dimanche 2 septembre 2012

De la bibliophilie à la bibliomanie estivale ou Sur les traces d’Hannibal dans les Alpes by Textor.


Les bibliophiles qui se sont rendu en Italie pour leurs vacances, cet été, ont du franchir les Alpes à vive allure, par le tunnel du Mont Blanc, à bord de leur lourde berline, un œil rivé sur le détecteur de radars, l’autre sur les cimes enneigées. Un autre voyageur intrépide les avait précédés dans l’aventure, par un mode de locomotion tout aussi lourd, mais moins rapide. C’est à bord d’un éléphant dernier cri, qu’Hannibal effectua le passage des Alpes, un exploit qui laisse songeur encore aujourd’hui et qui a donné lieu à une littérature abondante.


Fig 1 - L’éléphant de la Colonne de Boigne à Chambéry, gravure de Cassien, 1838.

On connait l’histoire : 218 av. J.-C., la deuxième guerre punique est déclenchée contre Rome par Carthage,  Hannibal décide d’envahir la péninsule. Il choisit la voie terrestre par le sud de la Gaule, à la tête de plusieurs dizaines de milliers d'hommes. Après avoir traversé le Languedoc et passé le Rhône, Hannibal évite d'affronter l'armée de Scipion débarquée en Provence et conduit ses troupes à travers les Alpes en dix jours d'approche, neuf jours de montée au milieu de tribus hostiles, deux jours de regroupement au col et quatre jours de descente en se taillant un chemin dans le versant, pour parvenir enfin dans la plaine du Pô.

Le hic c’est qu’on ne sait pas exactement l’itinéraire emprunté. Pourtant, une telle troupe avec des éléphants, cela laisse nécessairement des traces. Pour combler ce vide historique, j’ai donc refait l’enquête cet été lors d’un court séjour dans la région.  

Pour être sur de ne pas me tromper (on ne sait jamais avec les éléphants…), je me suis doté de la loupe de l’inspecteur Maigret et du livre qu’il faut avoir par devers soi en pareille circonstance : « Les cinq premiers livres de l’histoire escripte par Polybe, Megalopolitain, traduitz en francois par Louis Maigret, lyonnois ».


Fig 2 - Page de titre de l’édition de 1542, chez Galiot du Pré, première traduction française.


Fig 3 - Reliure de l’ouvrage, (avant restauration,  mais après le passage des éléphants !)  

Dès la Renaissance, les avis ont divergé sur le chemin parcouru par Hannibal: le passage par le Rhône et le col du Grand-Saint-Bernard , celui franchissant, par la Tarentaise, le col du Petit-Saint-Bernard, ou le passage par les cols unissant la vallée de la Maurienne et le val de Suse, ou enfin des passages plus méridionaux empruntant la Durance ou l'Ubaye. Toutes les thèses ont été développées à partir de deux sources antiques, le récit de Polybe et celui, plus tardif de Tite-Live qui s’appuie lui-même en partie sur Polybe, et parfois en diverge.

N’ayant pas beaucoup de temps, je me suis donc concentré sur la route décrite par Polybe dans le Tiers Livre de son Histoire. Il était né une dizaine d’années seulement après l’exploit d’Hannibal, c’est donc un quasi-contemporain. En outre, il était ami des Scipion et a pu avoir accès à des infos classées top-défense. De plus, en vrai spécialiste des enquêtes criminelles, il décide de refaire l’itinéraire à l’envers (en partant de l’Italie) et d’interroger des témoins oculaires, gaulois et carthaginois. (Chose qui n’a pas du être facile car les tribus locales sont farouches et n’aiment pas les questions, il a du se prendre quelques baffes et y laisser plus d’une sandale).

Bref, son récit est certainement le plus fiable.(1) Malheureusement pour nous, Polybe ne donne pas beaucoup de détails géographiques, estimant que les noms des lieux ne diraient rien à ses lecteurs romains. Deux informations majeures pourtant : il traverse le territoire des Allobroges et des Tricores, situé plutôt au nord des Alpes, en partant du confluent du Rhône et de la rivière Skaras (Isère?). A l’arrivée, il détruit la capitale des Taurins (Turin). Sachant qu’on peut écarter d’emblée le passage par le tunnel du Mont-Blanc, il semble que le passage par le Petit Saint Bernard soit la route plus plausible, mais toutes les options sont ouvertes !(2)


