jeudi 15 mars 2012

Papiers : le fil et le grain.


Il y a différentes façons d’aborder le livre.

La plus banale se résume à l’ouvrir et à le lire ! Bon, pourquoi pas. Cette pratique est assez répandue mais je manque de statistiques ; on dit qu’elle a tendance à diminuer. Une autre approche consiste à contempler les gravures ou les lettrines, à s’attarder sur la blancheur du papier, à louer la régularité des vergeures, le lustre du maroquin, à toucher, caresser, la reliure. C’est un premier pas vers l’étape suivante.

Fig 1 Première étape : admirer la page.


Pour cela, il faut perdre ses repères spatiaux-temporels pour se rapprocher de la page, mais cette fois-ci, sans s’attarder sur le texte, aller plus loin, passer de l’autre côté du miroir, entrer dans un monde parallèle, quasi virtuel, imperceptible au lecteur vulgaire. Bientôt, à condition que le temps soit propice – je conseille une nuit de pleine lune – un univers fantastique entre-apparait, peuplé de bêtes étranges, mi-lion mi-loup, de formes floues, de montres molles, qui possède ses propres codes et qu’il faut savoir déchiffrer …

Fig 2 Chien à collier portant un fleuron, la tête tournée et regardant derrière lui. (Proche de Briquet 3625)


Fig 3 Une autre variante de la même bête, plus difficilement identifiable, dont je ne saurais dire s’il pointe le museau vers l’avant ou vers l’arrière.


Un filigrane, du latin filum, fil, et granum, grain, est une empreinte laissée en creux dans la feuille de papier par un ornement en fil de métal fixé sur la forme. Regardés avec une certaine transparence, le papier révèle un dessin qui constitue la marque de fabrique du papetier. A l’origine les papiers venus d’Orient n’en comportaient pas, mais très tôt, les artisans occidentaux laissèrent un signe distinctif, comme le faisaient toutes les autres corporations au Moyen-âge. La première marque connue est une croix et daterait de 1282, elle figure sur un papier fabriqué en Italie. Les marques de cette fin du XIIIème siècle sont souvent accompagnées d’initiales ou même du nom entier du papetier. Mais peu de gens savaient lire à cette époque d’ignorance générale et le filigrane n’atteignait pas suffisamment son but, aussi les papetiers y renoncèrent promptement et recoururent à un signe quelconque, facilement identifiable pour le consommateur. Ce n‘est qu’au XVIème siècle que les noms ou les initiales du papetier ont reparu.

Le filigrane donne des indications sur le fabriquant, mais aussi sur la provenance et sur la qualité du papier. Tous les papiers ne se valent pas et leur qualité dépend de l’habilité de l’artisan mais aussi, comme le whisky, de la pureté de l’eau utilisée. Pour s’y reconnaitre, le client exigeait d’avoir celui au grand raisin, au grand aigle ou au petit Jésus, ce qui a fini par désigner un format-type.

Fig 4 Coquille à la croix de Malte. Les coquilles indiquent souvent une origine champenoise, fréquentes au XIVème siècle, elles donnèrent leur nom à un format de papier. Après une interruption de 80 ans, on les retrouve dans la même région mais surmontées d’un bâton de pèlerin.


Tous ceux présentés sur cette page proviennent d’un seul et même ouvrage, composé de 353 feuillets. Ce qui m’a immédiatement étonné, en tournant les pages pour recenser toutes les empreintes, c’est le nombre relativement important de marques de papetiers trouvées dans ce seul livre alors que tous les feuillets semblent avoir le même grain, la même teinte comme s’ils sortaient d’un même atelier.

Les marques sont toutes placées au centre de la feuille, plus ou moins entre les deux colonnes du texte – ce qui accroit leur lisibilité - et diffèrent d’une page à l’autre. On s’attendrait à trouver des cahiers entiers avec le même dessin, mais non, le symbole du bœuf côtoie celui du pot d’étain à la page suivante. Pour une même marque, on trouve aussi des variantes sensibles. Vous noterez que les bœufs n’ont pas la même tête, comme s’ils appartenaient à des espèces différentes. Je dirais Prime Holstein pour la première et Pie Rouge des Plaines pour la seconde (oui, je suis allé serrer des mains au salon de l’Agriculture ...) Ce qui fait hésiter sur le point de savoir s’il s’agit du même moulin à papier ou bien d’une provenance différente selon la tête du bœuf.

Fig 5 Tête de bœuf surmonté d’une croix.


Fig 6 Variante de la tête de bœuf.


Pour le blason, la différence est encore plus importante puisque l’un des filigranes montre un écartelé de fleurs de lys et d’une bête qui pourrait être un dauphin coincé dans les filets d’un chalutier, tandis que l’autre porte le même dessin sans la couronne ducale au dessus du blason.

Fig 7 Armes de France et du Dauphiné. Provenances Allemagne, Belgique, Hollande, dont Utrecht…


Fig 8 Variante des mêmes armes sans la couronne.


Si je m’en tiens qu’à la nature des marques sans m’occuper des variantes de style, je compte tout de même neuf types différents, ce qui devrait en principe signifier neuf provenances différentes : le chien, le bœuf, la coquille à la croix de Malte, la faucille, le P gothique, le P gothique barré, le pot d’étain, les armes de France et du Dauphiné, les armes de France et du Dauphiné couronnées.

