mardi 11 août 2009

Les ventes et la bibliothèque d’Eugène Paillet.


Lorsqu’en 1887 M. Eugène Paillet prit la grave décision pour un amateur de se séparer de ses livres et de les céder en bloc à la librairie de MM. Morgand et Fatout, ce fut, dans le monde des bibliophiles, un événement d'importance. L'affaire conclue et bien conclue, chacun se déclara satisfait : l'heureux propriétaire qui cédait ses richesses, les libraires qui les acquéraient et les amateurs qui se les disputèrent.

Le catalogue comprenait exactement sept cent quatre-vingt-dix-sept numéros représentant dans leur ensemble une valeur de plusieurs centaines de mille francs, dépassant même de beaucoup le demi-million. Cet affriolant catalogue était bien fait pour exciter d'ardentes convoitises et satisfaire tous les goûts, voire même toutes les bourses ; car de ces livres, vieilz et jeunes, il y en avait de tous les genres et de tous les prix, depuis les vénérables impressions des plus anciens typographes jusqu’aux œuvres de nos plus modernes romanciers, depuis le volume à un demi-louis jusqu'à l'exemplaire de 50.000 francs.

Deux ans avant la dispersion de cette bibliothèque, M. Henri Béraldi avait rédigé, furtivement nous dit-il, et imprimé à petit nombre le catalogue-des livres qu'Eugène Paillet avait depuis plus de-vingt ans colligés, on sait, avec quelle passion.

"Alors que M. Henri Béraldi écrivait avec humour et une verve endiablée la Bibliothèque d'un bibliophile, lentement, laborieusement, je dressais de mon côté le catalogue complet de mes livres. Ce travail étant terminé, j'avais l'intention de le livrer à la publicité. Il me semblait intéressant qu'on fut à même de juger, de comparer une description précise, quasi-scientifique et le croquis fantaisiste quoique très exact, aussi, de mon spirituel bibliographe.

Mais certaines circonstances particulières décidèrent le sacrifice de ma collection.

Je l'avais formée amoureusement et pourtant je m'en séparai sans regret ; il est vrai que j'en avais joui pendant vingt-cinq ans et les passions hélas ! ne sont pas éternelles. Ma brusque
détermination arrêta net tout projet d'imprimer mon catalogue.

Je le remis à M. Morgand, le serpent tentateur, qui s'en servit pour la vente. Toutefois, il rédigea plus compendieusement les articles sur lesquels je m'étais peut-être étendu avec trop de complaisance."

La note que l'on vient de lire n'est pas datée, mais il est clair qu'elle est contemporaine de l'époque à laquelle M. Paillet consentit le sacrifice de cette collection « amoureusement formée » et dont il avoue qu'il se sépara sans regret.

Les Satyres du sieur Regnier, 1609, petit in-8, en parchemin ancien, deuxième édition originale qui n'est pas rarissime comme celle de 1608, dont on ne connaît, je crois, que trois exemplaires complets, mais qui est néanmoins d'une grande rareté, exemplaire de Rochebilière ; La Manière de se bien préparer à la mort, de Chertablon, avec les 42 planches de Romayn de Hooghe en premier tirage, reliée en ancien maroquin rouge.

Le Colloque amoureux, Cologne, Pierre du Marteau, 1670, in-12, en maroquin vert, exemplaire de Charles Nodier ; Des Divers travaulx et enfantemens des femmes, d'Eustache Rhodion, petit in-8 gothique avec figures en bois, de 1536, qui se vendait « à Paris, rue Sainct Jacques, a lenseigne de lescu de Florence, en la bouticque de khan Fouchet », vêtu d'une ancienne reliure en maroquin rouge et qui, avant d'appartenir à Eugène Paillet, avait figuré, dans les bibliothèques de Mac-Carthy et Veinant.

Les Œuvres de P.-J.-Bernard, 1797, in-4, sur papier vélin, avec les quatre gravures de Prud'hon avant la lettre ; la très bonne édition des Œuvres de maistre Alain Chartier, 1617, in-4, précieux exemplaire de Malherbe de Saint Aignen, portant sa signature autographe et ses armes au verso du titre, provenant de la bibliothèque de M. E. Rouard.

Les Bigarrures et Touches du seigneur des Accords, 1662, 2 parties en un vol. in-12, en maroquin citron de Trautz ; et cependant je ne peux passer sous silence un superbe exemplaire des Contes et Nouvelles en vers, de La Fontaine, édition des Fermiers généraux, contenant vingt-quatre gravures doubles, refusées et découvertes, relié à l'époque de sa publication en maroquin rouge par Tellier, maître relieur, rue du Mont Saint-Hilaire, à Paris, dont l'étiquette est collée sur la garde du premier volume

Les bibliothèques d'Eugène Paillet, vidées d'un seul coup par le Gargantua de la librairie, ne devaient pas rester longtemps inhabitées ; leurs rayons se repeuplèrent petit à petit, si bien qu'aujourd'hui les rangs de livres sont à ce point compacts qu'il serait assez malaisé d'y introduire une plaquette, si mince fût-elle.

