vendredi 2 décembre 2011

Octave Uzanne et les femmes (part one) : Miss Mabel McIlvaine (1904)


Une femme bibliophile en sous-bois ?
Photographie d'amateur tirée sur papier mat. Verso blanc.
Vers 1910 ?
(les vêtements de la dame ne nous aident guère à dater cette photographie ...)
Collection privée


Octave Uzanne écrit :

"Les femmes bibliophiles!... Je ne sache point deux mots qui hurlent plus de se trouver ensemble dans notre milieu social ; je ne conçois pas d'accolade plus hypocrite, d'union qui flaire davantage le divorce !

La femme er la bibliofolie vivent aux antipodes, et, sauf des exceptions aussi rares qu'hétéroclites, - car les filles d'Eve nous déroutent en tout, - je pense qu'il n'existe aucune sympathie profonde et intime entre la femme et le livre ; aucune passion d'épiderme ou d'esprit ; bien plus, je serais tenté de croire qu'il n'y a en évidence inimitié d'instinct, et que la femme la plus affinée sentira toujours dans "l'affreux bouquin" un rival puissant, inexorable, si éminemment absorbant et fascinateur qu'elle le verra sans cesse se dresser comme une impénétrable muraille entre elle-même et l'homme à conquérir.

Je me souviens que le cher et regretté bibliophile Jacob pressait vivement un de ses jeunes amis dans la voie du mariage ; il insistait auprès de lui avec son bon sourire et son exquise affabilité, se comparant au bonhomme Étrenne, et disant malicieusement qu'il avait la marche large et qu'elle était pleine des plus jolis partis. Le jeune néophyte résistait avec assez de scepticisme, et comme il résumait toutes les raisons et toutes les sagesses qui le feraient demeurer, quoi qu'il advînt, célibataire, l'aimable vieux lettré, désarmé, s'approchait et, tout bas, avec une émotion réelle : "Ah ! mon cher ami, murmurait-il, que je vous félicite ! Vous êtes un sage et serez un heureux... Ne parlons plus jamais de cela ; les femmes, voyez-vous, n'aiment pas les livres et n'y entendent rien : elles font à elles seules l'Enfer des bibliophiles : Amours de femme et de bouquin ne se chantent pas au même lutrin."