Fig 4 -  les Allobroges à droite, les carthaginois à gauche. (A moins que cela ne soit l’inverse)



Fig 5 – Hannibal sur son navire (cherchez l’erreur…)

Le XVIème siècle redécouvre Hannibal, quelque peu oublié au cours du Moyen-âge, à la faveur des guerres d'Italie, qui amènent les armées de Charles VIII et de François Ier à répéter l’exploit antique. Le traducteur de cette édition est Louis Meigret (ou Maigret, 1510-1558) fameux réformateur de la langue française et auteur d’un traité de simplification de l’orthographe (Le tretté de la grammère francoeze – 1550 - qui n’eut aucun succès mais fit couler beaucoup d’encre !). Louis Meigret établit sa version française à partir de l'édition latine, très connue à l'époque, de Perotto, faite vers 1472 et parue encore chez Gryphe en 1542. Les cinq livres de l'histoire de Polybe de la traduction de Meigret paraitront encore en 1545, 1552 et 1558,  augmentés des fragments des livres restants. C’est seulement avec la version de 1558 que Meigret, possédant alors suffisamment de grec, peut faire une révision à partir du texte original.(4) Dans l’esprit du traducteur, comme il le précise dans sa préface, ce livre devrait être au chevet de tous les chefs de guerre (qui n’entendent rien au latin) et servir d’exemple pour des coups d’éclat subtils et des stratégies fines à la manière d’Hannibal…. 


Fig 6 – Une lettrine de l’ouvrage dont la plupart des grandes initiales sont laissées en blanc.



Fig 7 – Chapitre où les Savoysiens font empeschement à Hannibal et à son armée.

La description de l’itinéraire du carthaginois est plaisante à lire, on y apprend que les lointains ancêtres des savoyards, les Allobroges, n’étaient pas très commodes ni très hospitaliers vis-à-vis de l’armée d’Hannibal qui, pourtant, ne faisait que passer. Polybe les décrit comme perfides faisant mine d’allégeance pour mieux prendre les carthaginois à revers. Heureusement, Hannibal n’est pas tombé de la dernière pluie, un coup d’éléphant et le passage est libre …

« …. Quand on fut entré dans un vallon, qui de tous côtés était fermé par des rochers inaccessibles, ces perfides, s'étant réunis, vinrent fondre sur l'arrière-garde d'Hannibal. Ce vallon eût été sans doute le tombeau de toute l'armée, si le général carthaginois, à qui il était resté quelque défiance et qui s'était précautionné contre la trahison n'eût mis à la tête les bagages avec la cavalerie, et les hommes pesamment armés à l'arrière-garde. Cette infanterie soutint l'effort des ennemis … ».

Le mot de la fin sera pour l’historien Serge Lancel (5) qui remarquait, dans son livre sur Hannibal, que « parcourir les Alpes avec son Tite-Live et son Polybe à la main est une entreprise plus chimérique que de prétendre trouver le vrai site d'Alésia en cherchant à faire coïncider le texte de César avec une carte d'état-major ».  Mais, comme dit Bertrand, l’espoir fait vivre … [


Fig 8 Le mascaron central de la reliure est orné de petits fers aux dragons.

Bonne journée
Textor

Notes :

(1)     Pour une enquête plus détaillée que la mienne, voir en ligne :
(2)     Tite Live donnera des détails contradictoires sur un itinéraire par le territoire des Tricastins, le long de la Durance, ce qui ferait arriver Hannibal et ses éléphants à Tarascon, où cédant à la douceur du climat, au pastis et au caractère avenant de ses habitantes, il aurait abandonné son projet d’invasion de l’empire romain…peu plausible !

(3)     Première édition de la traduction française par Louis Meigret, ornée de 6 bois, dont un sur la page de titre reprise au colophon et un doublé, plus 2 lettres P ornées. Le privilège est donné  le 7 Juillet 1540 à Denys Janot marchant, libraire et imprimeur, demourant en la rue Neufve Nostre Dame à l'enseigne Sainct Jehan Baptiste, près Saincte Geneviefve des Ardens. L’édition de 1542 se trouve peu fréquemment. (7 exemplaires au CCfr)

(4)     Sur Meigret, traducteur et linguiste, voir Franz Joseph Hausmann, Tübingen, Narr 1980 (en ligne).

(5)     Serge Lancel, Hannibal, Paris, Fayard, 1995

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