Il a, en quelques traits, esquissé le portrait du maître en « petite tenue de bibliothèque : veston de velours noir, rehaussé d'un point rouge à la boutonnière, et toque de loutre ».


Les maîtres relieurs des siècles passés, Le Gascon, Boyet, Du Seuil, Padeloup, Derôme, Tellier, fraternisent avec leurs confrères du dix-neuvième, Simier, Bozérian, Thouvenin, Capé, Trautz-Bauzonnet, Thibaron, Chambole, Lortic, Cuzin, Marius-Michel et Mercier ; les vieux maroquins armoriés, les vélins blancs aux tons ivoirins se mêlent aux riches mosaïques modernes comme aux plus simples demi-toiles. Œuvres de tous les siècles, de tous les genres, de tous les formats, incunables et manuscrits, livres à figures sur bois, à gravures sur acier ou illustrés en couleurs, albums de caricatures, aquarelles et dessins originaux, tels sont les éléments qui forment la bibliothèque d'Eugène Paillet. C'est le triomphe de l'éclectisme.

Les livres, en somme, sont-ils donc faits pour être lus ? on en pourrait douter à voir la bibliothèque de certains amateurs de « dix-neuvièmes » ceux du dernier bateau s'entend. L'un d'eux me confiait un soir, avec une gravité pleine de conviction, que, lorsqu'il éprouvait l'envie de lire son exemplaire, sur Hollande, d'un France ou d'un Daudet, il tranchait, pour ne pas le déshonorer, le fil de chaque feuille, la déployait, la lisait et, une fois sa lecture faite, la replaçait bien soigneusement dans la couverture. L'envie de lire ne devait pas, je suppose, le démanger souvent.

Et puisque le bibliophile a bien voulu m’ouvrir toutes grandes ses vitrines, me permettant d’examiner et de palper à loisir ses chers livres, je vais profiter de cette bonne fortune pour vous en présenter ici quelques-uns :

A tout seigneur, tout honneur. C'est un petit manuscrit sur vélin, l'un des plus beaux connus en ce genre et dont l'exécution remonte aux dernières années du XVe ou aux premières du XVIe siècle. Ornées de trente-deux miniatures dont seize à pleine page, sans compter les bordures, ces Horae beatae Mariae Virginis, reliées en maroquin chagriné noir avec garnitures et fermoirs en argent, constituent un bijou des plus précieux ; elles ont passé déjà chez de célèbres amateurs, J.-J. Debure, Ambroise Firmin-Didot et de La Roche-Lacarelle. C'est à la vente de ce grand bibliophile, en 1888, que M. Paillet les a acquises et croyez bien que les confrères ne lui ont pas laissé cette petite merveille pour un morceau de pain.

J'aperçois Angola, 1751, deux parties in-12, en maroquin rouge de Padeloup, exemplaire de Pixérécourt ; la première édition d'Un Cas de rupture, d'Alexandre Dumas fils, avec portrait de l'auteur et quatre dessins originaux ; Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, 1796, 2 vol. in-8, sur papier vélin et avec les figures avant la lettre ; excessivement rare est ce petit in-douze intitulé Les Satyres bastardes et autres œuvres du cadet Angoulevent, publié en 1615 chez un libraire qui prit, pour la circonstance, le nom d'un bateleur en vogue à l'époque, Anthoine Estoc. Ces Satyres ne sont pas, comme l'indiquerait leur titre, l'œuvre d’Angoulevent, prince des Sots, mais bien, selon Nodier, « un recueil de pièces empruntées à une pléiade d'écrivains spirituels qui florissaient alors, tels que Régnier, Sigogne, Motin, Berthelot, d'Esternod, etc. »
L'exemplaire est relié en maroquin rouge, filets à froid, doublé de maroquin bleu par Bauzonnet et provient de la vente de la première bibliothèque du baron Pichon.

De la démonomanie des sorciers, 1582, in-4, aux premières armes de Jacques-Auguste de Thou, exemplaire du baron Pichon ; quatre éditions du Moyen de Parvenir, de Beroalde de Verville, dont celle que Brunet considère à tort comme la première, celle qui se joint à la collection des Elzevirs et celle qui porte « A Chinon » comme lieu de publication.

Des facéties de la fin du XVIe ou du commencement du XVIIe siècle, telles que le Banquet des chambrières fait aux estuves le jeudy gras, La Permission aux servantes de coucher avec leurs maîtres, Le Sermon des frappe cul nouveau et joyeulx, Sermon joyeulx pour advertir la nouvelle mariée, Sermon joyeux d'un ramoneur de cheminées, Discours d'un fiancé qui emprunta un pain sur la fournée à rabbatre sur le temps advenir, provenant presque toutes de la bibliothèque de Lignerolles.