L'excellent Paul Lacroix parlait d'or. Dans notre société française moderne, la maîtresse de maison est hostile au livre ; elle lutte par tous moyens contre la passion bouquinière de son époux, d'abord doucement et presque câlinement, puis peu à peu avec plus d'autorité et de despotisme : il n'est raillerie ou ruse qu'elle n'emploie pour miner cette manie qu'elle juge envahissante et ruineuse, et à laquelle son tact ne peut rien concevoir. Il lui semble que les livres empiètent sur ses droits, sur sa vie, sur l'affection qui lui est due et sur les longues heures de causerie du tête-à-tête. Ces grands esprits muets l'inquiètent et la harcèlent, elle les jalouse, et lentement arrive à les haïr férocement avec l'accumulation de toutes ses rancoeurs. Aussi, lorsque l'infortuné époux bibliophile n'est pas gratifié de moliéresques cornes de bouquin, - vulgaire distinction qui assure au moins sa tranquillité, - l'existence lui est faite pénible ou lancinante, et il est rare qu'il puisse jouir en toute indépendance, quiétude et volupté, de sa douce et innocente toquade. Voyez de quel ton pitoyable une femme minaude cette exclamation digne de figurer dans le Dictionnaire des lieux communs : "Mon mari ! je le vois si peu.. il vit fourré dans ses livres !" - Ou encore, écoutez cette voix ironique qui soupire bourgeoisement : "Si je le laissais faire, il mettrait ses vilains bouquins jusque dans mon salon !" - Du haut en bas de l'échelle sociale, le pauvre bibliophile, aussi marri que marié, vit traqué, et se voit presque interdit dans son intérieur. - Il condense sa bibliothèque en un coin ; il ratatine pour ainsi dire sa passion, il musèle ses ardeurs ; il devient réservé, silencieux, défiant vis-à-vis de sa compagne ; il cache ses achats comme un vice, il dissimule ses désirs, et c'est en fraude, comme un contrebandier, qu'il fait monter par l'escalier de service les nouveaux venus qu'il introduit furtivement à la dérobée chez lui. - Je sais tels ou tels amateurs chez lesquels on ne peut dîner en parlant en conscience et bibliothèque ouverte ; ce sont des pressements de mains et de pied, des petites toux sèches qui disent : chut ! des casses-cous perpétuels dans la conversation. Au soin qu'ils prennent de dissimuler leurs petites folies aux adjudications de la veille ou de l'avant-veille, on pourrait penser qu'ils ont le sentiment d'avoir commis des crimes ; c'est qu'ils se voient devant le tribunal de l’Épouse, où ils savent que les arrêts rendus d'avance sont impitoyables. Ils évitent les dissensions, les discussions, les jérémiades, car ils sont las de lutter pour la cause du livre : les petits nerfs de Madame étant moins souples et moins résistants que ceux de leurs in-folio ou de leurs in-16, du temps des bonnes coutures. Il n'est peut-être point d'amateurs de livres qui n'aient à guerroyer ainsi chaque jour contre les boutades de leurs femmes, et alors même que la paix ait signée et que Monsieur ne soit plus dérangé dans ses caprices, alors même qu'il lui soit loisible de conférer avec son relieur aussi longuement que Madame avec sa couturière, l'épouse trouve encore moyen de blesser la passion du mari par mille petits coups d'épingles enrageants qui prouvent surabondamment l'irrévérence absolue de la femme pour le livre. Pénètre-t-elle dans le cabinet marital pour quérir un ouvrage, quels que soient les ménagements qui lui aient été recommandés, elle semble aussi peu en tenir compte qu'un gentil singe d'un objet d'art. Assise sur sa chauffeuse, elle approche du feu les plus belles reliures, jusqu'à faire gondoler carton et maroquin ; et, si elle interrompt sa lecture ou plutôt son babillage de l'oeil (car je ne serai jamais convaincu qu'une femme ait l'entente absolue de la lecture), - elle placera en guise de signet son mouchoir de batiste en plein milieu du livre, ou bien le campera à cheval sur un guéridon, au risque de lui briser le dos et de chiffonner ou maculer irrémédiablement ses feuillets. Jamais femme n'a eu la sensation délicate et minutieuse du long coupe-papier qui tranche également les pliures ; elle préfère, lorsqu'elle n'emploie pas les épingles à cheveux, ces petites liseuses coquettes qui écorchent les marges et y laissent d'affreuses barbes en dentelle du plus vilain aspect. - Une femme dans une bibliothèque est hors de son cadre ; elle y apporte la grâce, le sourire, le charme, le parfum, elle meuble de sa gentillesse exquise l'austérité de la library ; mais, pardieu ! si cette femme est vôtre, veillez sur elle comme sur une guenon familière ; prenez garde à ses fantaisies, ayez l'oeil sur ses caprices et ne lui laissez manier ni les estampes précieuses, ni les reliures de prix, ni même les mignonnes plaquettes finement cartonnées. Ce serait un désastre ! Les vrais bibliophiles, même mariés, doivent devenir célibataires en franchissant le seuil de leur bibliothèque ; la passion bouquinière n'admet pas le partage : c'est un peu, il faut le dire, une passion de retraite, un refuge extrême à cette heure de la vie où l'homme, déséquilibré par les cahots de l'existence mondaine, sécrie à l'exemple de Thomas Moore : Je n'avais jusqu'ici pour livres que les regards de femmes, et c'est la folie qu'ils m'ont enseignée ! (...)


