lundi 26 juillet 2010

Biblioxyloscopie d’une édition de Térence (1522).


Mon intention première était de vous conter l’œuvre de Térence, cet auteur de comédies qui ne font sans doute plus rire grand-monde aujourd’hui mais qui furent pendant tout le moyen-âge et jusqu‘au XVIIe siècle de vrais succès de librairie. (9 pages dans le Brunet, 980 entrées à la BNF!)

Térence, esclave sans doute de race africaine, est né à Carthage en 190 av. JC. Son œuvre est une adaptation latine de modèles hellénistiques d’après Ménandre. Il est souvent rapproché de Plaute, dans un genre comique plus subtil que chez ce dernier. Le répertoire de Térence prendra, à la fin du Moyen-âge, le relais des mystères et autres farces représentées sur les tréteaux. La Fontaine, Molière, Diderot le copieront ou s’en inspireront.

Mais voilà, pour vous parler de Térence, il fallait d’abord que je lise L'Héautontimorouménos, Le Phormion et L'Hécyre (tellement caustique…). Dites, on est sérieux au Bibliomane Moderne, on goûte les produits avant de vous les proposer !



Fig 1 Reliure en veau brun, dos à quatre nerfs, plats estampés à froid de frises et filets


Pour ce faire, je n’avais à ma disposition qu’un seul ouvrage de Térence en bibliothèque, une édition imprimée en 1522 par Jean Rémy pour le libraire-éditeur Symon Vincent, bien connu à Lyon entre 1503 et 1534. (1)

Donc, je commence à lire L'Héautontimorouménos, savamment commenté par Josse Bade qui avait contribué à une édition de Térence quand il était encore à Lyon, chez Trechsel, en 1493. Symon Vincent avait sans doute pensé qu’il serait bon, pour contenter les inconditionnels de Terence, d’y adjoindre les commentaires d’autres doctes glossateurs, comme Paul Malleolus et Melchinensis Taurapes. Et comme il fallait que les potentiels clients le sussent, il en fit un titre tellement long qu’il avait du mal à tenir sur la première page. Voici le titre, que je résumerais ainsi : « le Térence, avec des commentaires, de figures et des compléments. »


Fig 2 Page de titre de cette édition lyonnaise.


Les additions et les commentaires sont d’un accès ardu, et comme le cancre de Prévert, chemin faisant, mon attention fut attirée par les figures. Pas si laide que cela, ces figures, mais sans grand rapport apparent avec le texte. On a l’impression que deux histoires se déroulent en parallèle, comme si c’était du théâtre dans le théâtre : le texte nous raconte une histoire d’amour à Rome au 1er siècle avant JC pendant qu’une autre trame se déroule en image, cette fois-ci. Les bourgeois lyonnais du temps de François 1er défilent en costumes d’époque, saisis dans leur vie quotidienne. On y voit des bourgeois mais aussi des artisans, des bâtisseurs de cathédrales, les échevins siégeant dans la maison de ville, les commerçant qui discutent le cours des denrées à l’étale de leur échoppe, le maitre et son élève, d’autres scènes encore qui ne sont pas très faciles à interpréter (mais je compte sur vous !). Et le cancre oublie Térence et ses intrigues compliquées pour se plonger dans la vie animée de ce début du XVIe siècle, une vraie photographie !


Fig 3 Les échevins en leur assemblée.




Fig 4 Les bâtisseurs de cathédrales.




Fig 5 La transaction.


Pour sacrifier à la tradition, certains bois, plusieurs fois répétés, rappellent une scène de théâtre où les personnages sortent de derrière un rideau, dans une composition proche du Térence de Trechsel de 1493. (2)

Dans le Térence de Trechsel, les illustrations sont inhabituelles en ceci qu’elles montrent les pièces en cours de représentation : on voit les personnages costumés sur des tréteaux avec, derrière eux, des compartiments de rideaux portant le nom d’un ou de deux personnages. Un parti pris constant de l’illustration est de montrer la scène avec ses ornements et ses rideaux. Le modèle iconographique ainsi établi ne variera pas dans les éditions parisiennes, lyonnaises ou strasbourgeoise qui suivront, jusqu’au moment où il sera confronté avec les modèles de l’Antiquité, retrouvés au 17ème siècle.


Fig 6 Scène de Théâtre




Fig 7 Scène de Théâtre – les personnages portent des costumes à la mode du temps de François1er, semble-t-il, sauf l’homme âgé dont l’accoutrement fait penser à Louis IX.


Dans notre édition de 1522, les gravures n’ont pas la richesse de celles du Trechsel, mais en y regardant de plus près, ces scénettes ne manquent pas d’une certaine rigueur de construction. L’espace est resserré autour des personnages; les groupes, bien que peu animés, sont constitués de personnages représentés dans des poses différentes dont chacune semble exprimer une intention, un sentiment ou une réaction. Ces gravures ne sont pas signées mais elles ne sont pas l’œuvre d’un graveur du Dimanche. Je pense qu’il faut distinguer les lettrines, un peu usées qui ont du déjà servir à Jean Remy pour d’autres ouvrages, et les bois du début de chaque scène, une cinquantaine en tout, qui sont plus nets, peut être un premier tirage pour ce livre, qui a été peu décrit par les bibliographes. (3) Les deux ensembles sont néanmoins de la main du même artiste.

