mercredi 7 septembre 2011

Le Dernier Homme : Poème apocalyptique par Grainville et préfacé par Charles Nodier (1805-1811), considéré comme le premier livre d'anticipation.



Une fois n'est pas coutume, le billet que je vous propose aujourd'hui est fait à partir d'une fiche descriptive d'un livre que je viens de cataloguer pour ma librairie. Je vous laisse donc lire ce qui suit, à la fois comme une fiche de libraire et à la fois comme l'envie de partager avec vous la découverte d'un livre peu commun. Voici donc de quoi il s'agit.

GRAINVILLE (Jean-Baptiste Cousin de) / Charles NODIER (éditeur, auteur de la préface)

LE DERNIER HOMME, ouvrage posthume ; par M. de Grainville, homme de lettres. Seconde édition, publiée par Charles Nodier. Tome I et II.

A Paris, chez Ferra aîné, Libraire et chez Deterville, Libraire, 1811 [i.e. 1805]. [de l'imprimerie de Crapelet].

2 tomes en 1 volume in-12 (17 x 10 cm) de XII-200 et (4)-175 pages et 1 page d'errata.

Reliure demi-veau brun, dos lisse orné, pièce de titre de cuir noir, plats de papier à la colle, doublures et gardes de papier marbré, tranches marbrées (reliure de l'époque). Reliure légèrement usagée et fragilisée par des mors fendus (les plats restent solidement attachés), coiffes arasées. Intérieur très frais. La reliure reste décorative et solide.

ÉDITION ORIGINALE RARE.

REMISE EN VENTE A LA DATE DE 1811 DE LA PREMIÈRE EDITION DE 1805, AVEC LA PRÉFACE DE CHARLES NODIER.

Voici l'histoire d'un livre et d'un homme au destin peu banal et qui méritent aujourd'hui toutes les attentions à plus d'un titre. Jean-Baptiste-François-Xavier Cousin de Grainville, l'auteur de cet ouvrage, était né au Havre le 3 avril 1746. Homme du XVIIIe siècle donc, Grainville fut tout d'abord homme d’Église, et se fit connaître dès 1772 pour avoir remporté le prix d'éloquence à l'Académie de Besançon avec cette question : "Quelle a été l’influence de la philosophie sur le xviiie siècle ?". Grainville montra, à cette occasion, qu’il ne résiliait de la philosophie raisonneuse qui suppose un ordre moral sans principes religieux, que les erreurs nuisibles et les systèmes dangereux et absurdes. Du haut de la chaire, dans des sermons restés manuscrits, il continua de s’élever contre les mœurs et la philosophie de son siècle. À un extérieur noble, à un organe touchant et expressif, il joignait un grand fonds de pensées, une manière neuves de les développer, un style lumineux et plein de chaleur, toutes qualités, qui lui attirèrent de vives contradictions, aux approches de la Révolution. Il quitta alors la carrière ecclésiastique et, pour donner le change à ses persécuteurs, il s’essaya dans un genre littéraire bien différent, la carrière dramatique. Sa pièce le Jugement de Pâris, entre autres, avait été reçue au Théâtre-Français, et allait être représentée à l’époque de la Révolution. Malgré l’attrait de la scène pour son imagination ardente, l’auteur fut ramené par son caractère à un genre plus grave. Il composa le Carnaval de Paphos, un roman poétique intitulé Ismène et Tarsis, ou la Colère de Vénus et un autre roman, la Fatalité. Après la constitution civile du clergé, une organisation nouvelle parut offrir à Grainville les moyens de reprendre utilement son ministère : il vint, à la sollicitation de l’évêque d’Amiens, dans cette ville, où ses talents oratoires lui procurèrent de nouveaux succès, et semblaient promettre quelques fruits heureux, lorsque la déchristianisation prit son essor commencèrent à éclater. Ses opinions religieuses, quoique également éloignées du fanatisme et de la superstition, devinrent, pour des esprits prévenus, un prétexte et un titre contre lui. Poursuivi, maltraité, privé de sa liberté, de sa pension, il fut arraché à son état, plutôt qu’il ne le quitta lui-même. Rendu enfin à la société, mais non à des fonctions dont sa position l’écartait, il se vit réduit à s’occuper de l’éducation des enfants : mais les règlements tyranniques qui entravaient l’instruction privée, paralysèrent les soins du maître et lui laissèrent trop peu d’élèves. C’est durant les courts intervalles et au milieu même de ces traverses, qu’il composa son Dernier Homme, ouvrage dont le sujet peut sembler sombre et triste ou analogue à la position de l’auteur, mais dont l’invention atteste un génie original, quoique singulier, et l’exécution un talent supérieur, quoique inégal. Ceux qui ont voulu voir des défauts dans cette œuvre les ont attribués aux circonstances où se trouvait l’écrivain, mais ceux qui ont défendu les beautés qu’il renferme diront qu’elles sont de tous les temps. Si Grainville conçut réellement, comme l’avance son éditeur, à l’âge de seize ans, il n’en eut probablement alors que l’aperçu car le lecteur voit, par ce que Grainville rapporte, non sans exagération, des grands progrès des sciences et des arts avant la fin des temps, qu’il a produit son ouvrage après l’invention des aérostats, dont il suppose la direction opérée. On voit même, par plusieurs passages, entre autres celui où le dernier homme reconnaît, au milieu des ruines du monde, les débris d’une statue d’un chef trop fameux, que l’auteur composait sa fiction lors de la création du Premier Empire. Trop fier pour s’abaisser à réclamer l’appui de ce nouveau gouvernement, Grainville n’avait pas d’emploi à en attendre. Ayant passé par tous les degrés de l’adversité, lorsque l’activité de son esprit ne fut plus soutenue par la composition de son livre, Grainville tomba alors dans une mélancolie suivie d’une fièvre avec délire. Mais comme il s’était bien promis dans l’exécution de son travail, ainsi qu’il le dit expressément, de ne jamais désespérer de lui-même, et que d’ailleurs les consolations religieuses et domestiques ne lui manquaient pas, il est très vraisemblable que ce ne fut pas volontairement, mais dans un de ses accès, que par le vent le plus impétueux et le froid le plus vif, qu’il alla se précipiter, à deux heures du matin, dans le canal de la Somme, qui baignait sa maison. Des hommes de lettres s’empressèrent de recommander sa mémoire en contribuant à faire connaître son ouvrage. Ce fut son compatriote Bernardin de Saint-Pierre, dont le frère était marié à une sœur de Grainville, qui, frappé des situations qu’offre son roman posthume, le Dernier Homme, imprimé à Paris, en 1805, 2 vol. in-12, dont l’intérêt pour les imaginations sensibles égale celui du roman le plus attachant, engagea le libraire Déterville à le mettre au jour. (Source : Biographie Universelle de Michaud).