Pour avoir à diverses reprises traité en passant cette question de la femme bibliophile et avoir émis des doutes sur la sincérité de cette passion chez nos aimables contemporaines, il parait que j'aurais suscité contre moi un terrible courroux chez les concitoyennes de la libre Amérique. Il ne s'agirait rien moins que de me lyncher, si j'en crois la Trbune de New-York et divers autres journaux ou magazines. Je suis traité de cynic Frenchman et houspillé de la belle manière pour mon manque de galanterie ou plutôt pour mon accès de franchise. - "Parlez pour les Françaises, me crie-t-on, mais mettez à part les belles bibliophiles d'Amérique ; celles-ci ont la foi, l'entraînement, l'amour et le respect du livre..." Je veux bien le croire, mais peut-être dois-je craindre que ces illustres book ladies, Dianes chasseresses du bouquin, n'aient perdu beaucoup des charmes, des grâces et de la légèreté exquise qui à mes yeux constituent le plus bel apanage féminin. Ces amies du old morocco et des Etchings ont sans doute abdiqué en faveur du sweet book la psychologie du sweet heart, et de cela je les plaindrais en toute contrition. Peut-être aussi ont-elles trouvé dans les livres cette passion de retraite qui poudrederize les rides d'une consolante philosophie... Mais s'il s'agit de la femme jeune, militante, active, de l'amazone chevauchant encore au pays du Tendre, de la femme vraiment femme, comme la rose est rose, et non gratte-cul... de lampe, alors je demeure sceptique, et j'offre ma tête à scalper. Qu'il existe à New-York et dans tous les Etats-Unis du Nord des ladies Banknotes capables d'acquérir les plus beaux livres anciens et modernes et de les faire relier somptueusement par Matthews et autres fameux book-binders, j'en suis assuré ; que ces épouses de business men se forment une sérieuse library par mode et vanité, je n'y contredis point ; mais cela ne contribuera pas davantage à me donner la preuve d'une Américaine bibliophile qu'un sérail d'Oriental ne me révèelera la présence d'un fin connaisseur en matière amoureuse. Les aimables Yankees ont une tradition trop peu lointaine pour être sensibles aux charmes du gothique et de l'incunable ; je leur accorde bien volontiers d'être moins ombrageuses, moins étriquées dans leurs vues vis-à-vis de leurs maris book hunters que la majorité des bourgeoises françaises ; je ne les taxe d'aucune jalousie contre ces pauvres livres, étant donnée leur large conception de la dépense courante et l'habitude du home spacieux ; mais je resterai encore longtemps incertain du goût réel, profond, inné et éclairé de la femme pour le livre, à quelque nation qu'elle appartienne... Des liseuses et des collectionneuses, tant qu'il vous plaira ; mais des amoureuses de livres par connaissance, par tact, par étude, par bibliognosie et polymathie... Eh! eh!... ceci reste à démontrer, et je m'offre comme examinateur à celles qui, dans ce but, voudront bien franchir l'Océan, munies du signet diapré de la jeunesse. Après cela, je pourrai léguer ma peau dorsale pour relier le présent ouvrage à celle qui m'aura converti de mes erreurs et de mon indignité."

(extrait des Zigzags d'un curieux, Les femmes bibliophiles, pp. 29 à 54, article publié précédemment dans la revue bibliographique Le Livre (bibliographie moderne), onzième livraison du 10 novembre 1886, vol. 8, p. 561 à 567).

Octave Uzanne (1851-1931)
Photographie Louis Bézier, Paris, tirage albuminé.
95 x 57 mm (photographie)


On pourrait croire ce gredin d'Octave vil misogyne à outrance. Il n'en n'est rien. Il n'en a finalement épousé aucune tout simplement parce qu'il les aimait toutes.

Octave Uzanne n'aurait assurément pas renié ce très beau monologue extrait du film de François Trruffaut, L'homme qui aimait les femmes (1977), où il fait dire à Bertrand Morane :

