vendredi 25 juin 2010

De toutes les sortes de bibliomanes par le Bibliophile Jacob (Paul Lacroix), 1839.




Il passait sa vie au milieu des livres et ne s'occupait que de livres. (Ch. Nodier).

Les bouquinistes à la mode sont en quelque sorte patentés par les bibliomanes, qu'on aurait tort de confondre avec les bibliophiles et les bouquineurs. On pourrait distinguer plusieurs espèces de bibliomanes : les exclusifs , les fantasques, les envieux, les vaniteux et les thésauriseurs.

Le Bibliomane thésauriseur est heureux de posséder ses livres, parce qu'il les aime avec jalousie : sa bibliothèque est un sérail ou les eunuques même n'entrent pas ; ses plaisirs sont discrets, silencieux et ignorés : il ne permet pas à un ami la vue d'une de ses maîtresses, souvent fort peu dignes d'exciter l'envie ; il se persuade que nul rival ne lui dispute les attraits d'impression et de reliure desquels il est épris ; il jouit solitairement : il nie ses richesses, comme s'il craignait les voleurs ; il en rougit comme s'il les avait mal acquises ; il se fâche quand on le presse de questions à ce sujet, et il mentira plutôt que de s'avouer propriétaire d'un volume qu'il a légitimement acheté.

Ses livres gisent enfermés à triple serrure, cachés derrière un rideau opaque, semblable au voile de l'arche sainte ; encore ces précautions sont-elles rarement justifiées par la nature même des ouvrages, qui ne franchissent guère la rigoureuse catégorie de la morale et de la religion : il y a chez ces bibliomanes une passion concentrée, purement égoïste et nourrie de son propre aliment, passion qui se croirait profanée si l'objet n'était pas un mystère au monde.

Le Bibliomane vaniteux a de belles éditions, de splendides reliures, une bibliothèque bien choisie et bien rangée : il dépense des sommes immenses pour la compléter ; c'est un soin dont il se remet entièrement à un bouquiniste intelligent , à un bibliographe officieux; du reste, il ne lit pas, et souvent il n'a jamais lu : il collectionne des livres, comme il ferait des tableaux, des coquilles, des minéraux, des herbiers. Sa bibliothèque est une curiosité qu'il montre à tous , au premier venu, à des femmes, à des agents de change, à des enfants, peu lui importe que les gens sachent ce que c'est qu'un livre, et, qui plus est, un beau livre !

Le Bibliomane envieux désire tout ce qu'il ne possède pas ; et, dès qu'il possède, son désir change de but : sait-il que tel livre existe chez un amateur avec lequel il rivalise, aussitôt sa quiétude est aux abois ; il ne mange plus, il ne dort plus, il ne vit plus que pour la conquête du bienheureux livre qu'il convoite ; il emploie tout, jusqu'à l'intrigue et la séduction, pour attirer à lui le bien d'autrui ; les refus, les difficultés augmentent, irritent sa concupiscence ; bientôt il sacrifierait sa fortune entière à un seul instant de possession ; mais un rien , la découverte d'un second exemplaire du même livre, une critique en l'air, une réimpression, voilà cette impatience qui s'abaisse et cette ardeur qui se glace. Tout à l'heure l'envieux souhaitait la mort du maître de ce cher livre, afin de s'enrichir aux dépens du défunt ! Ce bibliomane est malheureux, comme tout envieux doit l'être , et son malheur recommence à chaque nouveau désir. C'est le Lovelace des livres : il en devient amoureux, et il les poursuit avec acharnement jusqu'à ce qu'il les ait entre les mains ; alors il les dédaigne, il les oublie, et il cherche une autre victime.

Le Bibliomabe fantasque n'adore ses livres que pour un temps ; il les recueille avec curiosité , il les habille avec générosité, il les installe avec honneur, il les entretient avec faveur ; tout-à-coup l'amour se lasse, se refroidit, s'éteint : le dégoût a commencé ! adieu, gentes demoiselles ! le grand Seigneur réforme son harem : aux Circassiennes succéderont les Espagnoles, aux blanches Anglaises, les négresses du Congo ; le grand Seigneur vend ses femmes à l'encan ; mais demain il en achètera de moins jolies qui auront pour lui le charme du caprice et de la nouveauté.

Le Bibliomane exclusif ne fait cas que d'un certain ordre de livres, et ne courtise ni les plus rares ni les plus singuliers ; il a une collection, c'est là son dieu et son âme ; tout ce qui est en dehors de sa collection ne l'intéresse pas ; mais il ne néglige aucune recherche, aucuns frais, pour étendre cette collection , pareille à ces immenses et informes monuments orientaux élevés sur le bord des chemins , avec les pierres que chaque voyageur y dépose en passant. Le bibliomane exclusif consacrera son temps, son argent et sa santé, à l'entassement d'une bibliothèque toujours curieuse, mais aussi toujours monotone. Ici, Pétrarque se multiple en douze cents volumes ; là, ce sera Voltaire en dix mille pièces réunies une à une, ou bien le théâtre seul fournira des milliers de brochures, ou bien la Révolution française régnera paisiblement sur des cimetières de paperasses.

En un mot, la bibliomanie la plus relevée et la plus illustre n'est pas exempte de manie ; et dans chaque manie on aperçoit aisément un grain de folie : or, Paris est à coup sûr le paradis des fous et des bibliomanes.

Observation générale : Ces nuances diverses du bibliomane sont peintes avec esprit et bien caractérisées, quoique les portraits soient quelquefois un peu chargés. Il y a bien entre toutes ces figures un certain air de famille , mais les traits principaux empêchent de les confondre. L'un est avare et jaloux de sa bibliothèque comme un sultan de son sérail ; un autre, au contraire, aime à la faire admirer ; un troisième est avide et amoureux des livres qu'il n'a pas ; celui-ci est inconstant ; il passe de l'amour au dégoût; celui-là est exclusif, comme celui qui n'aime que certaines physionomies. Cette personnification des livres en créatures douées de vie, et cette comparaison des manies qu'ils font naître avec les affections diverses qu'une moitié du genre humain inspire à l'autre, sont d'un effet très-comique. Le style a ce ton bref et cette verve plaisante qui conviennent à la peinture des ridicules. Toutefois le travers dont il est ici question , poussé fort loin chez quelques hommes , a des caractères particuliers et distincts , que l'auteur de ce fragment a eu tort de négliger : en ce genre, la plus ingénieuse création ne vaut pas un fait observé. Un bibliomane de bonne foi dirait à l'auteur qu'il n'a fait qu'une esquisse incomplète de son portrait. Ceci me rappelle le trait suivant. Lors de la vogue de la pièce des Cuisinières, où leurs tours sont spirituellement dévoilés , une dame crut devoir faire assister la sienne à l'une des représentations de ce vaudeville. « Hé bien, qu'en dis-tu , Marguerite ? — Ah ! Madame, ils en ont oublié la moitié. »

Le Bibliophile Jacob (Paul Lacroix). (*)

Et vous ? Vous êtes Bibliomane quoi ?

Bonne soirée,
Bertrand

(*) Extrait de Les Bibliomanes, article signé Paul Lacroix (Bibliophile Jacob) et publié dans Une lecture par jour, Nouvelles leçons de littérature, par A. Boniface, deuxième édition augmentée par Jules Janin, Mons, Librairie Manceaux-Hoyois, 1839, pp. 140-142. Le Bibliophile Jacob n'avait alors que 33 ans.

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