Une petite recherche sur l’entourage artistique de Symon Vincent, nous apprend qu’il s’est adjoint à différentes reprises les services de Guillaume II Le Roy non seulement pour l’illustration proprement dite mais aussi pour l’ornementation typographique (4). Baudrier reconnait chez cet artiste le style du « Maitre au Nombril » qui avait la particularité de prolonger le nombril de ses personnages d’un fort trait vertical. (Peu de nombril à examiner dans le Térence, mais voir cependant celui du diable de la Fig.13).


Fig 8 Capture sur le champ de bataille.


Guillaume Le Roy l’ainé était un imprimeur liégeois qui travailla d’abord à Cologne, puis à Bâle, avant d’être appelé à Lyon par Barthélémy Buyer, un bourgeois de la ville qui voulait introduire l’imprimerie à Lyon. C’était en 1473. Le fils de l’imprimeur, Guillaume II, actif de 1494 à 1528, était un peintre et graveur très apprécié à son époque, il fut appelé à Dijon pour y dresser un mystère à l’occasion de l’entrée de Louis XII et le consulat de la ville de Lyon l’associa aussi à la décoration de l’entrée de François 1er à Lyon en 1515.


Fig 9 La lecture. G Le Roy aime représenter des livres sur ses gravures, pas étonnant puisque son père était imprimeur.



Fig 10 Le Professeur et son élève dans une bibliothèque. J’ai compté plus de vingt ouvrages, tous incunables !!


Costumes, postures, graphisme des représentations ne disent pas encore la Renaissance qui débute en France, on dirait des bois incunables. Le trait est simple et dépouillé, les ombres sont marquées de larges traits non croisés ; la physionomie des personnages est peu expressive mais non figée ; la symétrie, très présente, est finement brisée par de légères inclinaisons du buste d’un personnage ou l’avancée d’une jambe, pour montrer celui qui intervient dans l’épisode, comme ici, dans cette scène que je n’ai pas réussie à interpréter.


Fig 11 Un personnage retient un assistant par la manche ( ?)




Fig 12 L’audience


Les travaux de François Avril ont permis d’ajouter au catalogue de l’artiste une série de manuscrits à peintures qui prouvent qu’il fut, pendant tout le premier quart du XVIe siècle, l’interlocuteur privilégié de tout ceux qui, passant par Lyon, avait besoin de faire illustrer leurs écrits. Une Chronique des rois de France ( BNF, All 84), une Concorde des deux languaiges (Carpentras, ms 412), un Traité des Armoiries des Chevaliers de la Table Ronde ( Arsenal, ms 4976). « Il est probable qu’il reste bien d’autres œuvres à retrouver de cet enlumineur fécond et inégalement soigné, selon le temps dont il disposait pour l’exécution de ses commandes » (5)


Fig 13 On ira tous au Paradis…enfin presque tous.


Bonne Journée,
Textor

___________________

(1) In fol de 173 sur 174 ff ( mq f 89) – illustr., marque de Symon Vincent au dernier feuillet

(2) Sur la représentation des scènes théâtrales de la Renaissance à travers le Térence de Trechsel, voir « Le cercle magique: essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Âge » par Henri Rey-Flaud, et les illustrations de l’édition de Trechsel, ici :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200023b.planchecontact.f97

(3) Je n’ai pas pu consulter le Baudrier qui en dit peut-être un peu plus sur cette édition et sur l’auteur des bois. Brunet ne cite pas cette édition ; la BNF ne le possède pas ; La British Library en possède 2.

(4) « L’illustration des Métamorphoses d’Ovide à Lyon (1510-1512) : la circulation des images entre France et Italie à la Renaissance » - Frédéric Saby in Bibliothèque de l’école des Chartes – ici
http://books.google.fr/books?id=mIxZ-1GINdoC&pg=PA14&lpg=PA14&dq=%22guillaume+II+le+Roy%22&source=bl&ots=WceCbpc_04&sig=YAC7rTf9CymTu18B5R91JjLs8Ys&hl=fr&ei=xwZDTOS_GongOPz6-JwN&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CBUQ6AEwAA#v=onepage&q=%22guillaume%20II%20le%20Roy%22&f=false

(5) F.Avril et N. Reynaud, « Les manuscrits à Peintures en France, 1440-1520 » Expo BNF 1993 p 362. Et pour une cote récente de l’artiste, voir le lot 45 de la vente Christies du 7 juillet dernier.
http://www.christies.com/LotFinder/lot_details.aspx?intObjectID=5334934

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