si vous ne vous sentez point le courage, qui est grand, de braver, après les déboires du début, les épreuves du succès, restez au coin de votre feu parmi vos livres ou faites le métier de votre père et n'écrivez que pour vous- même. C'est le plus rude des états que celui d'écrivain et le plus calomnié par ceux-là mêmes qui le devraient honorer et qui l'avilissent. Si vous n'êtes pas disposé à harasser votre corps et à torturer votre esprit à la recherche d'une idée, d'une phrase, d'un roman, d'une comédie, d'un article même — car il y a souvent tout un livre dans un article de journal ; — si vous n'avez pas autour de votre poitrine le « triple airain » dont parle Horace ; si vous ne savez pas que la vie littéraire est une lutte d'Indiens Pawnies, une bataille autour d'un peu de gloire ou d'un peu de pain, une poussée farouche où l'on s'entre-déchire comme des cannibales et où le vert laurier de tout vainqueur est rouge des gouttelettes du sang des vaincus ; si vous  ne vous imaginez pas que l'existence de l'homme de lettres est celle du manœuvre penché sur son papier comme le carrier sur son bloc de grès ; si vous croyez que la vie de Paris est pour le littérateur, composée de visites au foyer de la danse et de lippées joyeuses après les premières à tapage, ne vous donnez point la tristesse d'une désillusion et renoncez à ce collier de misère. Mais s'il vous plaît de braver courageusement, avec le gai sourire de notre race, les jours difficiles, les travaux qui courbent l'épine dorsale et font couler la cervelle jusqu'au bout du bec de plume ; si vous vous sentez assez fort pour narguer la niaiserie des sots, la rage des envieux, la calomnie des rivaux, alors en route et haut votre cœur ! « Cherchez, luttez, étudiez, voyez, vivez, travaillez. Puis, après des années et des années de labeur, lorsque votre existence sans compromissions vous donnera le droit de parler de votre loyauté littéraire ; quand vous aurez dépensé votre  jeunesse à plaider la cause du droit, à parler de pitié aux égoïstes d'en haut et de devoir aux révoltés d'en bas ; quand vous pourrez vous rendre cette justice que, dans votre œuvre, il n'est rien qui puisse avoir corrompu une âme et jeté un corps au mal ; quand vous aurez consacré vingt ans de votre vie à faire aimer ce qui est beau et à célébrer ce qui est bien, — l'art, la bonté, le courage, l'honnêteté, la patrie, — alors attendez-vous à rencontrer les moustiques et les maringouins dont parle Beaumarchais, les ennemis qui vous connaissent et les imbéciles qui vous méconnaissent, les jaloux qui supputent la somme de vos labeurs, et les paresseux qui regardent comme une part à eux volée le travail qui vous plaît et qui est, avec votre joie, votre pain du jour. Attendez-vous à entendre calomnier chaque action de votre existence et chaque page de votre œuvre. Produisez-vous peu ? C'est impuissance. Beau-coup ? C'est incontinence. Vous outragez, en tra-vaillant, tout ce qui ne travaille pas. Toute œuvre qu'achève un homme a contre elle tous ceux qui ne l'ont pas faite. Vous criez au pessimisme ? Il n'y a pas de pessimisme ici, il y a la constatation pure et simple d'un fait. Et habituez-vous de bonne heure aux piqûres des frelons et au venin des vipériaux. Prenez le poison chaque matin, comme Mithridate. Quand on y est fait, l'arsenic, dit-on, n'est plus redoutable. Faites-vous d'ailleurs ce raisonnement qu'on n'insulte que ce qui s'élève et que toute insulte ne part que de très bas. La calomnie est une des preuves du succès. « Quand « on me dit, » — a raconté Victor Hugo : « Vous « êtes « éreinté aujourd'hui dans tel journal ! » je réponds (c'est Victor Hugo qui parle) : « Laissez-moi « croire, pour mon orgueil personnel, que je suis « insulté et éreinté, comme vous dites, dans plus a d'un journal à la fois ! » Il est des gens qui font ce métier-là. Métier facile. Ne le faites pas. Il est peu lucratif d'abord, et la bave ne nourrit point son homme. Et puis il est vilain, des plus vilains. Surtout ne répondez jamais à ces hurleurs : ils n'en valent point la peine. Ce sont des déclassés ou des ratés, des jouisseurs impatients ou des bohèmes