vendredi 14 octobre 2011

La Princesse de Clèves cède le pas à la Zayde de Madame de La Fayette, Segrais et Huet (1670-1671). Petite étude bibliologique.


page de titre du premier volume (état 1 ou 2 sur 2).
On ne sait pas à priori quel état du titre doit avoir la priorité dans le temps de l'impression.


La Princesse de Clèves ! La Princesse de Clèves ! il n'y en a que pour elle !! Et la Zayde alors ?! Elle compte pour du beurre ?! "L'immense majorité des hommes désire et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval." écrivait Stendhal dans De l'amour en 1822. Est-ce uniquement pour faire joli dans sa bibliothèque que le bibliophile-chasseur s'est épris depuis plus d'un siècle de cette Princesse au cœur d’artichaut qui refuse finalement d'aimer ? Ce texte étant devenu un symbole moderne de l'inutilité de la culture concourifique de nos élites délitées, il faut rester prudent quand on y touche. Personnellement ce texte reste un moment de mon éducation lycéenne. Un bon moment à vrai dire. Un livre étudié (survolé devrais-je dire) parmi d'autres à l'époque : Thérèse Raquin de Zola, Boule de suif de Guy de Maupassant, Candide de Zadig et Voltaire (j'aime bien appuyer là où ça fait mal...), le Contrat social de Rousseau, etc. Bref, un livre incontournable, un livre à la mode ! Si la Princesse de Clèves est si étudié, si les collectionneurs se battent avec force monnaie pour en acquérir chaque fois qu'un bel exemplaire de l'édition originale de 1678 passe en ventes aux enchères ou chez les libraires (il faut compter plusieurs milliers d'euros pour les exemplaires les plus modestes à plusieurs dizaines de milliers d'euros pour les exemplaires les plus beaux et les mieux reliés), c'est sans doute que le texte et la symbolique qui l'entourent en valent la peine. Pour autant doit-on tout sacrifier à cette Princesse dédaigneuse ? Je ne crois pas (et je sens bien en écrivant cela que je dis cela par dépit de ne pas avoir dans ma bourse les dizaines de milliers d'euros qui me seraient nécessaires à l'acquisition de cette ingrate). Il faut faire contre fortune bon cœur dit l'adage, j'avoue qu'il me manque parfois (souvent) les deux, c'est fâcheux.

extrait du privilège et achevé d'imprimer pour le second volume et début de la seconde partie.


Je me sens en verve et pourrait sans doute digresser des heures sur cette Princesse, mais je vais en venir là où je voulais arriver : la Zayde !

Essayons de retracer brièvement l'histoire de ce roman moderne publié en deux volumes entre le 20 novembre 1669 et le 2 janvier 1671. C'est Claude Barbin qui publie donc sur l'espace de plus d'une année ces deux volumes petits in-8 de 441 et 536 pages. Barbin n'était pas imprimeur. On ne sait pas qui a imprimé cet ouvrage (il est cependant probable que ce volume sorte des presses de Denis Thierry qui à cette époque était l'imprimeur le plus souvent associé aux entreprises d'édition de Claude Barbin). Il faudrait pour cela étudié le matériel typographique utilisé pour l'impression de ces deux volumes d'ailleurs remplis d'ornements particuliers (voir photos).

page de titre du second volume (état 1 ou 2 sur 2).
On ne sait pas à priori quel état du titre doit avoir la priorité dans le temps de l'impression.


La petite histoire éditoriale de la Zayde donc. Pour cela, puisons dans Gervais E. Reed et son livre indispensable Claude Barbin libraire de Paris sous le règne de Louis XIV : "L'amie de La Rochefoucauld [Madame de La Fayette] vit sans déplaisir la publication inautorisée de son premier roman [La Princesse de Montpensier]. (...) Quant à Zaïde, elle refusa d'y attacher son nom. Bien que ce roman ait été du moins en partie de sa plume, c'est son ami Segrais qui signa le roman et s'occupa du privilège du 8 octobre 1669, dont il fit cession à Barbin. Le premier volume, précédé du Traité de l'origine des romans par Huet, parut le 20 novembre 1669 ; le second fut imprimé le 2 janvier 1671. La publication de Zaïde plut apparemment à Mme de La Fayette, qui confia son chef d'oeuvre à Barbin. Il obtint le privilège le 18 janvier 1678, et le 8 mars suivant on acheva l'impression de La Princesse de Clèves." (p. 23-24).

le privilège des deux volumes est au nom de Segrais.


