jeudi 20 août 2009

Le Bibliophile et les Insignifiants (suite). Pierre de Dampmartin réhabilité.


Détail du décor du dos de la reliure en vélin. Décors dorés (filets, fleurons).
Conservé dans sa reliure de l'époque (en cours de restauration).



Pierre de Dampmartin, vous connaissiez ? Moi, non. Un Insignifiant. Quoi que.

Avant d'avoir entre les mains cet imposant et majestueux in-folio relié en vélin doré, je n'avais jamais entendu parler de ce brave parpaillot gascon.

Ça commence bien ! quand je lis ce que dit Michaud dans sa biographie universelle à "DAMPMARTIN (Pierre)" (1ere édition, tome X, p 482)... Michaud voit double. Il cite deux DAMPMARTIN Pierre, un avec un "de" et l'autre sans. Et pourtant, si l'on en croit un article(1) récent de François Berriot, inséré dans un ouvrage intitulé "Spiritualités, hétérodoxies et imaginaires, études sur le Moyen Age et la Renaissance" (Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1994), ces deux Pierre Dampmartin ou de Dampmartin ne font qu'un. Passons, Michaud n'était pas infaillible et vue le peu de lignes que comportent ces deux mini-biographies, il y a fort a parier que Michaud s'est contenté de recopier quelque devancier pas mieux informé. Nous nous en tiendrons donc aux informations (les plus récentes) que nous livre M. Berriot dans son article.


Pierre de Dampmartin n'est pas à proprement parler un auteur, aujourd'hui on le taxerait plutôt d'homme politique ou d'animal politique, aux choix. Ni poète ni littérateur donc, pourtant il aimait à faire des vers de tout ce qui l'inspirait, même le plus trivial (voir ci-dessous).

Pierre de Dampmartin, né dans le XVIe siècle (on ne pourra être plus précis) et mort à une date inconnue (sans doute à l'extrême fin du XVIe siècle), était conseiller de François d'Alençon, frère du roi Henri III. On sait qu'il était gascon et déclaré de la religion réformée. Aussi maître des requêtes ordinaires du Duc et son négociateur aux Pays Bas et plus tard son procureur général. Une vie diplomatique et politique bien remplie !

On a de lui quelques écrits aujourd'hui oubliés, pourtant non dénués d'intérêt. Homme de son siècle et des mouvements violents de ce XVIe siècle agité, il donne en 1576 un texte engagé intitulé : "Amiable accusation et charitable excuse des maus et evenemens de France pour monstrer que la pais et réunion des subgets n'est moins nécessaire à l'Estat qu'elle est souhaitable à chacun en particulier." Publié à Paris chez Robert Le Mangnier (in-8 de 90 feuillets). Ce texte prône la réconciliation des citoyens et des classes sociales, au nom du "mutuel devoir" du Prince et de ses sujets. Seule la BNF et l'Arsenal semblent en posséder un exemplaire (CCfr).

Il donne également "Du bonheur de la cour et vraye félicité du monde" (Anvers, 1592). Ouvrage qui sera réédité par Charles Sorel à Paris en 1642, 1644, 1651, et par J. Godefroy à Liège en 1715, à la suite des Mémoires de Marguerite de Valois. Ce nombre important de rééditions dénotant bien le succès de cet ouvrage aujourd'hui oublié.

Ensuite, en 1599, "Les vies de cinquante personnes illustres avec l'entre deuz des tans" est publié à Montpellier. On en trouve quatre exemplaires au CCfr (Avignon, Grenoble, Montpellier, Aix-en-Provence). La Bnf ne le possède pas visiblement.

Mais l'ouvrage dont nous allons parler a été publié en 1585. Voici sa page de titre :


DE LA CONOISSANCE ET MERVEILLES DU MONDE ET DE L'HOMME.

Quel titre !

Dédié au roy très-chrestien Henry III, roy de France et de Pologne.

Publié à Paris chez Thomas Perier, rue St-Jacques, au Bellerophon. M. D. LXXXV. Avec privilège du Roy. (c'était la réponse à la question d'hier).