Fig 9 Un P gothique.


Fig 10 Un P gothique barré d’un trait oblique.


Fig 11 Une variante du P gothique avec un trait prolongé sur senestre.


Fig 12 La faucille, sans le marteau, présent dans le Fasciculus Temporum de 1480, imprimé à Utrecht.


Fig 13 Le pot d’étain, ou Pot de Troyes, à une anse et un couvercle, surmonté d’une croix représente un groupe nombreux et très varié. C’est une marque essentiellement française qu’on trouve à Paris et à Troyes, notamment.


Dès le début du XIXème siècle de courageux chercheurs ont tenté de répertorier et de classer ces filigranes avec l’objectif de déterminer la date de fabrication du papier et l’origine du moulin. Charles-Moïse Briquet est le plus connu (et le plus courageux, il a relevé 16 000 empreintes !). La méthode de datation est commentée par Briquet dans son avant-propos avec toutes les précautions nécessaires sur la certitude des dates et des origines car le papier voyage et l’information donnée par le livre de destination peut être trompeur. Si l’obligation d’avoir une marque remonte loin dans le temps, les papetiers ne déposaient pas leur modèle au registre de la Guilde papetière pour autant. Ce n’est que dans des cas assez rares qu’un document historique permet de fixer avec certitude la date à laquelle tel ou tel filigrane a été mis en usage.

Fig 14 Autre exemple du pot d’étain qui parait en tous points semblable au précédent, vergeures comprises. Ces deux feuilles viennent donc du même moulin. (Briquet 12482)


Pour le reste il faut donc estimer le temps entre lequel la page a été fabriquée et celui ou elle a été écrite ou imprimée. Cette épineuse question a été étudiée par un certain Likhatscheff. Il commence par écarter la distance comme indication du temps car tous les papiers pouvaient voyager en Europe dans l’espace d’une année. Après quoi, il fixe à un maximum de dix ans le temps écoulé entre la fabrication et l’emploi d’une feuille de papier. Mais comme on ignore le rapport entre production et débit, ce temps de stockage est fixé de manière un peu arbitraire. M.A. Zonghi, poussant plus loin ces calculs, a déterminé pour la période 1546-1600 que 50% des papiers était consommés en 4 ans et 4 mois, 92% en 12 ans et que la dernière feuille l’avait été en 26 ans !

Utilisant une méthode de croisement des données sur un grand nombre de filigranes, Briquet le Bénédictin conclue pour une durée plus longue allant jusqu’à 15 ans, voire 30 ans pour les grands formats, moins usités. Ces conclusions font rêver, quand vous ouvrez votre livre imprimé, disons, en 1470, le papier a pu sortir du moulin en 1450.

Mais revenons à notre ouvrage : cette étrange réunion de marques différentes nous donne des indications sur le « sourcing » de l’imprimeur. En effet, il n’y guère que deux possibilités, l’une consistant pour l’imprimeur à stocker sur une longue période une grande quantité de feuilles puis à puiser dans ce stock sans tenir compte des provenances, ce qui parait assez peu vraisemblable, l’autre signifiant qu’aucun atelier local ne pouvait fournir à lui seul la quantité de papier nécessaire à une seule édition et qu’il fallait donc s’adresser simultanément à de multiples moulins. Cette gestion des commandes de papier et de son acheminement devait être un sérieux souci, à moins que des intermédiaires collecteurs assuraient ce service et « glanaient » des papiers différents au hasard de leur déplacement. (1)

Quoiqu’il en soit, mes recherches ne m‘ayant pas permis de retrouver à l’identique toutes les marques photographiées ici, trois régions semblent dominer : Utrecht, Mayence, Troyes.

Fig 15 Qu’importe toutes ces tracasseries à ceux qui se contentent de lire les signes imprimés sans s’inquiéter de de la provenance du support…


Maintenant, avec tous ces indices, à vous de jouer : dites-moi d’où ce livre provient et en quelle année fut-il imprimé ?

Vous avez droit à la calculette et au Briquet….(2)

Bonne Journée,
Textor


(1) Briquet cite le cas d’un incunable, le Fasciculus Temporum, imprimé à Utrecht par J. Veldener en 1480, qui renferme une grande variété de papiers, différents d’un exemplaire à l’autre, présentant de 11 à 13 types distincts avec plus de 36 variantes, dont la faucille.

(2) Quelques références :

- C.-M Briquet, Les Filigranes. Dictionnaire historique des marques du papier dès leur apparition vers 1282 jusqu'en 1600, G CORG-OLMS, 2e édition, 1991.
- R. Gaudriault, Filigranes et autres caractéristiques des papiers fabriqués en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, CNRS Éditions - Éditions J. Telford, Paris, 1995.
- M. Zerdoun Bat-Yehounda, Les papiers filigranés médiévaux : Essai de méthodologie descriptive, Bibliologia 7 et 8, Brepols, Turnhout, 1989.
- A. de La Chapelle, A. Le Prat, Les relevés de filigranes, La Documentation Française, Paris, 1996.
- Jacques Duval, Moulins à papier en Bretagne du XVIe au XIXe siècle - Les papetiers et leurs filigranes en Pays de Fougères, L'Harmattan, Paris, 2005.

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