"Zayde fonde le roman d'analyse et annonce le clair-obscur de La Princesse de Clèves." peut-on lire en quatrième de couverture de l'édition Garnier Flammarion (2006) de ce texte. Ainsi Zayde précède La Princesse de Clèves. Pas de Princesse de Clèves sans la Zayde ! La Zayde retrouve un peu de sa légitimité à profiter un moment du devant de la scène non ?

Reliures de l'époque, plein veau, portant en queue des dos une étiquette de classement de bibliothèque. C. Z80. (??), unique information à notre disposition pour en savoir plus sur la provenance de cet exemplaire qui sort d'un grenier et qui n'a visiblement jamais été présenté à la vente depuis plusieurs siècles ... un exemplaire oublié ...


Pourquoi Madame de La Fayette n'a pas souhaité que son nom figure au titre de ce roman (non plus que sur celui de la Princesse de Montpensier, non plus que sur celui de La Princesse de Clèves d'ailleurs) ? Huet et Segrais corrigèrent certainement le style à sa demande. Peut-être ne se sentait-elle pas le droit de mettre son nom au frontispice d'un livre qui n'était pas entièrement d'elle ? Peut-être aussi, faisant partie du cercle des précieuses, ne voulut-elle pas mettre son nom au titre d'un roman, genre encore mal vu de l'élite littéraire de l'époque ? Je ne sais pas. On raconte qu’elle se sentait trop proche de celui(son style) de Madeleine de Scudéry, figure la plus importante dans le domaine du roman quand Mme de Lafayette commença sa carrière. Ce roman, ainsi que les deux autres du même auteur (La Princesse de Montpensier et La Princesse de Clèves), ont été étudiés dans le cadre d'un travail universitaire intitulé "L'amour dans le roman du XVIIe siècle". L'auteur y précise que Segrais signe Zayde à la place de Mme de La Fayette pour ne pas hasarder sa réputation(*). Comme on voit, l'édition de cet ouvrage recèle encore bien des mystères. L'impression des volumes également.

impression en gros caractères, mise en page aérée et agréable.
Grandes marges qui vont bien au delà de ce que vous voyez ici.


Quelques mots de ce que contiennent ces deux volumes : "Dans l'Espagne du Xe siècle aux prises avec les Maures, Consalve, fils de l'un des plus grands comtes de Castille, recueille Zayde, fille d'un prince musulman, à la suite d'un naufrage. Très vite, il s'éprend d'elle - mais les deux jeunes gens ne parlent pas la même langue... Un jour, elle disparaît : désespéré, il se lance à sa recherche. Pourtant, tout les sépare : la guerre, la religion de leurs pères, et une prédiction qu'on a faite à Zayde, qui la destine à un homme dont on ne connaît que le portrait... Dans cette " histoire espagnole ", lettres et récits insérés rythment une intrigue à rebondissements - avec rapts, tempêtes, duels et quiproquos à la clé. Surtout, la psychologie des personnages, bouleversés par les passions et déchirés entre devoir et sentiments, y est décrite avec une finesse inconnue jusqu'alors dans le genre romanesque." (quatrième de couverture de l'édition de poche GF 2006, note de l'éditeur).

il serait très intéressant de retrouver ce petit bois gravé "aux chardons" chez un imprimeur de l'époque. Denis Thierry ? les Langlois ? (tous deux travaillèrent avec Barbin en tant qu'imprimeur).


Gervais E. Reed indique une information importante sur cette édition originale qui semble-t-il n'a pas été reprise par les bibliographes ou les libraires qui ont suivi (après 1974 donc) : le premier volume comme le second possèdent la page de titre en deux états. Nous avons pu le constater pour ce qui concerne le premier volume (notre exemplaire possède un titre d'un état différent (fleuron différent et quelques agencements de lettres et dans la date) de celui reproduit en fac similé dans la Bibliographie des principales éditions originales de Jules Le Petit (Paris, Quantin, 1888, p. 347-348), identique d'ailleurs à celui reproduit dans Tchémerzine-Scheler, tome III, p. 834. Le titre du second volume de notre exemplaire est conforme à celui reproduit par Tchémerzine-Scheler (fleuron identique).

extrait du privilège et achevé d'imprimer pour le premier volume.