Une seconde édition portant la date de 1811 a été donnée au public avec une préface de Charles Nodier. La première édition de 1805 étant passée complètement inaperçue dans le monde des Lettres (seulement 36 exemplaires en furent vendus d'après l'article signé P.A.V dans l'Encyclopédie des gens du monde, p.715, tome XII). On sait aujourd'hui que la seconde édition de 1811 n'est rien d'autre qu'une simple remise en vente des exemplaires de la première édition de 1805 avec des titres renouvelés et la préface de Nodier (8 pages) ajoutée en tête du premier tome. Le subterfuge se voit par examen de filigrane de papier vergé : les vergeures et les pontuseaux n'ont pas le même écartement dans le texte et dans les feuillets nouvellement imprimés.

Les critiques du temps voyaient dans ce livre “des conceptions dignes de la plus haute épopée, une invention simple et touchante, un genre merveilleux tout neuf... ; un style plein de vigueur et de feu”. Nodier reviendra plusieurs fois sur cette œuvre dans les articles du journal le Temps (1er mai 1831), la Revue de Paris, (1835), le Dictionnaire de la conversation (t. XXX).

Le Dernier Homme est considéré comme le premier récit d'anticipation sur la fin de l'humanité, entraînée à sa perte par son propre développement et l'épuisement des ressources naturelles. On y trouve aussi l'idée si souvent reprise du savant occulte présidant aux destinées du monde.

Ce roman a été récemment réédité (juin 2010 aux éditions Payot avec une préface de Jules Michelet et une post-face d'Anne Kupiec). Anne Kupiec rapproche l'oeuvre de Grainville de l’œuvre de William Blake. Tous deux "étranges rêveurs", bouleversés par l'ébranlement révolutionnaire. C'est ainsi qu'Anne Kupiec parvient à faire apparaître comme une oscillation entre un monde de malheur en proie à une inéluctable stérilité - une "expérience du gouffre" - et une dimension utopique voilée qui prend la forme d'un avenir ouvert, d'une aurore indéterminée. (éd. Payot, 2010, quatrième de couverture).

Cet ouvrage déroutant est analysé dans un article de Massimo del Pizzo intitulé "Deux visions" d'Alphonse Rabbe, pp. 50-52. (in Studia Minora Facultatis Philosophicae Universitatis Brunensis, L 21, 2000). Source : http://www.phil.muni.cz/plonedata/wurj/erb/volumes-21-30/pizzo00.pdf
Lien
"Du fond des cavernes et des antres, il sort des sons lamentables et plaintifs : on entend dans les airs des voix nombreuses qui gémissent; toutes les feuilles des forêts s’agitent d’elles-mêmes ; les animaux épouvantés poussent des hurlemens, prennent la fuite et se jettent dans des précipices. Les cloches ébranlées par une force inconnue, répandent au loin les accens lugubres de la mort ; on diroit qu’elles sonnent le trépas du genre humain. Les montagnes s’ouvrent et vomissent des tourbillons de flamme et de fumée. Les flots de l’océan deviennent livides, et sans être soulevés par les vents et les tempêtes, ils mugissent, et ils se brisent avec fureur contre les rivages en roulant des cadavres. Toutes les comètes qui, depuis la création, avoient effrayé les hommes, se rapprochent de la terre et rougissent le ciel de leurs chevelures épouvantables, le soleil pleure, son disque est couvert de larmes de sang." (extrait)

Références : Joseph-François Michaud, Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle, ancienne et moderne, t. 17, Paris, Michaud frères, 1857, p. 315-6. ; Frère II, 37. Cet ouvrage a naturellement trouvé sa place dans l'exposition de la Bibliothèque Nationale de France, La littérature utopique : bibliographie sélective par Denis Brukmans et Laurent Portes.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

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