"Pour moi, rien n'est plus beau à regarder qu'une femme en train de marcher, pourvu qu'elle soit habillée d'une robe ou d'une jupe qui bouge au rythme de sa marche. Il y a celles qui filent rapidement vers un but, peut être vers un rendez-vous. Il y a celles qui se promènent avec sur le visage un air de loisir. Certaines sont si belles vues de dos, que je retarde le moment d'arriver à leur hauteur pour ne pas être déçu... A vrai dire, je ne suis jamais déçu, car celles qui sont belles de dos et moches de face me donnent une sensation de soulagement. Puisque malheureusement, il n'est pas question de les avoir toutes. Elles sont des milliers tous les jours à marcher dans les rues. Mais qui sont toutes ces femmes ? Où vont-elles ? A quels rendez-vous ? Si leur cœur est libre, alors leur corps est à prendre et il me semble que je n'ai pas le droit de laisser passer la chance. La vérité, je vais vous la dire : elles veulent la même chose que moi, elles veulent l'amour. Tout le monde veut l'amour, toutes sortes d'amour, l'amour physique et l'amour sentimental ou même simplement la tendresse désintéressée de quelqu'un qui a choisi quelqu'un d'autre pour la vie et ne regarde plus personne. Je n'en suis pas là, moi ! Je regarde tout le monde... Comme certains animaux, les femmes pratiquent l'hibernation. Pendant quatre mois, elles disparaissent, on ne les voit pas. Aux premiers rayons de soleil du mois de mars, comme si elles s'étaient donné le mot, ou comme si elles avaient reçu un ordre de mobilisation, elles surgissent par dizaines dans les rues en robe légère et talons hauts. Alors, la vie recommence. Enfin, on peut redécouvrir leurs corps et différencier deux catégories : les grandes tiges et les petites pommes. Voici une grande tige. Et une petite pomme. Une belle jambe c'est très beau mais, je ne suis pas ennemi des chevilles épaisses. Je peux même dire qu'elles m'attirent, car elles sont la promesse d'un évasement plus harmonieux en remontant le long de la jambe [...] Les jambes... Les jambes de femmes sont des compas, sont des compas... Les jambes de femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens lui donnant son équilibre et son harmonie. (...)" (pour celles et ceux qui voudraient voir ou revoir cet extrait... c'est ICI).

Alors Octave dans tout ça me direz-vous ? la bibliophilie ? les femmes ? Eh bien quoi ? Uzanne avait une idée bien particulière de la femme de son temps, mi-potiche, mi-potiche, d'accord. Mais bon, il apparait à la lumière de quelques textes que j'ai relu il y a peu de temps que le monsieur était plutôt de la catégorie joli-coeur-de-ces-dames, en un mot il plaisait. Il faut croire que la femme du temps s'entichait de colibris fort peu recommandables sur le plan de la stabilité des sentiments, et après ?

Heureusement, tout aujourd'hui nous démontre qu'Octave était en pleine errance. La femme n'est pas comme il la décrit, gentille et disciplinée at home. Non, la femme est aujourd'hui journaliste (comme il l'était lui-même), femme-politique, femme-directeur, femme-de-chambre aussi parfois pour son malheur, femme-à-la-maison, ou femme d'extérieur, bref, la femme est un homme comme les autres et vient plus d'un siècle plus tard, démontrer à la barbe de ce vieil Octave racorni par les ans que la femme-bibliophile peu bel et bien exister, avec, ou sans lui.

En même temps, quand on connait un peu le loustic, croire deux minutes que ce qu'il écrivait était à prendre pour argent comptant relève de la naïveté la plus primaire. Uzanne avait ce qu'on pourrait appeller un humour fémino-sympathique ou plutôt fémino-dépendant. N'ayant écrit toute sa vie que sur deux sujets ou presque, c'est à dire les femmes (la mode, les moeurs, etc) et le livre (bibliophilie, reliure, bibliographie), est-il concevable de penser ne serait-ce que cinq minutes qu'Octave Uzanne pensait tout ce qu'il écrivait au fil de sa plume vagabonde ? Non. Uzanne poussait le bouchon comme on dit. Il en rajoutait. Il grossissait, se moquait, n'en pensait sans doute pas le dixième. Ce qui me permet de dire cela ? Une bien belle découverte que je partage avec vous. Une découverte qui démolit toute tentative de vouloir faire passer Octave pour un misogyne patenté. La voici donc cette découverte.

Il y a quelques mois de cela, je furetais à la recherche d'un bel exemplaire d'un ouvrage intitulé : "The french bookbinders of the eighteenth century by Octave Uzanne". Cet ouvrage a été publié à Chicago par le Caxton Club en 1904 (Octave Uzanne a 53 ans). Ce beau volume in-4 est assez difficile à trouver en France du fait de son impression outre-atlantique. Le texte a été imprimé à Chicago par R. R. Donnelley & Sons Company at the Lakeside Press, tandis que les illustrations hors-texte ont été imprimées par Edward Bierstadt & Ringler & Co, à New York. Il n'a été imprimé qu'à 252 exemplaires dont seulement 243 exemplaires furent mis en vente. 3 exemplaires furent tirés sur Japon dont 2 furent vendus à la réunion annuelle des membres du Caxton Club. Il a été livré au public, comme nous l'explique une notice en anglais jointe à la fin de l'ouvrage, aux environs du 10 mars 1904. Le prix était de $18. Attention ! Chaque membre du Caxton Club ne pouvait souscrire en son nom que pour un seul exemplaire ! (mais pouvait malgré tout s'inscrire pour obtenir un second exemplaire dans la limite des exemplaires encore disponibles...) Les souscriptions étaient payables d'avance et devaient se faire auprès de M. Gookin, trésorier du Caxton Club. Un très beau livre, richement illustré de planches hors-texte tirées en camaieu de diverses couleurs. Certaines illustrations sont tirées sur des papiers pelure contrecollés, une merveille de finesse ! Le volume est imprimé sur une sorte de papier vélin épais qui ressemble à du papier Whatman.