Point de lendemain, de Vivant-Denon, édition illustrée, publiée par Rouquette en 1889, reliée par Ruban ; et un rarissime exemplaire, peut-être même unique, d'un Maistre Pierre Pathelin, petit in-4 gothique imprimé, dit Brunet, « avec les mêmes caractères que le Livre des Saints Anges, donné à Lyon, le 20 mai 1486, par Guillaume Le Roy, le plus ancien imprimeur de cette ville ». On ne peut toutefois préciser si cette farce portait à la fin un nom d'imprimeur et une date, car l'exemplaire était incomplet des deux derniers feuillets que l'un de ses possesseurs, M. Coppinger, a fait refaire à la main, d'après une autre édition. Il a passé ainsi dans les bibliothèques de MM. De Soleinne, Baudelocque et La Roche-Lacarelle ; il a figuré à la vente de ce bibliophile, en maroquin citron de Duru ; M. Paillet l'a fait habiller à nouveau par Cuzin en maroquin La Vallière, ornements à froid sur les plats, titre en argent.

L'Historia plantarum, d'Ant. Pinoeus, Lyon, 1561, in-16, ne présenterait qu'un assez mince intérêt sans sa curieuse reliure en veau fauve, aux armes de Louis du Lys, de la famille de Jeanne d'Arc. Ces armes (trois fleurs de lis posées 2 et 1) sont frappées sur chacun des plats dont le premier porte en lettres d'or : Lvdovicvs a Liliis et le second Lvtetice 26 Jvni Anno 1566 ; elles sont, en outre, répétées sur les tranches supérieure et inférieure, dorées et ciselées. Cet exemplaire provient du cabinet de M. Yéméniz,

Chez M. Paillet, l'Enfer est réduit à ses plus minimes proportions ; je ne vois, en effet, parmi les livres maudits, que les Ragionamenti di M. Pietro Aretino, 1660, in-8, avec La Puttana errante, en maroquin bleu, trois filets, de Niédrée ; La Pucelle d'Orléans, Genève, 1780, figures avec la lettre Book, attribuées à Marillier ; et le Parnasse satyrique du XIXe siècle, Rome, à l'enseigne des sept péchés capitaux, 3 vol. in-8, avec les frontispices de Rops en double état, maroquin brun janséniste de Cuzin.

Et c'est bien assez. (!!!)

Comme tout bibliophile, M. Paillet a naturellement son ex-libris ; il en a même trois différents : le premier, gravé sur cuivre, représente des livres rangés dans une bibliothèque Renaissance ; au-dessus des livres, est perché un oiseau de proie, chat-huant, chouette ou hibou ; dans le haut, cette jolie devise Mente libera et dans le bas : Eugène Paillet.



Le second consiste en une petite étiquette, imprimée en or sur papier dont la couleur varie suivant le livre auquel elle est destinée (rouge, vert, mordoré, bleu, etc.); dans le centre du cartouche, les balances de la Justice ; dans le haut, le même oiseau de proie, mais les ailes éployées et autour : Ex libris Eugène Paillet
.


Le plus récent, de forme ovale et allongée, est imprimé en or rouge sur papier quadrillé également de couleurs différentes, et porte cette inscription en caractère grecs : Ex βίβλίωυ Ευγεηε Παλλετ. Quant aux livres de la première bibliothèque aujourd'hui dispersés et dont la plupart ont passé en Amérique, ils ne portent d'autre marque de possession que la signature autographe d'Eugène Paillet apposée, dans chacun, sur un feuillet de garde.


Il y aurait pourtant bien à dire encore sur le collectionneur et sur sa collection mais si rapide que soit l'esquisse, elle suffira peut être à prouver aux jeunes amateurs que l'on peut, selon l'expression de mon ami Tourneux, « être à la fois le dévot de Molière et le fanatique de Victor Hugo » et qu'il n'y a aucune incompatibilité entre la passion du livre ancien et l'amour du livre moderne. C'est un grand bibliophile qui, prêchant d'exemple, nous donne ce safre enseignement. Sachons en profiter.

D’après Georges Vicaire, in La bibliothèque Eugène Paillet.

Les 3 ventes Eugène Paillet :

- Bibliothèque d'un bibliophile, 1865-1885. Lille, Danel, 1885, petit in-8, XVI + 149 pp + (1) f. Ce catalogue à été édité à 200 exemplaires tous numérotés sur vergé de Hollande. 1000 livres sont décrits.

- Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Eugène Paillet. Paris, Damascène Morgand, 1887, in-8 avec un portrait, 170 pages, tirage à 797 exemplaires numérotés, les exemplaires sont sur grand papier vélin d'Arches.

- La bibliothèque de feu M. Eugène Paillet (Président de la Société des Amis des Livres). Paris, Damascène Morgand, 1902, 2 vol. in-8. Je possède ces exemplaires sur grand papier vergé de Hollande, y-a-t-il eu des tirages sur d’autres papiers ?

Bonne journée,
Xavier

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