Cet in-folio de 6 feuillets non chiffrés (titre, gravure au verso, épître au roi, avis au lecteur, 1 feuillet de poésies, extrait du privilège) ; 141 feuillets chiffrés et 4 feuillets non chiffrés de table.

Quel bel ouvrage ! Avant même de le lire on sent qu'on va y trouver quelque bonne nourriture de l'âme !

Comme le précise M. Berriot, "cet ouvrage est rarement cité, alors que, de toute évidence, il est tellement caractéristique de la Renaissance finissante dans ses fréquentes références à Plutarque, et à bien des égards, dans ses analogies avec les Essais de Montaigne."

Ca y est ! le gros mot est lâché. Montaigne ! Les Essais !

La Conoissance a été achevé d'imprimer le 22 janvier 1585. Ronsard allait vivre jusqu'à la fin de cette année 1585 et Montaigne avait publié les deux premiers livres de ses Essais en 1580. Le troisième livre ne sera ajouté qu'en 1588. L'édition définitive sera donnée par Mademoiselle de Gournay en 1598.

Pierre de Dampmartin ne pouvait donc avoir eu conoissance (c'est le cas de le dire) que des deux premiers livres des Essais de Montaigne. Les a-t-il lu ? S'en est-il servi pour écrire des passages entiers de sa Conoissance et merveilles du monde et de l'homme ? Au contraire, s'il ignorait les Essais, l'ouvrage de de Dampmartin n'en prend que plus de valeur aux yeux des personnes qui pensent qu'on a pas toujours besoin d'un maître pour bien ou mal penser (ndlr : ça c'est pour mon professeur de philosophie au lycée qui essayait à grand peine de m'expliquer qu'on devait toujours citer en nombre de bons auteurs antiques dans les dissertations avant d'avancer ses propres idées, et ce alors seulement avec modération. Je n'ai jamais su faire, incorrigible que je suis, la sanction alors évidente...). Nous ne le saurons sans doute jamais !

Cet ouvrage a été rédigé en rassemblant des fragments déjà rédigés, au cours d'heures gagnées sur ses "ordinaires occupations" (feuillet 139). Je me permet de citer M. Berriot : "Il affirme, dans la Conoissance, rendre compte des conversations tenues par les conseillers du Duc d'Alençon entre Noël 1583 et juillet 1584 ; les deux premiers livres (Des merveilles du monde ; Des misères du monde) sont censés se dérouler chez le Duc en sa présence, les livres III et IV (la conoissance de soy mesme et naissance de l'homme ; La Recherche de nostre sentiment, passions et affections) se passant chez La Neufville, en l'absence de François d'Alençon. Le traité, qui aurait dû d'ailleurs comprendre trois autres livres sur "la raison", "la science" et "l'âme" (feuillets 137 et 139), ne s'adresse pas à des "scavans" mais à des grands ou à des hommes de la haute bourgeoisie, fonctionnaires de l'administration royale ; il se veut d'une part une sorte de témoignage montrant que, malgré "les vices et dépravations" engendrés par les drames de l'histoire, la vertu a bien été possible dans les tragiques dernières années du XVIe siècle (feuillet 141), et, d'autre part, une véritable théologie naturelle qui, observant le monde, se hausse : "jusques à trouver ce qui ne se void point et venir à la cause et source première de toute essence, matière et forme."

L'auteur connaissait le roi à qui il dédie l'ouvrage, mais également Michel de l'Hôpital, Joyeuse, Brisson, Pibrac dont il brosse un portrait attachant.

Il a visiblement accompagné le Duc d'Alençon dans ses dernières souffrances. il donne au lecteur des détails sur son agonie : vomissements, anorexie, escarres, épuisement, râle et dernier souffle. Le XVIe siècle n'avait pas de nos pudeurs. (François d'Alençon est mort dans sa vingt-neuvième année).

Ce qu'on retiendra de cet ouvrage : authenticité, volonté de simplicité, refus du pédantisme et indépendance respectueuse vis à vis de toute autorité.

Dampmartin promet d'ailleurs à son lecteur de toujours "user de mots français" à l'image "de ces grans esprits grecs et latins qui ont toujours communiqué à leur nation et en leur langue leurs conceptions et industrieux discours."