Nous arrivons au plus important maintenant. Ce livre a été traduit du français bien évidemment. Octave Uzanne n'a pas traduit lui-même le texte parce qu'il le dit lui-même quelque-part, son anglais littéraire n'était pas assez bon. Ce travail de traduction fut donc confié à quelqu'un, à quelqu'un d'outre-atlantique, ... à une femme !

Miss Mabel McIlvaine, tel est son nom. Qui était-elle ? Miss Mabel Mc Ilvaine travaillait à l'Université de l'Ilinois, à Urbana. Et si je le sais, c'est tout simplement parce que j'ai la chance d'avoir entre les mains l'exemplaire de la traductrice entre les mains. En toutes franchise je suis très ému d'avoir cet exemplaire entre les mains, et ce pour plusieurs raisons. Comme je l'ai dis il s'agit de l'exemplaire de la traductrice. Il est relié en plein maroquin rouge janséniste (reliure américaine signée des initiales G. et S. et datée 1908. Et il contient une correspondance entre Octave Uzanne et Mabel Mc Ilvaine. Correspondance que je me fais un devoir de partager avec vous. Il s'agit d'une carte-lettre envoyée par Octave Uzanne à Mabel Mc Ilvaine de son adresse de Paris, 5, Place de l'Alma, Paris VIIIe arr., en date du 28 janvier 1906. L'enveloppe ainsi que la carte lettre ont été tous deux collés sur la dernière garde blanche du volume délicatement relié.

En voici le contenu :

Paris, 28 janvier 1906

Chère Mademoiselle,

votre mot, qui m'est très agréable, me parvient au moment où je quitte Paris pour une absence de quelques semaines.

Je suis très disposé à vous chercher l'étoffe de doublure de votre livre relié. Toutefois, je désire savoir la dimension de la soie, si vous l'employez non seulement à l'intérieur du maroquin (sur le carton) mais aussi sur la garde de face.

D'autre part désirez-vous un ton complémentaire en vieux rouge, c'est-à-dire en un vert turquoise, un bleu de mer ou quelqu'autre tonalité se mariant au rouge chaudron, ou bien un ton sur ton, c'est-à-dire vieux rose, orange pâle, cuivre ou rouge brique ?


Vous me renseignerez sur ces questions et vous comprendrez que je vous les pose. Si j'ai votre réponse vers le 15 février, je ferai de mon mieux pour vous acheter une vieille étoffe vers le 20 ou 25 de ce mois de février.

Croyez à mes sentiments bien distingués.

(signé) Octave Uzanne

Le courrier est adressé à l'Université de l'Illinois, à Urbana, U. S. America, comme indiqué ci-dessus.

Je vous laisse apprécier de visu l'enveloppe et la carte lettre photographiés pour vous ci-dessous.




