vendredi 24 décembre 2010

Henri Premier Estienne, locataire de la maison des Lapins. (1502-1520).


Dans la série « Les bonnes adresses du passé », continuons notre promenade dans le quartier de la Rue St Jacques, à Paris. Laissant l’imprimeur Poncet Lepreux en sa maison du Loup, tournons le coin de la rue pour gagner le clos Bruneau, plus précisément la maison à l’enseigne des Lapins (c’est ce qui s’appelle sauter du coq à l’âne …). C’est là qu’exerça l’imprimeur chef de file d’une dynastie : Henri Estienne premier du nom.

Fig 1 Une page de titre de l’imprimeur Henri Ier Estienne.


Le Clos Bruneau était une ancienne parcelle de vigne, appartenant à un certain Bruno, où fut érigée la Commanderie des Hospitaliers de Saint Jean-de-Jérusalem, composée d’une tour pour abriter les pèlerins et d’une église. Les Templiers possédaient aussi des maisons dont ils percevaient les loyers, telle la maison où Henri Estienne installa son imprimerie en 1502 (un an avant Josse Bade), in officina cuniculorum.

Le clos Bruneau, c’était un peu le cœur de l’Université ; une école de droit canon, Clauso Brunello universitatis Parisiensis y avait été fondée en 1384, d'où son nom de rue des Ecoles aux décrets, que l’on retrouve dans l’adresse d’Henri Estienne. Puis les collèges s’étaient multipliés : au XVIème siècle, le collège de Beauvais côtoyait le collège de Presles, celui de Dormans-Beauvais, le collège de Laon, etc. Un endroit qui ne pouvait qu’attirer les libraires et imprimeurs de tous poils.

Effectivement, les libraires, imprimeurs et relieurs pullulaient dans le quartier. Leurs maisons avaient toujours une enseigne, souvent celle d'un saint patron, parfois une devise, et portaient des noms pittoresques : « A l'enseigne de la Gargouille », « Au Livet sauvage », « A l'Ecu de France », « A l'image de Sainte Catherine », « La Maison de la Rose-Blanche et de la Hure-de-Sanglier », « A la Corne de Cerf », « Les Trois-Croissants » ou « A la Belle Fleur », etc …

Sur l’enseigne de la maison d’Henri Estienne figurait probablement un olivier et 3 lapins. Pour autant il ne fit jamais figurer sur sa marque ni l’olivier (adopté par Robert Estienne) ni les lapins (repris pour marque par Simon de Colines, l’associé et troisième mari de la Veuve Estienne). En fait Henri n’avait pas vraiment de marque ; il utilisait pour ses pages de titre de grandes compositions gravées, où apparaissaient les armes de l’Université de Paris : trois fleurs de lys et la main de Dieu faisant don du Livre, symbole repris par d’autres imprimeurs du quartier. Parfois, il ajoutait une devise, « plus olei quam vini ». (Allusion aux vignes du clos Bruneau ? Allusion au nom de sa mère, une Montolivet ?).

Fig 2 La marque de l’Université, adoptée par Henri premier


Fig 3 L’enseigne de la Maison du Lapin


Paradoxalement, le fondateur de la dynastie des Estienne n’a pas laissé beaucoup d’indices pour les biographes; le peu qu’on sache sur lui est tiré de ses propres impressions, le reste n’est que conjectures ! Des grandes étapes de sa vie, on ignore à peu près tout : sa date de naissance (Vers 1465-70), son lieux de naissance (Sans doute Paris, mais sa famille était du sud de la France et certains le font venir de Lambesc – Pierre étudie une piste tarasconnaise), jusqu’à la date de sa mort qui n’est pas connue avec exactitude !! (Quelque part entre juillet et octobre 1520).

Puisqu’ Henri premier est un imprimeur de légende, il ne faut pas hésitez à l’entretenir : Son père le destinait à une carrière sérieuse et vit d’un très mauvaise œil sa vocation de libraire-imprimeur, (Pourquoi pas saltimbanque, pendant qu’il y était !). Il le déshérita aussi sec. Inutile de dire que chez les Estienne, on ne mangeait pas tous les jours du lapin.

Nous ignorons aussi où il apprit son art. Peut-être avec l’allemand Hygman, qui meurt en 1500 et dont il épouse la veuve, Guyonne Viart. Les premières impressions qui lui sont attribuées avec certitude sont celles réalisées en 1501 – 1503, fruit de la collaboration avec l’imprimeur allemand Wolfang Hopyl, trois au total, dont le premier, qui a pour titre « introduction morale à l’éthique d’Aristote », est l’œuvre d’un certain Jacques Lefevre d’Etaples dont on va reparler. Ensuite il se mit à son compte et sur une production de 117 titres, très peu le furent en association avec des confrères. (Une avec Jehan Petit et Denys Roce en 1504, une autre avec Jehan Hongot en 1508, trois avec Jehan Petit en 1510, 1513, 1516, une avec Josse Bade en 1512.) Il imprima aussi un ouvrage en 1506 pour le compte des frères de Marnef, un pour Regnault Chaudière en 1518 et un dernier en 1519 pour le libraire de Bale, Conrad.