Brunet et Deschamps, d'autres bibliographes ou libraires, indiquent que le tome 1 est souvent plus grand que le tome 2. Pour ce qui est de notre exemplaire, qui est relié en veau brun de l'époque, le premier volume mesure 165 mm tandis que le second mesure 164 mm (marges). Exemplaire très grand de marges donc. Le tome 2 possède même encore plusieurs témoins dans les marges inférieures (bord de feuille - barbes bien visibles). Notre exemplaire, relié à l'époque, il faudrait même dire ici "dès l'impression achevée de chaque volume". Car on note quelques différences dans les reliures qui sont pourtant de même facture et de même taille (on note une petite différence de fers et de forme dans l'encadrement décoré de la tomaison au dos, petites différences de fers dans les caissons - voir photos).

il serait très intéressant de retrouver ce petit bois gravé "aux chardons" chez un imprimeur de l'époque. Denis Thierry ? les Langlois ? (tous deux travaillèrent avec Barbin en tant qu'imprimeur).


De l'intérêt bibliophilique de cette édition originale de la Zayde de Madame de La Fayette maintenant : les bibliographes, les libraires et plus généralement les bibliophiles des deux derniers siècles s'accordent pour dire que cette édition est rare. Les volumes ne se trouvent pas facilement. Je n'en n'ai d'ailleurs trouvé actuellement aucun à vendre sur le marché du livre rare ou d'occasion (sauf erreur de ma part). Ces volumes ont été recherchés depuis le XVIIIe siècle et il est très rare de trouver des exemplaires en condition d'époque comme ici. La plupart des exemplaires de bibliophiles ayant été rhabillés au XIXe siècle par des Trautz, des Capé, des Duru et autres Niédrée. Exemplaires évidemment lavés, réencollés, étirés, laminés, et j'en passe et des moins bonnes...

L'exemplaire que je vous montre est donc des plus désirables, en veau d'époque (on peut rêver à un exemplaire en maroquin d'époque... mais existe-t-il ? certainement... mais où ?!! Il faudra donc se contenter du veau d'époque. Pour faire un état des lieux rapide de l'exemplaire disons que le second volume est à l'état proche du neuf, parfaitement conservé (miraculeusement conservé devrait-on dire). Concernant le premier volume, la chose est plus délicate. Ce volume ayant subi un dégât des eaux qui, heureusement, n'a pas endommagé l'intérieur du volume mais seulement la reliure, sans trop de gravité malgré tout (voir photos des deux volumes vus de dos). Ce premier volume va très prochainement faire l'objet d'une restauration de qualité. Il devrait retrouver tout son lustre.

J'ai ajouté quelques photographies de l'exemplaire que j'ai en mains. Afin de vous faire une idée de la grandeur des marges ajoutez un bon centimètre en marge haute et deux bons centimètres en marge basse ! Les amateurs de grandes marges sont ici comblés d'avance. L'impression en gros caractères du texte tout au long contribue aussi à donner une impression de facilité dans la lecture au fil des pages. Sensation très agréable pour tout dire.

Avant d'achever ce petit voyage au pays de la Zayde je voulais vous donner une liste des références pour ce livre issues du catalogue de la librairie Morgand et Fatout (1876-1904) à la fin du XIXe siècle : épuisement des notices de la Zayde dans Morgand. On en trouve une bonne dizaine (avec malgré tout plusieurs fois le même exemplaire qui passe à des dates différentes au catalogue). Je vous laisse regarder ces notices sur la Zayde.














J'ajoute ci-dessous la fiche de l'exemplaire de la vente de la bibliothèque de Radziwill en 1865.
Exemplaire en reliure postérieure mais d'une qualité exceptionnelle et d'une provenance recherchée.



Bonne nuit,
Bertrand Bibliomane moderne


(*) L’AMOUR DANS LE ROMAN DU XVIIe SIÈCLE : http://www.phil.muni.cz/plonedata/wurj/erb/volumes-31-40/radimska03.pdf

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...