Alors Uzanne misogyne ? Il choisit pour traducteur de son livre une femme ! Et en plus il lui achète l'étoffe de soie qui servira a décorer les doublures et les gardes du volume une fois relié ! Et c'est cette reliure que j'ai sous les yeux, bien conservée. L'étoffe choisie par Uzanne avec soin selon la demande de Miss Mabel McIlvaine a servi a garnir la doublure intérieure des plats ainsi que de garde volante. Il s'agit d'une étoffe de soie japonaise brodée de motifs floraux. On distingue même sur une des gardes une estampille monogramme japonais (que je ne sais pas lire...). Miss Mabel McIlvaine a donc suivi les recommendations d'Octave et a réuni à son exemplaire personnel, richement relié en maroquin, la correspondance du maître, ainsi parvenue intacte jusqu'à nous. J'ai acheté ce livre chez un libraire de New York. Le livre n'avait donc finalement pas bougé de place. Miss Mabel McIlvaine était bibliothécaire, historienne et universitaire ; elle s'est intéressé de près à l'histoire de la reliure d'art. La Cary Library conserve un dossier qui fait état des ces recherches et des contacts qu'elle a pu avoir, notamment avec Octave Uzanne(*). Ainsi on sait qu'Octave Uzanne projetait d'écrire un ouvrage "historical and documentary study of the illustration of books, from the 14th to the 17th century" par l'intermédiaire du Grolier Club, apparemment il n'en fut rien. Miss Mabel McIlvaine devait être son très bon contact outre-atlantique. D'après mes recherches (insuffisantes à cette heure), Miss Mabel McIlvaine serait née en 1872. Elle avait donc 32 ans au moment de leur "rencontre" avec Octave Uzanne. Il est fort probable qu'elle soit la fille de Laura Jane Hinds et John Slaymaker McIlvaine. Il semblerait que les McIlvaine viennent d'Irlande. Andrew McIlvaine est né en 1694 dans la province d'Antrim, Ulster, Irlande et il est mort en 1754 dans la province de Franklin en Pennsylvanie. Il aurait émigré avec ses deux frères(**). Je n'ai pas encore trouvé à quelle date et où mourut Miss McIlvaine.


Doublure d'étoffe de soie brodée choisie par Octave Uzanne et envoyée au USA à la demande
de Miss Mabel McIlvaine, la traductrice de son livre en 1904.
Reliure américaine signée des initiales G. et S. et datée 1908.


Mais arrêtons là les digressions bibliophilico-généalogico-historiques. L'objet vient de traverser l'atlantique pour un repos bien mérité. Je l'ai placé juste à côté de la revue "Le livre moderne" d'Octave Uzanne, exemplaire truffé de dizaines de lettres du maître... Il paraitrait même que la nuit, Octave et Mabel échangent quelques mots doux... bibliophiliques bien sur !


Garde volante de la même étoffe. Ici avec un cachet à l'encre rouge, monogramme japonais indiquant sans doute la provenance de cette étoffe ancienne achetée par Uzanne.


Un vœux pieux s'il en est : je rêve l'inaccessible en découvrant un jour une lettre, une seule, dans laquelle O. U. s'épanche amoureusement sur le papier pour une dulcinée... mais de cette lettre qui éclairerait encore un peu plus les penchants du coeur de notre illustre comparse, il n'est pas question pour le moment. Encore suis-je à peu près certain qu'elle sera signée Alexandre Marc ou Louis de Villotte ...

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne


(*) The papers contain two manuscripts, five letters, and one newspaper clipping. The manuscripts are in Mabel McIlvaine's hand and are texts of her lectures on bookbinding, one an historical overview delivered to the West End Women's Club, and one titled "The New Movement in Bookbinding," delivered to the alumnae of the University of Chicago on January 12, 1901. The five letters were written to McIlvaine in New York and Florence, Italy, by Octave Uzanne during 1906 and 1907. They focus on Uzanne's ideas for an "historical and documentary study of the illustration of books, from the 14th to the 17th century," which he hoped would be published by the Grolier Club in New York; Uzanne asked for advice and intercession on his behalf. The newspaper clipping mentions McIlvaine's translation of Uzanne's work on French bookbinders of the eighteenth century, published by the Caxton Club of Chicago in 1904. © 2010 Rochester Institute of Technology, New York, USA. All Rights Reserved - 90 Lomb Drive, Rochester, New York.

(**) On trouve de nombreuses données généalogiques sur les McIlvaine sur les sites spécialisés. On lit par exemple "The Scotch Irish McIlvaines of America point to Ayrshire, Scotland, as the home of their ancestors and revert to a period as far back as 1315 when Edward, brother of Robert Bruce, led a large force into Ireland with the purpose of expelling the English troops from the soil of Erin, great numbers of his soldiers and retainers remaining in Ireland and founding what is known as the Scotch Irish race, many of whom migrated to America in colonial times."

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