Henri était un artisan soigneux et appliqué, avec un certain gout pour l’esthétique. Il aimait les beaux caractères, les belles lettrines tarabiscotées, et les mises en page claires. J’aime bien le style de ses impressions, aux lettres alignées encore de manière un peu irrégulières, qui donne un genre « primitif ». Voyez plutôt :

Fig 4 Henri Estienne ne fabriquait pas ses caractères romains, il les faisait venir de Bâle, comme beaucoup de ses confères.


Fig 5 Mise en page dépouillée. Le livre présenté est la Somme théologique de Jean Damascène, publiée une première fois en 1507, traduction de Jacques Lefebvre d’Etaples, ici avec le commentaire original de Josse Clicthove, 1512.


Fig 6 Adresse d’Henri Estienne 1er. Henri mettait avec exactitude sur ses livres, la date de l’année, du mois et même du jour de la publication. Il prenait un certain plaisir à varier l’intitulé de l’adresse (Sans changer d’adresse pour autant). Ou bien il ajoutait un commentaire : ici, il souligne que l’impression des gloses est absolument la première. (Pour attirer les futurs bibliophiles, j’imagine !)


La plupart de ses titres étaient des livres de sciences ou de philosophie, au format in-quarto, plus rarement in-folio. On rapporte qu’il était très minutieux dans la correction de ses épreuves et que lorsqu’une erreur lui avait échappée, il la mentionnait dans un feuillet séparé. La chose était peu courante à l’époque, si bien que la légende en fit l’inventeur de l’erratum. En fait, il existerait des feuillets d’errata dans les éditions incunables, bien antérieures aux productions d’Henri Estienne. (Je n’en ai pas retrouvé sur mes rayons, mais Le Bibliophile Rhemus va combler cette lacune documentaire…)

Fig 7 Erratum du Theologia Damasceni.


La Maison du Lapin devait être une ruche où les savants de l’Université aimaient à se retrouver, ils apportaient des textes à imprimer ou intervenaient comme correcteurs des épreuves. Parmi eux, Jacques Lefebvre d’Etaples a été le plus fidèle. Ce professeur de philosophie au collège du Cardinal Lemoine, avait confié à Henri, on l’a vu, l’impression de son premier livre, en 1502, ils poursuivirent leur collaboration jusqu’en 1507, date de son départ pour Meaux. L’autre grand nom attaché à Henri Estienne est Josse Clichtove, (1472?-1543), qui édita et commenta les écrits de plusieurs Pères et docteurs de l'Église, auteur du commentaire de l’édition de 1512 sur Jean Damascène (1) et dont presque tous les ouvrages ont été imprimés chez Henri Estienne. Ses centres d’intérêts touchaient, un peu comme Jacques d’Etaples, la mystique des nombres et la philosophie d'Aristote, qu'il voulait débarrasser des erreurs, surcharges ou réductions que lui avait apportées la tradition scolastique. Son gout pour la logique structurale, voire arithmétique, se retrouve dans les commentaires de Jean Damascène.

Fig 8 Système 1


Fig 9 Système 2


Fig 10 Colophon


Les impressions d’Henri Estienne n’intéressaient guère les bibliophiles du XIXe siècle ; Renouard (2) ne consacre même pas dix pages au fondateur de la dynastie dans ses Annales des Estienne, et ses commentaires sont truffés d’inexactitudes. D’ailleurs, il écrit lui-même qu’Henri 1er est victime de ses choix éditoriaux et du désintérêt des lecteurs pour les écrits scolastiques, il ajoute que les amateurs n’allaient pas collectionner les textes abordés par l’imprimeur et préférait les éditions aldines ! Aujourd’hui, les bibliophiles s’entretueraient pour acquérir une impression d’Henri Ier Estienne… s’ils y en avaient sur le marché !

Bonnes fêtes à Tous
Textor

(1) In hoc opere contenta Theologia Damasceni/ quatuor libris explicata : et adjecto ad litteram commentario elucidata I De ineffabili divinitate, II De creaturarum genesi ordine Moseos, III De iisquae ab incarnatione usque ad resurrectionem Christo, IIII De iis quae post resurrectionem usque ad universalem resurrectionem . Paris, Henri Ier Estienne, 1512 - In fol. de (1) bl. - 203 ff - (2) bl.

(2) Annales de l'imprimerie des Estienne, ou, Histoire de la famille des Estienne et de ses éditions, Antoine-Augustin Renouard - 1843

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