lundi 3 août 2009

Un trésor sous les peaux de bêtes...


Nous avons tous eu en mains des ouvrages reliés anciennement avec des morceaux de manuscrits cachés dans la reliure.


Les relieurs du temps passé, en raison d‘un manque chronique de matériaux neufs, avaient inventé le recyclage avant l’heure et utilisaient tous types de parchemins. Les vieux manuscrits devenus inutilisables étaient consciencieusement découpés en lambeaux et utilisés comme claies dans la reliure, comme contreplats, ou encore pour renforcer le dos, voire même pour servir de cartonnage. Sur le moment la chose est invisible mais avec le temps, les reliures craquent et les belles lettrines apparaissent. [Fig 1, 2, 3]

Fig. 1


Fig. 2


Fig. 3


L’étude de ces fragments est un exercice difficile mais passionnant qu’il ne faut pas négliger, car son intérêt est multiple : ces pièces, parfois réduites à quelques centimètres, peuvent cacher le témoin d’un ouvrage perdu de la littérature gréco-latine, araméenne, médiévale, etc (Ainsi les Historiae de Salluste ne sont connues que par quelques fragments dont deux palimpsestes).

A cet intérêt historique peuvent s’ajouter un intérêt paléographique (lorsque que le texte est transcris en écriture ancienne rare, comme la pré-caroline ou la bénéventaine) artistique (lorsqu’on trouve de belles miniatures) ou philologique (si le texte est une variante inédite d’un ouvrage connu par ailleurs).

Cette pratique de mise au rebus des manuscrits a toujours plus ou moins existé dans les monastères - on éliminait les manuscrits trop anciens et usés et on les remplaçait par de nouvelles copies - mais cette pratique s’est clairement intensifiée avec l’arrivée de l’imprimerie. On sait notamment que beaucoup de manuscrits connus au XVème siècle ont disparu peu de temps après leur première impression. La nouvelle technique, en même temps qu’elle multipliait les copies du texte, a été la cause de la destruction des supports sources !

Beaucoup de fragments réemployés dans une reliure au XVème siècle ou XVIème siècle datent du XIIIème ou du XIV ème siècle - 200 ans étant le temps minimal pour qu’un ouvrage en vélin se détériore et soit rebuté - mais on recense des cas de manuscrits bien plus anciens. [Fig 4, 5]

Fig. 4


Fig. 5


Les exemples sont multiples. Ainsi, ces trois fragments en onciale du commentaire de saint Jérôme sur l'Evangile de Matthieu, découverts dans la reliure d'un volume de la bibliothèque de Montserrat. Ils appartiennent au même manuscrit et probablement au même cahier. L'écriture pourrait être de l'Italie du nord et du VIIe s. Ou encore ces manuscrits arméniens remontant aux Ve-VIe siècles, dont nous ne possédons aucune copie entière datant de cette époque, seuls des fragments nous sont parvenus, conservés sous forme de pages de garde attachées aux reliures.

Plus récemment en mai dernier, une assistante de conservation à la bibliothèque municipale de Colmar, à la recherche de textes hébraïques, a repéré dans la reliure du XVIe siècle d’un bréviaire du XIIIème siècle deux fragments de la première édition de la Bible à 42 lignes de Gutenberg (lire à ce sujet l'article du blog de Normand Trudel) ! Des 30 exemplaires originaux imprimés sur vélin, il n’en reste plus que quatre complets dans le monde ainsi qu'un certain nombre de fragments, auxquels viennent maintenant s'ajouter ceux-là. L’attention du bibliothécaire avait été attirée par le caractère très…. caractéristiques des types de Guntenberg.

L’intérêt de ces fragments peut aussi être historique et servir à dater un événement.

En 1995 un lot de treize fragments en langues hébraïque et araméenne a été découvert à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat par un bibliothécaire qui avait l’œil averti car il s’est rendu compte que ce manuscrit comportait une recension inhabituelle d’un texte d'herméneutique jurisprudentielle – le Sifrei - rédigé à l'origine au IVe siècle en Palestine. Ces fragments ont probablement comme origine des bibliothèques de synagogues, qui ont été pillées, après le départ des Juifs, ce qui pré-date l'expulsion des Juifs d'Alsace en 1349. Dans cet exemple ce n’est pas la mise au rebut qui fut la cause du réemploi du parchemin mais la volonté de l’Eglise de détruire les livres juifs. On retrouve le même phénomène au Danemark pour une autre cause, la Réforme de 1536 qui prononça la destruction d’un grand nombre d’ouvrages considérés comme « old monkish books which are of no use whatever ». Résultat des courses, 50 000 fragments ont pu être tirés des reliures danoises !!

Les illustrations de cette page proviennent toutes d’une reliure de la fin du XVème siècle ou du tout début du XVIème protégeant une édition incunable, non postérieure à 1497, des œuvres de Saint Anselme publiées à Bâle par Johann Amerbach. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’extraits de la Bible de Gutenberg, ni d’une œuvre perdue d’Aristote mais qui sait ? Peut-être que ces fragments non identifiés sont des inédits ! On peut toujours rêver, la passion du livre sert aussi à cela. [Fig 6, 7]

Fig. 6


Fig. 7


Bibliophiles, à vos scalpels !

Textor

Pour plus de détails, voir l’article d’Elisabeth Pellegrin in Codicologica : Fragments et Membra disiecta

http://books.google.com/books?id=mucUAAAAIAAJ&pg=PA75&lpg=PA75&dq=fragments+decouverts+dans+une+reliure&source=bl&ots=WtM1HgNQC0&sig=ybCKZq4bgzT9GiB1ZdZQtbOOUlQ&hl=fr&ei=2B1uSt3qKILSjAfw6qCvCw&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=8

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