vieillis. On aperçoit leur vanité et leur envie à travers les trous de leurs chaussures ou les boutonnières de leurs gants, car quelques-uns ont des gants. Vireloque a pour compère l'Arétin. Tels sont mes conseils à vous qui débutez. Pour moi, je me suis imposé une règle fixe en prenant la plume. On peut parler de moi librement puisque je prends le droit de librement parler des autres. Je ne reconnais à aucun insulteur la possibilité de m'atteindre. Qui calomnie grandit le calomnié ; qui outrage se salit. Le journalisme est le plus vil des métiers quand il n'en est pas le plus honorable ; mais je remarque qu'ailleurs qu'il ne pourrait pas plus défaire la réputation d'un honnête homme qu'il ne saurait, même après des années de tentatives, assurer quelque estime à un gredin. Le public, en fin de compte, n'est pas si niais qu'il prenne longtemps au sérieux les marchands d'injures et les crieurs de calomnies. « Je vous le répète donc ; n'ayant causé aucun préjudice à personne, ma vie appartient à tout le monde après avoir été consacrée à rendre plus d'un service à quelques-uns. Ce qu'on dit de moi m'importe peu ; je ne m'inquiète que de ce que je dis des autres. Sur ce point, encore une fois, je m'efforce de ne point blesser, trouvant odieuses les personnalités haineuses, et basses les petites allusions perfides. Que mes ennemis (à lire certains parleurs, je pourrais avoir la fatuité de croire que j'en ai), oui, que mes ennemis sachent en quel complet mépris je tiens leurs insultes. Je ne dis pas que je m'en honore : cela est tout simple. Je dis que je les dédaigne. La réputation d'un homme ne dépend nullement, je le répète, de ce que disent de lui trois ou quatre grimauds, mais tout simplement de ce qu'en pensent les honnêtes gens. Et si, dédaignant les attaques, je puis avoir atteint quelqu'un, je serai toujours à sa disposition pour effacer le coup de plume si j'ai blessé involontairement, ou pour souligner le mot d'un coup d'épée s'il a été écrit avec intention. Je trouve du reste parfaitement inutiles et souvent absurdes les duels littéraires. Mais s'il est permis de mépriser qui outrage, c'est à la condition seule qu'on appartiendra à celui qu'on aura blessé. Au total, voici ma profession de foi : je n'appartiens pas à qui parle de moi, mais j'appartiens à celui dont j'ai parlé. C'est une simple règle de courtoisie et je ne sais rien de plus galant et de plus français qu'un homme qui se pique d'être courtois, surtout au moment où presque tous les gens ne le sont plus. » J'ai souvent pensé à cette mercuriale de mon vieil ami. Je n'en ai oublié aucun trait et, maintenant que j'ai presque l'âge qu'il avait alors, je la répéterais volontiers à tout débutant qui me viendrait demander conseil. « Bien faire, laisser dire et ne rien dire qu'on ne soit prêt à soutenir jusqu'au bout. Etre poli, respecter les gens qui ont du talent, aider ceux qui en auront peut-être et mépriser ceux qui, en injuriant et grossissant la voix, croient en faire montre. Laisser parfois le papier blanc pour endosser la veste d'escrime et quitter la plume pour le fleuret, qui est un excellent instrument de gymnastique et peut, au besoin, tenir lieu d'un ami. Ne blesser personne volontairement et rire des blessures qu'on essaye de vous faire. » C'est la règle de conduite hygiénique et morale que me dictait mon ami d'il y a vingt ans. Elle m'a constamment tenu en haleine et, — malgré bien des tristesses, — en bonne humeur, après tout, et comme en jeunesse. C'est pourquoi je la crois excellente, je la recommande aux autres et continuerai à la pratiquer pour moi-même. Un proverbe danois dit avec raison : « L'homme d'honneur ne s'embarrasse ni des louanges ni des injures ! » Que l'école du scandale se le tienne pour dit. Ici l'on s'amuse, ici l'on juge les hommes, on feuillette les livres, on étudie la vie de Paris, on en saisit, au passage, les folies ou les ridicules : - ici l'on raille ; mais ici l'on n'insulte pas.

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La réponse demain si personne n'a trouvé.

Bonne journée,
Bertrand

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