Détail du titre doré directement au dos de la reliure en vélin. Décors dorés (filets, fleurons).
Conservé dans sa reliure de l'époque (en cours de restauration).


Dampmartin dans sa Conoissance et merveilles du monde et de l'homme, condamne les faux savants, dénonce la vanité de la grammaire dont font encore profession des hommes mûrs, il brocarde Aristote ainsi que les scolastiques du Moyen Age pour leur idéalisme qui confine au "merveilleux", il accuse Platon, dont il admire la définition de l'âme, de s'être complu dans l'obscurité. L'humilité et la simplicité deviennent alors effort de la raison individuelle et goût de la liberté.

Libre, je n'ay donné mon jugement
A l'appétit d'autruy que la raison dément.

Énormément influencé par Plutarque dans tout le cours de l'ouvrage, il est déférent pour la traduction de Monsieur le Grand Ausmonier, Jacques Amyot.

Dampmartin, sans être médecin, disserte longuement de l'anatomie, de la génération., des maux divers du foie en passant par l'intestion. Influencé par Ambroise Paré et Paracelse en même temps, semble-t-il.

On trouve aussi des références à Jean Bodin et sa célèbre République et sa non moins célèbre Démonomanie (feuillet 122). L'auteur s'intéresse aux sorciers, magiciens, aux monstres.

On sent un vrai désir d'encyclopédisme chez cet érudit.

Mais c'est la pensée qu'il a sur lui-même qui fait surtout penser à Montaigne et à ses Essais. Cette introspection, cette auto-évaluation. Cet homme n'a pas d'orgueil car il sait qu'il est aimé non pour lui-même mais pour la faveur que lui accorde son prince. Il nous livre quelques réflexions sur sa propre mort et il est attentif aux multiples aspects de la souffrance d'autrui.

M. Berriot conclut : "De toute évidence la comparaison entre les Essais et la Conoissance s'impose lorsqu'il s'agit de l'observation incessante et lucide que Dammartin porte sur son propre être."

Quelle était l'attitude religieuse de Dampmartin ?

Il ne devait pas être "Déiste" comme il y en avait à la fin du XVIe siècle. "Dampmartin devait être un chrétien sincère, catholique libéral ou peut-être réformé modéré. Il y a chez Dampmartin des tendances rationalistes voire naturalistes dont l'esprit réformé s'accommode assez mal." C'est donc, d'après Berriot, un catholique assez nettement gallican.

Voici donc M. Pierre de Dampmartin tout juste réhabilité parmi les "petits penseurs" (ou même les grands... après tout) de la fin de la renaissance française. Découvert par hasard, au détour d'un livre. Il ne reste aujourd'hui plus rien de lui, aucune de ces belles phrases ne seront reprises pour citation à l'escole de nos enfans. Il ne sera pas même considéré des élites de notre temps. Mais est-ce le plus important ? La postérité nous guette tous ? Peut-être. Seulement n'est pas Montaigne qui veut. Tout un chacun ne peut donner des Essais à la ville et au monde.

A l'heure où l'on nous annonce une rentrée littéraire obèse et décadente, vouée à un oubli certain et salutaire, je dois bien me dire que je suis heureux , encore une fois, d'avoir eu sur mon chemin cet Insignifiant (excusez par avance ce biblioégocentrisme).

Je ne pouvais pas vous laisser ainsi, errer seuls dans la Bibliosphère surchauffée de cette fin d'août 2009, sans vous faire lire Pierre de Dampmartin en français dans le texte.

Voici donc quelques passages de l'ouvrage pour vous familiariser avec la langue et l'âme de l'auteur.


N'oubliez pas de cliquer sur les images pour les agrandir


Merci M. Pierre de Dampmartin,
et bonne route,

(1) Entre Plutarque et Montaigne : Pierre de Dampmartin dans sa Conoissance et merveilles du Monde et de l'Homme. Mélanges offerts à Robert Aulotte, Prose et prosateurs de la Renaissance, Paris, S.E.D.E.S., 1988.

Bonne soirée,
Bertrand

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